L’histoire de l’Algérie des XIXème et XXème siècles
La question de la citoyenneté dans l’Algérie indépendante
Daho Djerbal, maître de conférence à l’Université d’Alger et animateur infatigable de la revue indépendante Naqd, a accepté de proposer une analyse de la citoyenneté en Algérie en se plaçant du point de vue de ce que les historiens appellent « le temps long ». Le XIXème et le XXème siècles considérés comme une chronologie pertinente pour saisir les permanences, les évolutions et l’idée de cette « quête du droit citoyen » qui semble si évidente en ce printemps 2019.
1. Une Assemblée constituante née d’une crise
Les premiers jours, les premières semaines et même les premiers mois qui ont suivi la proclamation solennelle de l’indépendance ont été marqués par une grave série de crises internes à la direction de la révolution. Pour ne pas trop nous étendre sur les tenants et aboutissants de ces soubresauts accompagnant, somme toute, tout nouvel État dans ses premiers pas, nous nous contenterons de mettre en relief quelques aspects en relation avec la thématique générale de ce colloque.
On peut dire en résumé que la direction s’est divisée sur la question de l’autorité légale et du pouvoir légitime qui devait remettre solennellement les destinées du pays à ses mandataires dûment élus par une assemblée souveraine.
Le Gouvernement provisoire de la république algérienne créé en 1958 pour représenter l’État algérien en devenir éclate en plusieurs morceaux. Le premier groupe continue de défendre le principe de l’autorité du gouvernement provisoire et de sa primauté dont seule l’Assemblée constituante peut recevoir les effets. Le second groupe, constitué de représentants de l’état-major général de l’ALN installé aux frontières, estime pour sa part que le GPRA a dévié de la ligne qui avait été tracée par les instances de la révolution en cédant face aux Français lors des négociations d’Évian sur plusieurs aspects fondamentaux et non négociables touchant à l’unité du territoire et à la souveraineté nationale. Il rappelle le primat de l’armée de libération nationale comme digne représentante de la majorité de la nation (le peuple des campagnes). Le troisième groupe est représenté par d’anciens dirigeants de l’aile radicale du nationalisme indépendantiste, parmi lesquels des membres fondateurs du FLN. Ils considèrent que le pouvoir légitime et la primauté de commandement de la révolution devrait incomber au Bureau politique du FLN (fraîchement constitué par le congrès de Tripoli) seul dépositaire de la volonté du peuple tout entier.
Face à ces trois groupes se dressent les commandements des maquis de l’intérieur qui, eux aussi, se réclament de la représentation légitime de la nation en armes.
Enfin, l’Exécutif provisoire, installé par les accords d’Évian et constitué de représentants du gouvernement français, du GPRA, de l’ALN et des diverses communautés et confessions du pays, voit son mandat arriver à son terme et cherche à qui remettre les rênes du pouvoir exécutif.
Cette dernière instance dont la mission était purement et simplement d’assurer la transition vers des institutions souveraines et dûment représentatives se trouve face à une impasse. Pourtant, il faut administrer le pays, installer partout les représentants d’un pouvoir central à même d’éviter le chaos. Mais qui va nommer les préfets et sous-préfets, les commissaires de police et les commissaires aux comptes et lesquels ?
Pour Abderahmane Farès, président de l’Exécutif provisoire, la réponse ne pouvait venir que de Benyoucef Ben Khedda, président en titre du GPRA. Il ne savait pas que Ben Khedda avait quitté le congrès de Tripoli1 avant même que ce dernier ne clôture ses débats sur une résolution finale. Il avait de ce fait perdu toute attache avec quelque force politique que ce soit et avait d’ailleurs fait l’objet d’un procès verbal de carence voté par le CNRA de Tripoli2. Ben Khedda demande à son interlocuteur de s’en référer à Abdallah S. Ben Tobbal3 et à Saad Dahlab4. Ces derniers semblaient avoir d’autres soucis plus pressants et lui demandent de faire au mieux tout seul.
