Plus tard il faudrait expliquer qu’on ne nous avait pas enfermés pour mourir, mais pour vivre. Seulement voilà, au début on avait laissé planer le doute…


Dans ma chambre au début du Grand Confinement, j’avais cru que le temps s’était arrêté, que le temps ne passait plus, qu’il n’y avait plus de temps. Mais je m’étais dit aussi : d’habitude nous manquons de temps pour penser, pour réfléchir au monde qu’on voudrait, aujourd’hui, ce temps, nous l’avons. Je ne parle pas de celles et ceux qui sont sur le terrain, réquisitionnés pour sauver les autres, je parle de nous, nous qui sommes devenus les autres, ceux qui sont mis à la retraite, une retraite en pantoufles pour sauver le monde. Seulement, le monde avait tellement rétréci depuis la mondialisation qu’on ne pouvait plus vraiment parler de monde.

Et je me suis dit

Combien de temps encore devrons-nous assister à la défaite du monde ?

Mur du temps de Lydie Parisse*

Dans ma chambre au début du Grand Confinement, j’écrivais dans mon lit, coincée dans la chambre. Au salon il faisait froid, tout autour le monde s’effondrait, ça tombait bien. Dans le monde d’avant, je veux dire dans le monde d’avant le Grand Confinement, certains penseurs avaient écrit qu’on pouvait aujourd’hui se passer de la notion de monde, une notion devenue obsolète, qui rejoindrait bientôt la catégorie des impensés.

Et je me disais

S’il n’y a plus de monde, comment ferons-nous pour venir au monde. Pour être au monde ?

Dans ma chambre où j’écrivais au début du Grand Confinement, j’avais cru que le temps s’était arrêté, que le temps ne passait plus, qu’il n’y avait plus de temps, ça me donnait enfin un alibi pour écrire, je ferais vœu de clôture, tout simplement.

Et nous restions là, les assignés au travail à distance, les assignés à résidence, je ne parle pas de celles, de ceux, qui tous les jours ont peur de sortir pour aller nourrir ou sauver les autres. Et je pensais à nos Anciens, que cette réclusion forcée risquait de condamner pour toujours. Reverrai-je l’Italie ? demande à sa fille une dame de 95 ans qui devait fêter aujourd’hui son anniversaire à Venise. Reverrai-je un jour l’Italie, ma fille ?

Et je me disais

Avons-nous pensé que pour nos Anciens, la réclusion de quelques semaines, de quelques mois, c’est un acte grave, ce n’est pas les priver pour deux semaines, pour un mois, c’est les priver pour la fin des temps ?

Depuis ma chambre où j’écrivais au début du Grand Confinement, j’ignorais que dans son appartement, maman avait préparé sa valise. Se tenir prête pour l’hôpital, prendre sa température, ces nouveaux thermomètres on n’y comprend rien. Elle ne m’en avait rien dit, plus tard il faudrait expliquer qu’on ne nous avait pas enfermés pour mourir, mais pour vivre. Seulement voilà, au début on avait laissé planer le doute.

Et nous restions là, contraints à un changement d’échelle, contraints à une unité de temps et de lieu, contraints à habiter notre propre drame. Et je me disais que pour une durée indéfinie, nous échapperions au moins à l’hystérie du présent, celle du monde d’avant où on prônait sans cesse un présent claustrophobique, un présent idolâtrique dans lequel on voulait constamment nous enfermer. Tous en étaient obsédés. Sauf que personne ne sait ce que c’est, le présent.

Et je me disais

Comment être présents au présent ?

La situation actuelle mettait à mal les fabricants de fiction, la réalité avait dépassé toutes les fictions. On croyait vivre, on allait devoir survivre, parier sur l’essentiel à défaut de le connaître. Avant nous vivions dans un faux présent, un présent machinal, mécanique. Aujourd’hui, nous allions connaître le présent, le présent essentiel, avec ma mort partout, ma mort qui rôde.

Et nous restions là, condamnés au présent, un présent suspendu au jour le jour, entre un passé révolu et un avenir inconnu.

