BILLET :
Déconfinement, COVID-19, les Français malades de la peste
par Alice Beguet
Voilà où on en est, donc. Même plus coûteusement enduit de vernis pour faire avaler la pilule, le marche ou crève. D’un coup tranquillement passé dans la bouche de nos pitres de dirigeants à marche ET crève. Forcer les pauvres à aller bosser au prix de leur santé. COVID-19 chevillé à l’esprit, la peur au ventre de se faire infecter par/d’infecter la famille, les collègues, les inconnus, faut retourner au turbin. Reprendre comme avant. Reprendre pire qu’avant, le droit du travail en moins, au nom de le la sacro-sainte économie.
Mourir pour l’économie. Sera-t-il contaminé ? S’en remettra-t-il ? Y restera-t-il, par manque de masques/tests/respirateurs/places dans les hôpitaux ? La roulette russe est désormais bien visible, quoique toute aussi présente il y a un mois et demi encore et depuis plus de trente ans, le bruit du barillet camouflé sous les voix de l’autorité communicante. Planquée sous la carrosserie d’une voiture marquée de liberté de consommer, la balle du cinquante-cinquante qui file le pauvre destin, soigneusement grimée de divertissements bernaysiens pour mieux s’engouffrer dans les brèches du temps de cerveau disponible. Forcés d’aller user leurs corps et capital-vie pour avoir le droit de se nourrir, se loger, se soigner, privé de tout, de naissance dans un territoire savamment réparti par et pour les arbitres, pour mieux faire adhérer au jeu du « il-faut-gagner-sa-vie ». Rien de bien neuf sous le soleil du capitalisme, en somme, quoique les chances de survie soient maintenant divisées par trois.
Les muets au front
Il est temps de comptabiliser les futurs soldats inconnus, ceux qui n’avaient pourtant pas opté pour le champ de mines, maintenant sommés de se donner au combat. Combat pour la survie du plus aisé : alors, combien d’âmes tuées au service de l’économie ? Du tirailleur sénégalais au vétéran d’Indochine en passant désormais par l’ensemble du personnel soignant de France, des bâtisseurs de cathédrales jamais assez hautes pour l’égo surdimensionné du se.a.igneur à la femme de ménage au dos et rythmes alignés sur les courbes de l’économie, toujours fléchissantes malgré tous les efforts du monde. Combien de voix aussi imperceptibles qu’un rayon de soleil dans les profondeurs obscures de la caverne de Platon, tant la chape de béton brut coulée sur leurs bouches et leurs émotions depuis leurs premiers mots est massive ? Combien de cuisinier-e-s, d’ouvrier-e-s des usines chimiques, de salarié.e.s de grands groupes ou de PME aux patron.n.e.s sans scrupules et heureux comme un cheptel de cochons dans la merde de jouer de vies humaines à l’ultime jeu du « j’ai plus de fric que toi », forcés de vendre leur santé, d’écourter une vie uniquement ponctuée d’injonctions économiques martelées dans les corps et esprits ? Combien de mains salies de la crasse du tri de déchets pour des associations « caritatives » et des entreprises d’« insertion » employeurs de misère pour régler la misère, raflant les mises du public tandis que les fonds arrosent plus les hauts dirigeants soigneusement placés que la main-d’œuvre pauvre et souriante qui orne le papier glacé des projets véreusement montés ?
Ami, entends-tu les cris sourds du pays qu’on enchaîne ?
Elles sont nombreuses les voix, fantômes qu’on n’entendait guère, souffle dans le chaos sonore médiatique, bise légère et imperceptible dans la tempête d’aboiements de ceux qui ont appris à la placer haut et à se mettre devant. Mais de forteresse, par la magie du saint COVID-19, la maison opaque et inaccessible du peuple est passée à maison de verre, où tout est désormais limpide, rien n’est plus dissimulable. Ni les milliards manquants d’un hôpital public qu’une ribambelle de gouvernements pitoyables successifs a participé à affaiblir, ni ceux des écoles à qui on somme de rouvrir sans moyens, ni la réalité des conditions robotiques de travail des employés d’Amazon, ni les mensonges dangereux d’un président et de ses ministres déjà expérimentés lors de l’explosion de Lubrizol, ni l’incompétence généralisée installée par un système qui préfère s’entourer de médiocres au nom de sa seule survie que de la sagesse, de l’intelligence et de l’humanité, ciments de toute société saine. Ni même le sable coulant qui forme les fondations de l’Autorité de tous ceux qui se vantent de la faire.
Grippée, rouillée de la misère intellectuelle, viciée jusqu’au trognon, moisie par la possession et la gloire, voilà la société qui s’offre désormais clairement aux yeux de ceux qui la font fonctionner. Enfin dégrippée, elle, la caméra de la vindicte populaire s’est détournée du coupable pigmenté pour se tourner enfin vers le vrai coupable : spéculateur rétenteur de matériel médical vital, charogne rieuse d’une crise pour tondre la laine sur le dos d’employés et de clients qui n’ont que là où aller, et ironique mais heureux élu aux subventions faramineuses d’État, pendant que les citoyennes cousent les protections d’un personnel médical sidéré, éreinté, contaminé. Ici, le pouvoir n’aura semé que désordre et chaos, là où la société civile a su répondre à l’urgence, cousant les fils de solidarité d’une toile qui dépassera plus vite les gouvernants qu’ils ne le pensent. Alors, parce que non, nous ne serons pas les soldats d’une guerre de posture où seule la liberté des quelques privilégiés sera en jeu au détriment de la santé d’une majorité, parce que non, nous ne souhaitons ni contaminer, ni être contaminés, ni ré-engorger les services de réanimation des hôpitaux dont la capacité n’a pas grandi en deux mois, ni être e-traqués ; parce que non, nous ne travaillerons pas sans l’ombre rassurante et protectrice du Code du Travail, ni sans les conditions sanitaires requises pour nous prémunir du virus : le 11 mai, restons confinés !
A.Beguet
Ndlr : Le billet d’A.Beguet faisant explicitement référence à la fable de Jean de la Fontaine : « les animaux malades de la peste » nous avons pris la liberté de citer une partie de la morale de cette fable en exergue. Les images sont issues d’une illustration de Foujita, qui en a réalisé de nombreuses versions à l’encre et craies, crayons et mines de plomb avant d’en tirer une lithographie devenue célèbre.