A. Farès résume parfaitement ce moment de flottement indescriptible
« En raison de cette dégradation de la situation intérieure les préfets assuraient très difficilement leurs fonctions. Ce que je craignais le plus arriva lorsque j’appris que Ben Bella était à Tlemcen. Mes collègues et moi étions placés devant un drame de conscience. À qui obéir ? Au G.P.R.A. moribond, au Bureau politique contesté ? Démissionner afin de placer tous nos dirigeants devant leurs responsabilités ? Tenir coûte que coûte dans l’intérêt supérieur du pays ? C’est ce qui fut arrêté à l’unanimité et m’amena à prendre seul mes responsabilités. Je décidai d’envoyer Khemisti à Tlemcen le 18 juillet 1962 avec mission de m’organiser une rencontre avec Ben Bella à Tlemcen ou à Alger »5.
À Tlemcen, un groupe compact se constitue autour de Ben Bella. Avec le colonel Boumediene, on retrouve Ferhat Abbas, représentant historique du courant libéral démocratique avec ses lieutenants et maîtres à penser Ahmed Boumendjel et Ahmed Francis (tous deux anciens membres de l’UDMA et anciens ministres du GPRA) ; Mohammed Khider, partisan de la primauté du parti ; le colonel Ouamrane (un des premiers insurgés d’avant même 1954, colonel de l’ALN et ministre du GPRA), et d’autres.
C’est cette coalition hétéroclite qui finit par l’emporter non sans avoir utilisé la force armée pour réduire les diverses oppositions. C’est donc à un groupe prenant le pouvoir par la force que le président de l’Exécutif provisoire va s’en remettre.
On engage dans la foulée les élections à l’Assemblée nationale constituante.
La composition des listes des candidats à l’élection de cette Assemblée était strictement contrôlée par le groupe dominant : une liste unique par département avait été constituée par le Bureau politique et les responsables militaires. La campagne électorale fut également organisée par eux.
Des membres de l’Exécutif provisoire qui figuraient sur les listes électorales ont été élus ; on y relève les noms de Roger Roth, vice-président de l’Exécutif, Jean Mannoni, délégué aux Finances, Charles Koenig, délégué aux Travaux publics, Mohammed Khemisti, directeur de cabinet, et Abderahmane Farès président.
La mention de ces noms et de cette composante que l’on va retrouver dans les bancs de l’Assemblée constituante laisse augurer l’engagement des dirigeants politiques de l’heure quant à une ouverture à une représentation de toutes les communautés et confessions du pays6.
« Après l’élection des membres du bureau de l’assemblée, et de Ferhat Abbas comme président de celle-ci, et après l’adoption par l’Assemblée le 26 septembre 1962 de la résolution fixant les modalités de désignation du chef de gouvernement, Ben Bella, seul candidat, fut élu par acclamation chef du gouvernement et donna lecture de son programme.
Après la constitution du gouvernement, eut lieu à Rocher Noir une réunion entre le président Ben Bella, les membres du gouvernement et ceux de l’Exécutif provisoire, au cours de laquelle chaque délégué remit au ministre compétent un rapport détaillé sur les problèmes relevant de son ministère. Moi-même, je remis au président Ben Bella toutes les archives de la présidence de l’Exécutif provisoire »7.
Ainsi se terminait la passation des pouvoirs de l’Exécutif provisoire à un gouvernement désigné par une assemblée élue sur liste unique.
Lors de la première réunion de l’Assemblée nationale constituante8 il y eut une passe d’armes entre Ferhat Abbas, président du bureau de l’Assemblée et Hocine Aït Ahmed9. Ce dernier intervient et pose une question préjudicielle qui soulève en fait toute la problématique du processus constitutionnel.
« Nous avons aujourd’hui la mission d’investir le premier gouvernement de la République démocratique et populaire. Il va de soi que les attributions de ce Gouvernement doivent être clairement définies et qu’il exercera ses pouvoirs sous le contrôle de cette Assemblée, dépositaire de la souveraineté nationale. Mais je me rends compte que, dans la déclaration du frère Ben Bella, président du Conseil, le mécanisme des rapports qui doivent régir l’autorité de l’Assemblée et du Gouvernement n’a pas été évoqué. Tout ce que je souhaite, c’est qu’à l’avenir, on puisse trouver le temps nécessaire pour préciser en droit et en fait les instruments nécessaires à l’établissement d’un équilibre dynamique entre la souveraineté populaire dont l’Assemblée est l’expression et l’Exécutif »10.
