Une rentrée pas comme les autres, du primaire au Bac, vue par un enseignant d’histoire- géographie en lycée et une professeur(e) des écoles de Martigues, dans les Bouches-du-Rhône.
La rentrée scolaire, c’est ce que l’on appelle un « marronnier » en jargon journalistique (un événement récurrent qui revient à intervalle régulier)… mais la (triste) nouveauté de cette rentrée 2020, c’est que celle-ci s’effectue sur fond de Covid-19… et de réforme du Bac dont les élèves de terminale seront les cobayes. Rassurez-vous, vous ne trouverez pas ici de reportage pour vérifier qui porte bien le masque parmi les jeunes écervelés (si vous n’êtes pas convaincus que les jeunes sont forcément des écervelés, c’est que vous n’avez pas suivi les journaux télévisés cet été), mais plutôt ce qu’on appellera pudiquement des interrogations sur la politique du ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer.
« Cette rentrée, on la sent moyenne, pour ne pas être trop alarmiste » confie d’emblée Philippe Sénégas, enseignant en histoire-géographie au Lycée Jean Lurçat de Martigues et syndiqué à la FSU, « la situation est exceptionnelle, indépendamment des mesures liées au Covid, on aurait pu espérer des rallonges budgétaires, comme en Espagne, en Italie ou en Irlande et des classes à 20-22 élèves maximum ». On aura compris que ce ne sera pas le cas, comme on aura compris que l’Europe, c’est super pour nos gouvernants… sauf quand il s’agit de s’inspirer des bonnes pratiques de nos voisins. « L’Italie a consacré un milliard d’euros supplémentaire et 84 000 postes ont été créés en urgence pour assurer des classes allégées », souligne l’enseignant. En France, « la situation a empiré, avec une hausse du nombre d’élèves dans les collèges et les lycées : pour assurer un même taux d’encadrement, il aurait fallu un ratio supérieur à celui de l’an dernier », ajoute-t-il. Comment faire pour respecter un mètre de distanciation avec « 35 élèves en Seconde et 34 à 36 en Première ? ».
Contrairement au discours officiel, « une fois de plus, l’Éducation nationale n’est pas une priorité, déplore Philippe Sénégas, la dernière mesquinerie, c’est que nous n’aurons pas les masques pour les élèves, pourtant ils ont sorti le chéquier pour les entreprises, on demandait juste que les masques soient fournis comme dans les autres pays européens ».
Le port du masque sera exigé à l’intérieur et à l’extérieur (dans la cour) : l’enseignant craint que la situation devienne « chaotique car il y a pas mal de contradictions : en demi-pension où il y a un nombre record d’inscriptions, les élèves seront à quatre par table à quelques centimètres de distance ; il y aurait risque de contagion dans la cour et pas au réfectoire ? ». Difficile de manger avec un masque, on le comprend.
« L’année de tous les dangers »
Pour l’enseignant, le cocktail coronavirus-nouveau Bac (« la cerise sur le gâteau ») fait de cette rentrée 2020 « la pire jamais vécue ». Les élèves de Terminale « expérimenteront » le Bac nouvelle mouture cette année, avec notamment le « Grand Oral, la vitrine de la réforme Blanquer, présenté comme un grand exercice d’éloquence mais on ne sait pas dans quelle discipline ni le nombre d’heures qui seront allouées. Cela fait deux ans et demi que nous tirons la sonnette d’alarme » lâche-t-il, dépité, « le Grand Oral aura lieu en juin, on a quelques éléments mais le cadre final n’est pas connu ». Le tout fait de 2020-2021, « l’année de tous les dangers », d’autant plus qu’aucun dispositif n’est prévu pour les élèves « pas vus depuis six mois » qui ont décroché durant la période du confinement et de l’enseignement à distance. « On avait demandé des moyens supplémentaires pour leur remettre le pied à l’étrier, on attaque les nouveaux programmes en histoire-géographie comme si le programme de Première était acquis », souligne-t-il.
Comme d’autres, ce professeur expérimenté considère que ceux qui ont le plus décroché « sont globalement les élèves les plus fragiles socialement ». Et que malgré les difficultés qui s’annoncent, « il y avait quand même l’impatience de retrouver les élèves car la continuité pédagogique, c’est du bricolage, ça va tenir grâce à la volonté des profs et à leur capacité à s’adapter ».
