Dans une situation à tous égards particulière, il ne suffit pas d’une directive ministérielle. Les enseignant-e-s s’adaptent néanmoins, en assurant la continuité de la transmission des savoirs. Illustration avec deux professeurs de Martigues, dans les Bouches-du-Rhône.
Révélation : les enseignant-e-s travaillent encore !. La « continuité pédagogique », c’est une façon de répondre à une situation exceptionnelle, où, confinement oblige, ni les professeurs, ni les élèves, ne peuvent se rendre en classe. Personne ne niera la nécessité de ne pas laisser les élèves « en plan », surtout ceux qui préparent le Bac cette année. Et ce d’autant plus que certains moyens » modernes » permettent de maintenir un lien. Nous avons voulu savoir comment les enseignant-e-s vivent la chose, comment ils et elles s’ organisent, entre obligations professionnelles et enfants à la maison.
Car, deuxième révélation : les enseignant-e-s peuvent aussi avoir des enfants!. On pourra dire qu’ils sont les mieux lotis pour aider les enfants à faire leurs devoirs…Certes, mais « cela fait des journées bien remplies, je fais mes heures, mais à la maison » résume d’emblée Philippe, professeur d’histoire-géographie au Lycée Jean Lurçat. Pour tout dire, il évalue précisément ses heures de travail : » 34 heures la première semaine et 35 heures et demi la deuxième semaine, mais il y a aussi les heures de correction des copies et les vidéos qui prennent beaucoup de temps ». La vidéo plutôt que les cours par visio-conférence, c’est la solution trouvée par cet enseignant : « je ne me sens pas de dire à un gamin, « à 14 heures, il y a cours par visio-conférence », par contre en posant une vidéo sur « You Tube », il pourra la regarder dans un moment au calme. Avec les smartphones, les élèves ont tous plus ou moins accès à You Tube mais tous n’ont pas un abonnement, il faut être à l’affût d’une borne de connexion si on n’ a pas de connexion à la maison ». Avec d’autres professeurs d’histoire-géographie, il a mené une petite enquête auprès des élèves « pour voir combien ont accès au numérique, une centaine a participé et on a pu mesurer les inégalités, il y a à peu près 20% d’entre eux qui n’ont pas d’abonnement, pas d’ordinateur personnel ».
Un révélateur d’inégalités
La « continuité pédagogique » comme révélateur d’inégalités, c’est aussi ce qu’ analyse Stéphane Bonnery, professeur en Sciences de l’Education à l’Université Paris 8. « Le modèle de famille qui est dans la tête de nos gouvernants et qui est diffusé dans la presse est basé sur une famille où chaque enfant dispose d’une chambre individuelle, de son propre ordinateur, de parents disponibles pour accompagner les apprentissages et surtout du haut débit » souligne-t-il (1). Face à cette réalité des inégalités, Philippe avoue être confronté à » un dilemme : continuer à les « nourrir » les élèves pour garder le lien, pour qu’ils n’aient pas l’impression d’être en vacances et ne pas donner trop de travail non plus car ça creuse les inégalités ». Lors du dernier vendredi de classe « normal », cet enseignant a donné un « devoir maison » à faire à cinq classes. Résultat: quelques 180 copies adressées par mail à imprimer !
Chaque professeur met en oeuvre sa propre stratégie, en fonction des classes et des urgences, en donnant une forme de priorité à ceux qui sont le plus proches du Bac puisque « à ce jour il est maintenu », comme le rappelle Philippe. « Pour les Secondes et les Premières, je donne des exercices à un rythme très cool avec des questions qui portent sur le livre » précise-t-il. Sa collègue Barbara, professeur de Sciences économiques et sociales, a choisi de différencier les propositions entre les Secondes « où ma matière est secondaire avec seulement une heure par semaine » et les Premières qui ont quatre heures par semaine, pour lesquels elle organise « des classes virtuelles ». Compte tenu du contexte, c’est plutôt une réussite : « les élèves se sont assez bien connectés, j’en ai 20 sur 26 en moyenne ». Même « s’ils disent qu’ils préfèrent être en classe, qu’ils en ont marre d’être chez eux, comme tout le monde ». Elle aussi a du s’adapter : « ce n’est pas évident à gérer, pour moi c’est nouveau d’utiliser l’outil numérique, j’ ai du m’ y mettre, on nous incite à passer par les outils de l’Education nationale, l’Inspection et les proviseurs ont été bienveillants, ils nous ont donné les liens pour s’inscrire auprès du CNED » (Centre national d’enseignement à distance). Si elle avoue que « le plus dur est de corriger les copies renvoyées en ligne en raison des problèmes de saturation », le choix de ne pas pénaliser les élèves a été fait, les consignes du proviseur allant dans ce sens.
Il suffit d’écouter les « profs » évoquer les ressources mobilisées pour assurer cette fameuse « continuité pédagogique » pour comprendre que les propos de la porte-parole du gouvernement sur les enseignants « qui ne travaillent pas » mais auxquels « on ne peut pas demander de traverser la France pour aller cueillir des fraises » passent mal. « Essayer d’utiliser les nouvelles technologies dans cette période, c’est un boulot assez important, alors cela a été unanime dans notre entourage, on l’ a mal pris » confie Barbara. Maladresse ou pire encore? « Je pense que c’est une maladresse, quelque chose qu’elle a laissé échapper mais qui révèle une idéologie profonde ». Celle d’une forme de mépris pour les fonctionnaires malgré les trémolos dans la voix de certains lorsqu’ils parlent des soignants de l’Hôpital public.
Crise sanitaire et crises multiples
Le contexte est plus que délicat mais « le ministère n’ a pas repoussé les dates de Parcoursup » indique Stéphane Bonnery. « Pendant cette période cruciale lors de laquelle les lycéens vont indiquer leur motivation pour telle ou telle formation, motivations qui servent comme filtre de tri, ils ne seront pas dans les meilleures conditions pour être accompagnés. Pourquoi le ministère s’obstine sur Parcoursup qui est un outil d’élimination sociale ? C’est volontaire » explique-t-il sans ambages. Pour le chercheur en Sciences de l’Education, « le ministère instrumentalise la crise pour avancer toutes ses idées les plus néfastes au plus vite« .
En d’autres termes, il y a la crise due au coronavirus mais aussi la politique dans l’Education nationale qui a précédé. « Cela révèle un mensonge du gouvernement qui fait comme s’il était face à une crise qui vient de l’extérieur » souligne Stéphane Bonnery pour lequel « la continuité pédagogique suppose des enseignants installés dans le métier. Or la suppression massive de postes depuis des décennies, avec le recrutement de contractuels pour parer aux manques a des conséquences très concrètes ».
La crise sanitaire vient aujourd’hui jeter une lumière crue sur toutes les autres crises qui sont le résultat d’un aveuglement idéologique des gouvernements successifs, au moins depuis Nicolas Sarkozy pour ne pas remonter trop loin. « Militante de gauche et écologiste » comme elle se définit elle-même, Barbara pense qu’ « il faut se saisir de cette catastrophe pour réfléchir au changement climatique, à la place des services publics dont on se rend compte que ce n’est pas une dépense mais un investissement. Crises sanitaire, économique, sociale: pour nous le lien existe. J’espère qu’on ne renouvellera pas les erreurs de la crise de 2008 où on a dit « il faudra changer le système » avant de recommencer jusqu’ à la prochaine ».
Morgan G.
(1) Stéphane Bonnery: « La continuité pédagogique et les mensonges « . Consultable sur cafepedagogique.net/lexpresso
Voir aussi : Rubrique Education,