Deuxième Rencontres Déconomiques à Monoblet
N’ayant pas obtenu ce qu’on espère de la vie, ce que nous nous imaginons avoir besoin, ce que nous croyons être notre dû, nous pouvons ressentir intérieurement une forme de déshérence. Refuser l’idée et la notion qu’un minimum d’échanges entre humains soit nécessaire, notamment sur nos conditions matérielles ; un tabou français qui offre des autoroutes aux thèses libérales et capitalistes qu’orchestrent les économistes orthodoxes. Pourtant dans un lieu aussi improbable que les tribunes du stade de Monoblet, les deux invités des 2e Rencontres Déconomiques en Cévennes, Renaud Lambert et Sylvain Leder, nous ont offert une véritable occasion de dialogue pour ouvrir les perspectives d’une alternative.
L’occasion de réaffirmer ce que confirme la condamnation de Christine Lagarde dans l’affaire de l’arbitrage Tapie : en économie les plus déconnants ne sont pas ceux qu’on croit et les plus déconneurs sont parfaitement connus mais toujours relaxés. La tâche que s’était assignée les deux intervenants était à la fois limpide et complexe. Pour le dire vite, rien d’autre en somme que de comprendre notre destin collectif et de tenter d’infléchir sa funeste trajectoire. Face à une telle démonstration de volonté, la participation s’imposait, c’était péché de rester enfermé !
Dans ce petit village cévenole peuplé de quelques dizaines d’âmes, ils se sont assis face à nous. Pas pour ébaucher la mosaïque de constats et les mesures gouvernementales qui nous affligent quotidiennement mais pour évoquer des mécaniques. Expliquer par exemple comment une hausse des taux d’intérêt peut mettre le pouvoir à terre en un rien de temps. Faire comprendre aussi qu’il est possible de changer de système en prenant de vraies décisions politiques, ou réaliser que le pouvoir financier qui règne sur nos vies reste un géant aux pieds d’argile.
Nous n’étions pas moins d’une centaine de personnes expérimentées, moins bruyants et dociles que les supporters habituels, perchés dans les tribunes du stade tels des prisonniers qui aspirent à gagner la rue pour la prendre… Conscients de l’impérieuse nécessité d’agir face à un adversaire qui repousse toujours les limites du tolérable, nous savions que le match avait déjà commencé.
Pratiques sportives
C’est terrible d’attendre sans agir, mais en ce début d’été il semble que les français normaux (pas les 10% qui détiennent 50% du patrimoine) mettent progressivement fin à leur passivité, du moins en matière de pratiques sportives. Il suffit pour s’en convaincre d’observer le peloton de tête du Tour de France lorsqu’il aborde les ronds-points où le jaune des Gilets se rallie un instant au maillot du leader. De lire au milieu des publicités qui quadrillent le pays des banderoles où il est inscrit : « Le peuple pédale dans la misère ». C’était déjà le cas hier, ce qui a changé c’est que ce peuple veut désormais prendre son destin en main. Ici face au stade de Monoblet, comme pour le foot, on a parlé tactique. De stratégie il fut question pour partir en guerre contre les grands argentiers. La seule différence fut l’évocation furtive de têtes sur des piques faute de ballon rond.
La violence fait peur mais que faire face à une sortie comme celle de cet ancien ministre de l’éducation qui se dit philosophe et préconise de tirer (pas avec des balles de tennis) sur les manifestants pour s’en débarrasser une bonne fois pour toute. Redoutée ou subie pendant les périodes de crise, mais aussi de plus en plus utilisée comme outil de gouvernement, la peur fut, sous différentes formes, un enjeu majeur pendant la Révolution française et le demeure aujourd’hui.
Les Déconnomistes complices l’ont précisé, leur propos n’est pas prédictif. Il nous appartient de mettre en œuvre les conditions du changement mais les moyens doivent être radicaux. Pas de demi-mesure donc, nous voila tout ouïe aux conseils chimiques de notre ministre de la santé. En matière de lutte contre les marchés, l’homéopathie s’avère inutile, on ne rembourse que l’efficace. Parmi les solutions non graduelles ont trouve dans la boîte à outils concocté par Renaud Lambert, Sylvain Leder, Frédéric Lordon et d’autres : la suppression de la libre circulation des capitaux, la suppression du moratoire sur la dette, la réintroduction de la fiscalité progressive… Taper où ça fait mal, se saisir des portefeuilles pour trouver les moyens d’une politique qui crée de l’emploi dans les services publics et de la richesse sociale.
Au fur et à mesure que Renaud Lambert et Sylvain Leder dévoilaient les scénarios de lutte contre les marchés, l’inimaginable pointait et la distance infranchissable qui nous sépare d’un changement se réduisait. Les vertus du débat qui a suivi sont quant à elles venues à bout du sentiment d’échec de l’imagination commune. Certes les scénarios évoqués sont périlleux et incertains et nous invitent sur un chemin où nous ne sommes pas sûrs de l’aboutissement, mais en laissant notre destin dans la main invisible qui décide à notre place nous savons très bien où cela nous conduit.
Ce soir-là à Monoblet, nous étions tous ensembles attentifs à la diversité des points de vues avec la sensation que notre tribune était le prototype du reste du monde.
Jean-Marie Dinh
Sylvain Leder, titulaire d’un Master 2 en Épistémologie Économique, enseignant aux universités Paris I et Paris III, professeur de sciences économiques et sociales au Lycée Édgar Poe à Paris, collaborateur du Monde diplomatique. En 2018 « L’investisseur ne vote pas » ; en 2019 « Votre mort vaut de l’or ».
Renaud Lambert, rédacteur en chef adjoint du Monde Diplomatique, auteur avec Serge Halimi et Frédéric Lordon de « Économistes à gages » (Éditions Les Liens qui Libèrent), membre d’Attac France, co-scénariste de « Les nouveaux chiens de garde » de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat.