On peut entendre qu’il vit l’humiliation au quotidien.
De celle qui comme ces poids lourds à l’arrêt affaissant la chaussée vétuste, pèse sur ses épaules et sur tout le territoire.


Appelons le « Celui qui regarde ». Il a 19 ans, n’a pas d’entourage familial sur lequel compter. Sa tante est en prison, sa sœur malade, le père absent, la mère apparemment aussi. Il est chômeur intérimaire, ce qui veut dire qu’il n’empochera pour ce mois d’hiver que 200 euros, faute de missions proposées par la fameuse « boîte à emplois ».


 

Il dit qu’il « sait » ou plutôt qu’il « est prêt » à tout faire. Il dit aussi qu’il s’y connait dans tous types de travaux, du balai à la serpillère, des tours de vis à la plomberie, la mécanique peut-être même la cuisine… Ici, il se débrouille depuis tout petit, il explique qu’il ne sait pas lire, ne fait pas de belles phrases, n’a pas fait long feu à l’école parce qu’« il n’avait pas les moyens de s’y coller »…

Chaque mois, il doit rembourser un prêt de 70 euros, ce qui l’empêche d’ailleurs de pouvoir en contracter un autre et d’éviter de plonger encore plus dans la spirale des dettes. Il a un loyer de 600 euros, des frais de chauffage bimensuels d’environ 50 euros, un portable fendu en deux, plutôt silencieux qui ne sert qu’à recevoir des sms ou à être appelé.

Autour de lui, à la sortie de Manosque, face à la longue chaîne des hautes-Alpes blanchie de neige au loin, un rond-point aménagé façon place de la République à la veille d’une révolution, ouvre sur une scène de guillotine en bois recréée pour le symbole. Un mannequin argenté, scintillant, aux fesses bombées est suspendu dans le vide. Un seul tour de corde dévoile tout à coup l’effroi affiché sur le visage propret d’un l’identifiable ex-jeune banquier devenu président, présenté nu aux portes de l’enfer.

 

 

au carrefour des colères-manosque-2018. H.B
au carrefour des colères-manosque-2018 H.B

Un peu plus loin, des tentes dressées, des banderoles plantées, des espaces de restauration, de discussions, de rencontres et de repos accueillent comme à la maison, les amis, les collègues, la famille… parfois les adversaires.

La longue avenue d’entrée de ville qui relie aussi à l’A51, est devenue en trois semaines une sorte de second domicile. Un laboratoire en friche où, comme quand on peste sur l’éphémère château de sable que la vague vient d’emporter, on fait l’inventaire des injustices, on énumère l’émiettement des services publics, l’irrévérence, les désillusions, l’usurpation politique, les malversations, les impôts volés, l’hypocrisie des grands décideurs, leurs voyages et dîners offerts par les contribuables. On parle aussi de ses propres fins de mois rudes, des difficultés de chacun, d’une Europe échouée, d’un présent irréversible, d’une force financière invincible, impunie qui continue à déployer sournoisement son rouleau compresseur.

 

Parfois on évoque les droits, la Résistance, les solides devises Républicaines avant l’effondrement, la colère voire l’insurrection.

Le lieu est devenu un des QG phares en France, le seul que les CRS n’ont pu déloger. Arrivés il y a quelques jours en nombre, ils auraient vite rebroussé chemin. Plusieurs centaines de lycéens solidaires avaient décidé à la même heure, de venir en renfort pour défiler solidaires, le long de la voie.

 

 

Ici, l’importante équipe de « ceux que plus rien ne retient », se distingue par un numéro octroyé à chaque membre entrant. Il sont déjà plus de 4600 à se relayer de nuit comme de jour.

Le regard et le verbe vifs, « Celui qui regarde » ne mâche aucun mot. Il dit que même la police en a marre de ses conditions de travail. D’ailleurs, ils se connaissent, se côtoient, s’échangent les infos, les données.

Lui ne voit que deux solutions pour s’en sortir. « Faire dans l’illicite », soit vendre de la drogue, se lancer dans la contrebande, etc. Ce dont il dit qu’il a horreur. Ou bien, solution « moins risquée » qui lui convient bien plus, depuis qu’il la pratique : « piquer les sacs des mamies »…

Il n’a pas dormi depuis plus de 48 heures, se calme après avoir vivement menacé, évoque le jour où une journaliste de BFM a été éconduite manu militari parce qu’elle a choisi de dire ce qu’elle veut et pas ce qu’elle voit.

Il ne croit peut-être même pas aux fruits de ce combat éprouvant.

Ce qu’il aime par dessus tout, c’est boire du coca et fumer des cigarettes qu’on lui offre. Avec son gilet jaune et sa lèvre fendue par un petit vent frais de décembre, il dit que si à l’âge de 25 ans, la situation ne change pas, il utilisera un révolver. Il en a un chez lui.

H.B
H.B
Journaliste de terrain, formée en linguiste, j'ai également étudié l'analyse du travail et l'économie sociale et solidaire. J'ai collaboré à différentes rédactions, recherches universitaires et travaillé dans divers domaines dont l'enseignement FLE. Ces multiples chemins ailleurs et ici, me donnent le goût de l'observation et me font aimer le monde, le langage des fleurs et ces mots d'André Chedid : «Cet apprentissage, cette humanité à laquelle on croit toujours».