En fait, se profile en clair toute la nature du problème qui taraudera les juristes constitutionalistes sollicités par le régime en place pour formaliser dans un ensemble de dispositions législatives ce renversement du rapport entre l’autorité souveraine du peuple citoyen et celle de l’Exécutif. Une fois les limites du dispositif juridique atteintes, il ne reste plus que le recours à la force nue.
2. Le coup de force militaire comme facteur récurrent
Lors de la crise dite de l’été 1962, nous l’avons vu, Ben Bella et la direction de l’UDMA (F. Abbas, A. Francis, A. Boumendjel), des politiques donc, prennent fait et cause pour les membres de l’EMG (des militaires) contre les représentants du GPRA (instance dépositaire de l’autorité légale). Dans le bureau politique auto-proclamé du FLN, Hocine Aït Ahmed et Mohammed Boudiaf11 refusent de siéger. En août 1962, Khider prononce au nom du bureau politique du FLN une allocution dans laquelle il affirme que la reconversion de l’ALN présente un caractère d’urgence incontestable. L’instance dirigeante du FLN précise ses intentions en matière de séparation des pouvoirs et publie la liste des candidats aux élections à l’Assemblée algérienne, prévue pour le 2 septembre. Ses partisans du bureau politique manifestent au cri de « L’armée dans les casernes ». Les conseils des Wilayas III et IV des maquis de l’intérieur annoncent qu’ils resteront en place jusqu’à la constitution « d’un État algérien élu légalement »12.
Le 20 septembre, les troupes commandées par Boumediene font leur entrée à Alger. Une nouvelle liste de candidats à l’Assemblée nationale constituante est publiée, où ne figurent plus que les partisans d’un bureau politique expurgé. Boudiaf avec le PRS13 et Aït Ahmed avec le FFS14 entrent en dissidence.
La première tentative d’une élection législative pour former une assemblée constituante sur la base de listes de candidatures ouvertes et libres est donc réduite au silence par la force des armes.
Plus tard, en 1965 la tension sociale et politique, marquée par la montée en puissance d’un mouvement syndical auto-gestionnaire et socialisant et d’une opposition politique déterminée, amène le FLN à signer un accord avec le FFS qui ouvre la voie au multipartisme. C’est le 16 juin ; le 19, un coup d’État militaire met un terme à la seconde tentative de création d’un pôle décisionnel constitué par le pouvoir civil.
Une nouvelle fois, les vœux formulés par Aït Ahmed devant l’Assemblée nationale constituante en septembre 1962 pour une définition des instruments nécessaires à l’établissement d’un équilibre dynamique entre la souveraineté populaire et l’Exécutif sont écrasés par le recours au putsch militaire.
Il en ira de même en 1992.
« Nos frères ont eu recours aux armes après que se sont fermées les voies du travail politique. [… ]
Le recours à l’action armée est intervenu après l’interruption du processus électoral, la dissolution des assemblées communales et de Wilaya, la mise à l’écart de la présidence et son remplacement par le Haut Comité d’État ; est intervenu aussi après la dissolution du FIS par deux fois légitimé par les urnes… et bien sûr après l’accumulation des injustices dont la première (pour le pouvoir en place) est d’être sorti du droit depuis le début de l’indépendance »15.
Ces frères dont parle Kamel Guemazi16 sont regroupés dans plus d’une dizaine de groupes armés.
La même question posée en 1962 et 1965 sous des formes et dans des conditions socio-historiques différentes revient dans les années 1990. Souveraineté populaire ou Exécutif, pouvoir civil ou pouvoir militaire ?