Si le ministre évoque un « Grenelle de l’éducation », et a promis une revalorisation salariale, « notre analyse syndicale est qu’il faut plutôt y voir un « Ségur »1 », tempère Philippe Sénégas. Un « Ségur » comme pour le personnel infirmier qui bénéficiera d’une augmentation de 180 euros, mais payée en deux fois, et sans plan de recrutement ambitieux pour l’Hôpital public ? L’enseignant voit dans la politique globale du ministère « une démarche qui vise à diviser les personnels avec quelques carottes », l’objectif non dit étant « d’achever notre statut » (celui de fonctionnaire), de « recruter de nouveaux profs qui seront de plus en plus des contractuels ». À ce tableau noir (sans jeu de mots) mais cohérent s’ajoute la volonté d’aller vers « une politique d’autonomisation des établissements, avec des diplômes locaux et le renforcement des pouvoirs du chef d’établissement : on le voit à travers la question des protocoles ». Le militant du SNES-FSU (Syndicat national de l’enseignement secondaire) considère qu’Emmanuel Macron a « renforcé les prérogatives de Jean-Michel Blanquer : c’est un signal politique qui nous est donné ».
« Le ministre fait comme si de rien n’était »
Les « petits » des écoles maternelles et primaires, eux, n’ont pas l’obligation de porter le masque. Alors, une rentrée comme les autres avec en plus la joie pour les enfants de retrouver leurs copains ? Pas si sûr, si l’on en croit Valérie Zika-Dussol, professeur des écoles et syndiquée au SNU Ipp, (syndicat des enseignant-e-s du Primaire) : « On nous demande de faire passer l’évaluation nationale pour les CP-CE1 comme l’an dernier, alors qu’ils ont avant tout besoin d’une vie sociale. » À Martigues, quatre fermetures de classes ont lieu en cette rentrée. Résultat : « on se retrouve avec les cours doubles très chargés, et parfois des classes à trente élèves alors qu’on voit bien que certains auront besoin d’encore plus d’attention », souligne l’enseignante. Le tout avec une psychologue à mi-temps pour 28 écoles.
Quant à la question du (ou de la, c’est selon…) Covid-19, « il y a beaucoup d’improvisation » juge-t-elle, « on est en zone rouge et le Ministère a décidé de renvoyer les modalités de fonctionnement au niveau local, on aurait souhaité une conduite nationale plutôt qu’un traitement différent d’un département à l’autre ».
« L’innovation » a suscité moins de commentaires que la réforme du Bac mais le gouvernement a, semble-t-il, « profité » de la crise sanitaire pour pousser les feux de son dispositif « 2 S 2C ». Deux S pour Sport et Santé et deux C pour Culture et Civisme. Quatre disciplines qui pourraient bien quitter le giron de l’Éducation nationale pour rejoindre celui des collectivités locales, voire des associations ou des entreprises. « D’une part, on perd en polyvalence et d’autre part, on demande aux mairies de prendre en charge, il y a une volonté de nous recentrer sur les « fondamentaux » (les maths et le français) et selon les moyens des villes, il y aura des inégalités criantes sur le territoire. » : l’enseignante va jusqu’à parler d’« atteinte à notre éthique ».
L’analyse est proche chez Stéphane Bonnéry, chercheur en Sciences de l’éducation qui a participé à un ouvrage collectif sur L’Éducation aux temps du coronavirus 2 : « quand on lie ça avec la politique annoncée sur le distanciel, on voit ce qui se profile : un modèle où l’école publique est une sous-école qui assure le minimum, où les parents qui en veulent plus doivent soit aller vers le privé ou des ressources numériques payantes, soit demander à la mairie d’assurer ce qui manque ». 3
Chez Valérie Zika-Dussol domine l’impression de ne pas être entendue après le confinement qui a obligé les parents à s’improviser professeurs : « On a demandé l’étalement des programmes sur deux, voire trois ans, on n’a pas été suivis, le ministre continue à faire comme de rien n’était, alors qu’on ne peut pas démarrer le CP comme l’an dernier».
Au fond, l’école au temps du coronavirus, c’est peut être le tweet d’un certain « @1HommeAzerty » qui la résume le mieux : « Chez vous la rentrée ça sera en distanciel ou en présentiel ? Plutôt en démerdenciel »4.
Morgan G.
Illustration : La rentrée derrière les masques – Créé par shangarey / Freepik.com DR
Notes:
- Le nom de Ségur provient du lieu de la mission de concertation pour l’amélioration du secteur de la santé en France, au ministère du Travail situé rue de Ségur à Paris.
- À paraître le 10 septembre aux éditions « La Dispute »
- L’Humanité Dimanche, jeudi 27 août 2020
- Politis, n° 1616, du 27 août au 2 septembre 202020