Entretien avec Sabine


Au quotidien sur rond-point, comme sur son lieu de travail ou dans les forums surchauffés de l’AdA (Assemblée des assemblées des Gilets jaunes de tout le pays début novembre), la Montpelliéraine Sabine est une figure de proue des convergences pour réussir une grève reconductible à partir du 5 décembre. Réflexion sur les objectifs, et les moyens.


 

Lors de l’AdA4, Assemblée des assemblées des Gilets jaunes de tout le pays début novembre à Montpellier, on a remarqué votre détermination de premier plan pour faire adopter l’appel, finalement national, des Gilets jaunes pour rejoindre activement les débrayages du 5 décembre, dans l’optique d’une grève illimitée. Mais comment vous présenter plus globalement ?

À l’AdA4, j’étais mandatée par l’assemblée du Rond-Point de Prés d’Arènes à Montpellier. J’avais également pris part à la précédente AdA à Montceau-les-Mines. Je suis institutrice spécialisée dans l’accompagnement d’enfants en situation difficile. Je suis non syndiquée. Jusqu’aux Gilets jaunes, je n’avais plus d’action militante particulière : en 2003, alors que nous étions engagée en grève illimitée, j’avais été écoeurée par la manipulation des directions syndicales, nous laissant tomber pour partir négocier.

J’ai été épatée par la ténacité et l’originalité du mouvement des Gilets jaunes. Je ne suis pas avec vous pour raconter ma vie. Mais il me semble que mon parcours dit quelque chose de très répandu et très significatif dans ce mouvement. C’est parti d’une seule histoire de taxe, puis ça n’a jamais cessé de s’approfondir politiquement, au sens de rechercher une transformation véritable de la société. Je portais ça en moi, mais comme tant d’autres je faisais le dos rond, et essayais de vivre mes valeurs dans mon métier qui consiste à oeuvrer au côté d’enfants en difficulté, contre la ségrégation, la précarité, la bureaucratie aveugle.

Et puis les Gilets jaunes m’ont permis de soulever tout cela. J’ai commencé dans les manifs à aller voir de quoi il s’agissait. Dans un cortège en décembre, j’ai entendu le chant infect « On est chez nous ! ». Et alors tout le monde a repris : « Suomo tutti antifascisti ». J’ai accroché. J’ai continué en AG à Odysseum, avec cette sensation d’un espace de dialogue libre mais structuré où on affronte vraiment les problèmes. Et j’en suis venue au rond-point, à Prés d’Arènes, sans gilet car je ne me voyais pas en uniforme.

L’accueil a été formidable, en termes humains. J’ai appris à parler en public. Je me suis aguerrie. J’ai pris des choses en charge. Et à ce même moment s’est développée la lutte contre la loi Blanquer dans mon secteur professionnel. Le lien s’est fait. Voyez : c’est un début très naturel de convergence. Associer les parents, les collègues, les Gilets jaunes. C’est tout un tricotage. Je vous parle d’expérience. Pas d’un truc planifié ou télécommandé. Approfondissement, en même temps que diversification. Articuler plusieurs fronts. Ce qui me touche, c’est ce mélange d’origines, de personnalités et de milieux très divers.

Tout cette logique évolue spontanément vers Convergence 34 qui cherche l’unité d’action avec les bases syndicales. J’incarnais cela. Ils m’ont sollicitée. Puis est survenue mon arrestation très violente sur le péage de Béziers et les menaces de chefs d’inculpation délirants. Chacun me connaissant comme incapable de la moindre violence, l’arbitraire de l’État est apparu à nu à beaucoup. Ça a noué encore plus de liens, et cristallisé les enjeux. Nous avons vraiment senti l’affolement de l’État devant cette situation : une simple institutrice, même pas syndiquée, mais Gilet jaune déterminée.

Tout est passionnant là-dedans. Mais je retiendrai avant tout le mélange, non cloisonné, et l’entêtement à se parler, dépasser les désaccords, trouver les objectifs communs. C’est tout le temps neuf. Des fois, un rond-point ça peut être rude. Et je vous assure, c’est de l’expérience.

 

Alors, pourquoi miser à ce point sur la grève du 5 décembre, qui ne vient pas des Gilets jaunes ?

Discutons-en ! Premier point : cette initiative vient de la base. Les cheminots, les agents de la RATP se sont rendu compte, le 13 septembre, de leur capacité à bloquer Paris, à établir un rapport de force. Ils ont remporté un succès. Deuxième point : les confédérations proposent la date du 5 décembre, avec la possibilité de grève reconductible, et pas d’une seule journée d’action. C’est une énorme différence. C’est l’idée de bloquer le pays qui refait son apparition. C’est notre seul moyen pour faire peur à ceux qui ne connaissent que la maximisation de la production et de leurs profits. Notre seul moyen pour faire reculer le gouvernement. Et si nous réussissons à le faire reculer, stratégiquement c’est énorme. Enfin, troisième point, c’est interprofessionnel, ça gagne tous les secteurs les uns après les autres ; et ça, sur le fond, c’est très Gilet jaune.