3. Les limites du constitutionalisme
La Constitution de 1989 est adoptée à la suite d’une crise de régime sans précédent. Elle ouvre la voie au multipartisme et semble ainsi privilégier pour la première fois l’expression de la souveraineté populaire. Cependant, comme le fait remarquer El Hadi Chalabi, « le FLN n’a pas été privé de son pouvoir sur les appareils de l’État. La Constitution n’a pas non plus favorisé une réelle expression pluraliste malgré les apparences d’un multipartisme, sur la nature duquel les interrogations ne manquent guère. La Constitution a fonctionné jusque là avec une assemblée éloignée des qualités attachées à la souveraineté nationale, dans la mesure où elle reste le siège d’une souveraineté « partisane ». En s’abritant derrière les dispositions constitutionnelles, les appareils de l’État modulent leurs interventions et leur désengagement en fonction des intérêts de pouvoir. Cela annonce des signes de décomposition des structures, rendant illusoires la pratique et la garantie des libertés publiques. Dès lors, on retrouve un scénario connu avec le recours à l’état de siège, faisant de l’armée « le bouclier de la démocratie et des libertés », après avoir été celui de la « révolution et du socialisme ». Cela permet de situer la source et les détenteurs réels du pouvoir. Malgré les déclarations officielles et les artifices juridiques, l’armée conserve son rôle de force « régulatrice » déterminante »17.
Du fait de cette constitution, l’Assemblée approuve ou refuse le programme du gouvernement mais, le président de la République, donc le représentant de l’Exécutif, n’est pas lié par l’engagement de l’assemblée, donc l’expression de la souveraineté nationale, dans tel ou tel sens. Dès lors, l’Assemblée, si elle « élabore et vote la loi »18, elle le fait, non pas souverainement, mais sous pression constante de l’Exécutif19.
Conclusion
Des trois moments de l’histoire récente de l’Algérie indépendante, il ressort que la première tentative d’instauration d’un pouvoir civil s’était faite en 1962 sous la bannière d’une aile libérale et parlementariste du mouvement national. La seconde s’était accomplie sous la pression d’un mouvement de masse populaire acquis aux idées du socialisme auto-gestionnaire. Et la troisième, sous l’égide du social-islamisme.
Le fait troublant c’est que, depuis 1962, date de l’indépendance de l’Algérie, chaque fois qu’un mouvement de masse populaire est sur le point d’aboutir à une réforme constitutionnelle du régime en place visant à ramener le centre de décision vers les représentants de la société civile, un coup d’État militaire (souvent soutenu par une partie de la classe politique) vient mettre un terme provisoire au processus.
Il serait intéressant de s’interroger sur les raisons qui font que, dans la société, des forces continuent d’agir pour maintenir les Algériens dans la sujétion à un pouvoir despotique en empêchant à chaque fois l’émergence du peuple citoyen comme sujet de son propre droit.
Compte rendu réalisé par Jacques Choukroun
Historien, Cheville ouvrière de Regards sur le cinéma algérien
et gérant de la société de Distribution Les Films des Deux Rives
1 7 juin 1962
2 Pour les détails de ce PV de carence voir Mohamed Harbi, FLN : Mirage et réalités, Annexe V, Ré-Ed. ENAL-NAQD, Alger 1993
3 Ministre de l’intérieur en titre du GPRA, membre du conseil interministériel de la guerre.
4 Ministre des affaires étrangères
5 Abderahmane Farès, La cruelle vérité, Ed Plon, Paris 1982, p. 139
6 Pour le détail des noms des membres « élus » de cette assemblée constituante, voir Journal officiel de la république algérienne démocratique et populaire, 1ère année, N°3, lundi 1er octobre 1962
7 A. Farès, op.cit. p. 147
8 Elle eut lieu le 27 septembre 1962.
9 Ancien responsable de l’O.S., et un des dirigeants historiques de la révolution ; ancien vice-président du GPRA.
10 J.O.R.A.D.P., op. cit. (C’est nous qui soulignons)
11 Membre du CRUA, du comité des 6 et premier coordinateur élu du groupe qui déclenche la lutte armée en novembre 1954
12 idem
13 Parti de la révolution socialiste
14 Front des forces socialistes.
15* Universitaire algérien directeur de la revue Naqd
Kamel Guemazi, in Ech Chourouk El Arabi, n, 180, repris par Risalai el Allas, n, 84 du 24-30 octobre 1994.
16 Membre de la direction du FIS.
17 El Hadi Chalabi, La Constitution du 23 février entre dictature et démocratie, Revue Naqd, N°1, Alger, novembre 1991-janvier 1992
18 Art 92 al. 2,