Et je me suis dit

Maintenant que nous avons quitté le temps, n’avons-nous pas tout notre temps ?

N’avons-nous pas tout notre temps pour tenter de l’habiter à nouveau ?

Depuis ma chambre pour la première fois depuis le Grand Confinement, j’ai appris que maman avait retrouvé le moral, je ne vois pas le temps passer, dit-elle. Elle classe ses recettes et ses notes, aujourd’hui elle est tombée sur la recette du bonheur.

Et je me suis dit

C’est vrai qu’on passe son temps à mourir et à renaître.

Dans ma chambre ce matin, j’ai été réveillée par le vent deux heures plus tôt que d’habitude

Le vent avait soufflé toute la nuit, il cognait aux portes, hurlait dans les interstices des baies vitrées, tentait d’ébranler les murs de la maison, vaisseau perdu dans la tempête, vaisseau immobile. Quand j’ai ouvert les volets, la chaîne de montagnes était devant moi, plus haute, plus blanche que jamais, d’une transparence à couper le souffle.

Et je me suis dit

La plupart du temps, ce qui est sous nos yeux nous ne le voyons pas.

Sous la fenêtre en bas, sur la terrasse carrelée, une chaise battue par la bourrasque, une chaise pliante en bois, je déteste les chaises pliantes, elles peuvent à tout moment se refermer sur vous. Mais cette chaise ne se replie pas, elle glisse, elle tremble, elle se déplace latéralement en crabe, sur une diagonale invisible. Elle semble hésiter, se fige, se dandine de droite à gauche, mais sans tomber. Avez-vous déjà vu une chaise ivre ?

Et je pense à ces mots de Gaston Bachelard

Il faut que toutes les valeurs tremblent, une valeur qui ne tremble pas est une valeur morte.

La chaise s’ébranle dans la bourrasque, « quelque chose suit son cours », diraient les personnages de Beckett dans Fin de partie. Sauf que pour nous la fin, est peut-être un début, un début dont nous ne savons rien.

Et nous restons là, face à ce qui se prépare, il nous faut être bien assis, tandis qu’on craint et on espère. Le vent continue d’envoyer de grandes claques à la chaise, elle oscille, ne sait plus sur quel pied danser, mais elle ne tombe pas, elle teste son centre de gravité, son centre de gravité intérieur.

Et je me dis

Cette chaise qui se déplace dans la bourrasque, va-t-elle passer le mur du temps ?

Lydie Parisse

 

* Mur du temps de Lydie Parisse. Ce mur, composé de réveils sans aiguilles, a été réalisé par Lydie Parisse en 2006, lors de la création de son texte « L’Encercleur » (Entretemps 2009), son premier texte, qu’elle a mis en scène. Ce mur est resté pendant plusieurs années au Théâtre des Beaux Arts, au centre de Montpellier. A cette époque, et pendant trois ans, la compagnie Via negativa assurait la programmation artistique du lieu. La vidéo a été réalisée par Emmanuel Valeur.

 


Derniers ouvrages parus : L’Opposante de la presqu’île (roman) : www.domens.fr Les voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain : librairie@classiques-garnier.com


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Lydie Parisse est écrivaine, metteuse en scène, plasticienne et maîtresse de conférences à l’université de Toulouse 2. Elle vit entre Toulouse et Sète. Depuis 2009, elle a publié à l’Entretemps et aux éditions Domens cinq pièces de théâtre et un roman qui vient de paraître, L’Opposante de la presqu’île, ainsi que cinq essais aux Classiques Garnier sur la littérature et l’écriture dramatique moderne et contemporaine (dont Beckett, Lagarce, Novarina), le dernier ayant pour titre Les Voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain. Sa recherche théorique et sa pratique artistique sont intimement liées. Depuis quelques années, elle s’intéresse aux chambres : un thème transversal qui s’invite dans ses textes, ses réalisations plastiques, ses spectacles. La question de la vie intérieure face à l’extrême, et d’un certain lexique tombé en désuétude pour la décrire, affecte sa recherche transdisciplinaire, qui s’intéresse notamment aux philosophies de la voie négative et à ses liens avec l’individu contemporain.