Le philosophie Lucien Sève vient de s’éteindre, victime du coronavirus. Il laisse une œuvre immense et exigeante qui mérite d’être mieux connue.
Lucien Sève n’était pas connu du « grand public ». Ni passages télé à répétition comme la cohorte des pseudo penseurs, ni invitations dans les radios, y compris celles dites « culturelles » où le débat trouve pourtant quelques interstices pour se faufiler. Celui qui fut un temps enseignant dans un lycée de Marseille n’a jamais fait de carrière universitaire. Il en concevait quelque amertume : « […] Je mesure ce dont on m’ a privé : un très profitable recouvrement de l’activité de recherche et de la vie professionnelle, une fructueuse collégialité du haut-savoir, par dessus-tout une réciprocité d’échanges avec des étudiants, et à travers eux, une opérativité tangible des apports personnels. » (1) Mais comme Lucien Sève maîtrisait l’art de la dialectique, il voyait aussi une chance dans ce qu’il considérait comme une forme de censure politique : « Je mesure en même temps […] une inappréciable liberté, celle de n’avoir jamais rien du à des grandeurs et misères d’établissement, à des directions instituées de recherche, à des configurations obligées du théorique » (2).
Ce grand amateur de pavés (ceux qu’il écrivait) est mort du coronavirus le 23 mars, à l’âge de 93 ans. Explorateur infatigable de l’oeuvre de Marx des décennies durant, mais aussi membre du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé de 1983 à 2000, il nourrissait encore des projets, même après la parution de son dernier et imposant ouvrage, intitulé sobrement Le communisme ? (3). Le point d’interrogation a ici autant d’importance que ce qui le précède.
Auteur d’une œuvre foisonnante, quoique méconnue (et parfois ardue), Lucien Sève laisse une somme inachevée, regroupée sous le titre générique Penser avec Marx aujourd’hui (4). Il y a peu, un tel intitulé aurait suscité sarcasmes et haussements d’épaules. Mais depuis quelques années, la référence à l’auteur du Capital a repris du poil de la barbe, sous l’influence des multiples crises qui traversent notre monde. Se pourrait-il qu’il ne soit pas le meilleur des mondes, justement, et que la « fin de l’histoire » n’ait pas été décrétée le jour de la chute du mur de Berlin ?
Marxisme et théorie de la personnalité
Face à ceux qui pensaient la référence à Marx définitivement disqualifiée après l’échec sanglant des pays de l’Est et du « socialisme réel », Lucien Sève n’a cessé de batailler contre les simplifications abusives et les lectures à courte vue. Celles, par exemple, selon lesquelles les pensées « marxiennes » étaient incapables de saisir la question de l’individu. Aux « marxistes » le collectif et « les masses » comme on disait jadis, aux « libéraux » l’individu et les droits de l’Homme ? Une belle fable en réalité. Marxisme et théorie de la personnalité (5), dès 1969, aurait du mettre la puce à l’oreille… En 1987, Lucien Sève et une équipe pluridisciplinaire réunissant philosophes, psychologue, psychanalyste, psychiatre, historien, sociologue, publiaient l’ouvrage Je. Sur l’individualité (6). Dès l’avant-propos, le philosophe y reprenait la phrase d’un certain… Karl Marx : « L’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel. » Comme un programme de recherches et d’interrogations. Et pourtant, il est vrai que pendant longtemps la recherche sur l’individualité n’allait pas de soi pour ce courant de pensée : « pour un « marxiste » de la bonne époque, toute digression à caractère autobiographique dans un travail théorico-politique était d’évidence à proscrire comme une totale inconvenance, indice de complaisance quasi obscène envers soi-même par quoi l’objectivité du savoir marxiste semblait dégradée en subjectivisme » (7).
Lucien Sève ne réservait pas le prestige du mot « biographie » aux personnages célèbres, à ceux que l’on appelle les « personnalités ». Car si certains, seulement, ont droit à ce qualificatif, est-ce à dire que le « commun des mortels » n’aurait pas de personnalité ? En tout cas pas au point de mériter d’être racontée (« ceux qui ne sont rien » pour reprendre une phrase tristement célèbre) alors que des sociologues ont inscrit, depuis longtemps les « récits de vie » à leur arsenal de techniques de recherches ?
Libéré de la doctrine
Au terme « marxisme », il préférait, dans les dernières années de sa vie, celui de « pensée-Marx » dans laquelle il voyait une forme d’ouverture, une « culture libérée de toute compulsion doctrinaire comme de tout fétichisme du label pour s’ouvrir au triple souci d’être plus authentiquement, plus inventivement, plus opératoirement marxienne » (8). Il ne s’agit pas d’une coquetterie de langage ou d’un art de « couper les cheveux en quatre » qui serait propre aux « intellectuels » mais de prendre acte de ce qu’il nommait « une optique révolue » (9).
À contre-courant, Lucien Sève le fut aussi sur un plan que l’on pourrait qualifier de plus directement politique : la fameuse question du « communisme ». Longtemps membre du PCF avant de le quitter en 2010 (avec d’autres adhérents classés parmi les « refondateurs », dont l’historien Roger Martelli), le philosophe considérait que « ce qui est mort sous le nom foncièrement frauduleux de « communisme », fin 1989 avec la chute du mur de Berlin, puis en 1991 avec l’effondrement de l’Union soviétique, n’avait en profondeur rien à voir avec le communisme en son authentique sens marxien » (10).
Contrairement à ce qui s’est passé à une époque dans ce parti, son départ s’est fait en quelque sorte « en douceur » et le philosophe n’a pas renoncé à l’idée communiste. Jugeant qu’il fallait « commencer par les fins », il était même sévère avec le schéma par étapes capitalisme-socialisme-communisme où le bonheur était toujours pour (après) demain. Pour Lucien Sève, même dans les sociétés modelées par le mode de production capitaliste, le « déjà-là » communiste était présent. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de se réclamer du « marxisme », ni du communisme (ce « concept-piège ») pour faire sienne une de ses phrases : « Notre vie des idées n’est pas tout à fait étrangère elle-même aux logiques de ce monde où l’on peut gagner cinq cent fois plus que l’autre, fût-ce pour une activité moins utile. Avec un tel monde, rien jamais ne me réconciliera » (11).
Morgan G.
Notes:
(1) et (2) Penser avec Marx aujourd’hui. Tome I : Marx et nous, La Dispute, 2004, pp. 260-261
(3) Le communisme ?, La Dispute, 2019
(4) Trois tomes, parus aux Éditions La Dispute
(5) Marxisme et théorie de la personnalité, Éditions sociales, 1969
(6) Je. Sur l’individualité, Messidor-Éditions sociales, 1987
(7) Penser avec Marx aujourd’hui. Tome II : « L’homme » ?, La Dispute, 2008, p.12
(8) Penser avec Marx aujourd’hui. Tome II : « L’homme » ? La Dispute, 2008, p.7
(9) Penser avec Marx aujourd’hui. Tome I : Marx et nous, La Dispute, 2004, p. 264
(10) L’Humanité, mardi 24 mars 2020
(11) Penser avec Marx aujourd’hui. Tome 1 : Marx et nous, La Dispute, 2004, p.257