Ce 5 décembre rassemble les Gilets jaunes, la base accompagnée par le mouvement syndical qui a ses propres forces, mais aussi les secteurs qui se mettent en lutte de leur propre initiative, les urgences, les pompiers, les étudiants, etc. On n’attendait que ça. Tout seul, personne n’y arrivera. En même temps ce délai de trois mois ressemble à de la temporisation, de la crainte d’y aller. Mais on s’est dit que ça offrait aussi le temps de se préparer.

 

Croyez-vous vraiment que les Gilets jaunes peuvent influencer grandement un rapport de force, alors que la part de gens vraiment mobilisés a beaucoup baissé dans leurs rangs, et qu’ils restent très atomisés…

La puissance des Gilets jaunes ne s’évalue pas que dans le décompte du nombre de manifestants – d’ailleurs sauvagement réprimés. Ce qu’on voit déjà en train de se produire, c’est ce que les Gilets jaunes ont apporté : des mouvements radicaux, issus de la base, déterminés à ne plus se laisser faire. Relever la tête. Arrêter de faire le dos rond. C’est ce que j’ai vécu personnellement. Je suis convaincue que ça joue très profondément, intimement.

La caractéristique des Gilets jaunes n’est pas de se structurer de manière unifiée. Mais ils sont partout, notamment dans les entreprises. Le 5 décembre, je le prépare au rond-point. Mais je le prépare aussi, comme tant d’autres, en tant qu’enseignante. À Montpellier en juillet, au moment de restituer les copies du baccalauréat au Rectorat, on s’est séparés sur une victoire, tous ensemble avec des parents, des élèves, des syndiqués, des Gilets jaunes. On s’est séparés en ayant révélé le vrai visage de ce ministre, jusque là cité en modèle. Puis la rentrée a été dure, à se confronter aux effets directs de sa réforme. Et c’est là que la perspective du 5 décembre et l’exemple des Gilets jaunes qui ne lâchent pas deviennent mobilisateurs.

La tragique fin de Christine Renon, à Pantin, a été terrible mais entendue sur le fond : « réveillez-vous », « mobilisez-vous ». On remue les syndicats pour des réunions d’info. Ce cadre de fonctionnement permet de rassembler des personnels. Des motions sont votées. Plusieurs parlent de la grève illimitée. On repart tracter. On informe les parents. Voici longtemps qu’il n’y avait pas eu un travail de mobilisation autant en profondeur.

 

En février 2019, puis le 1er Mai, on avait déjà proclamé la convergence des Gilets jaunes et des syndicats, pour en fait assister au défilé habituel sur le Jeu de Paume, avec en prime des querelles sur la taille des banderoles et les prises de paroles.

Je pense que les Gilets jaunes n’étaient pas prêts. Et sans rien connaître des appareils dirigeants des syndicats, j’ai l’impression qu’il y avait énormément de préjugés et finalement de conceptions très divergentes, des deux côtés. Ici une large part des Gilets jaunes, de fibre anarchiste, cultive un rejet des instances syndicales. Mais à mon avis ils se trompent quand ils minorisent la valeur du militantisme syndical à la base qui continue d’entretenir des solidarités effectives. Et je suppose que pas mal de responsables syndicaux ne croient pas du tout que les Gilets jaunes amènent quelque chose d’intéressant.

Ces querelles sont stériles. La seule voie est de mettre le plus de forces pour faire reculer Macron. Ce serait une vraie victoire. Merci à lui : il nous fournit l’objectif des retraites qui concerne absolument tout le monde !

 

Est-on seulement sûr que le 5 décembre déborde, que cette date ne se ramène pas à une seule journée d’action interpro ?

Cela se travaille. J’ai été rencontrer des infirmières des blocs opératoires. Au début elles ne veulent rien savoir d’autres que leurs propres revendications sectorielles. Il faut les écouter. Il faut discuter. C’est un travail de fourmi. Peu à peu, on se rend bien compte que nous sommes tous dans la défense de nos biens communs, de la possibilité même d’effectuer correctement nos missions. Cette prise de conscience évitera qu’on reste chacun dans son coin, enfermé dans sa catégorie, son secteur, sa chapelle syndicale.

Mais soyons clair : la reconduction des débrayages ne pourra se décider qu’à la base, secteur par secteur. Aucun appel général incantatoire n’arrivera à mordre dans ce sens. Il faut forger cette détermination. Dès que c’est assez solide, on peut embrayer. Décider d’une grève illimitée, c’est grave. C’est du sérieux. Tous ne sont pas égaux pour l’assumer. Il y a des fragilités, des gens sans aucune protection, des isolés, des femmes seules. Tout peut compter : savoir organiser une cantine, se relayer pour la garde d’enfants, covoiturer, avoir les bonnes infos au bon moment, se coordonner pour bloquer, impliquer les non travailleurs, stimuler la présence des chômeurs, des retraités… Ne pas avoir peur de discuter avec les non grévistes. Bref, construire une grève militante, active, qui motive.

 

Recueilli par Gérard Mayen

 

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.