Entretien avec le chercheur Baptiste Sellier, ses travaux portent sur l’administration des Palestiniens sous l’autorité israélienne. Il enseigne à l’EHESS et à l’Université Paris 8.


 

 

Lors de votre conférence*1, vous avez évoqué la notion de maintien de l’ordre qui ne se réduit pas, dites vous, aux seules opérations policière ou judiciaire…

En effet, d’un point de vue sociologique ou anthropologique, parler de maintien de l’ordre peut vouloir dire, parler de maintien de l’ordre socio-politique. Ce n’est pas exactement la même chose que les usages qui sont faits de cette notion qui renvoient généralement à la répression des troubles à l’ordre public par la police. En associant le maintien de l’ordre à la notion d’ordre social c’est-à-dire à un système, qui peut être un système politique, fait à la fois de représentation, de structures, d’administrations diverses mais qui forme un tout dans lequel les individus sont classés et hiérarchisés. Un systhème qui intègre, pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu des chaînes de visions et de divisions du monde social. Dans le cadre d’un état, on peut parler d’un ordre étatique, mais parler d’ordre social va même au-delà de l’État, cela comprend l’organisation d’une société, les représentations majoritaires qui la structurent. Donc étudier ou décrire le maintien de l’ordre social, suppose qu’on s’intérresse à la manière dont un systhème, à travers ses agents, organise ou tente de penser les structures sociales sans les remettre en cause. De ce fait quand on parle d’ordre social, on parle forcément de la nécessité de maintenir les choses, les éléments et cela concerne également les sujets, les individus dans des places déterminées afin qu’ils ne troublent pas les principes de cet espace social.

La notion de maintien de l’ordre pourrait-elle, dans ce sens, s’élargir au fait d’empêcher la revendication politique des populations ?

Effectivement le maintien de l’ordre social, peut s’articuler avec  le maintien de l’ordre socio-politique. On peut dire qu’une des dimensions que revêt cette expression signifie chercher un ensemble de moyens pour préserver les fondement et les principe de la structure sociale. On pourrait parler aussi du maintien de l’ordre établi.  Cest aussi une expression qui a été beaucoup utilisée. Avec pour idée principale qu’il peut y avoir des revendications ou certains comportements qui sont jugés menaçant pour la structure de cet ordre, donc des rapports de pouvoir qu’il implique et des intérêts qu’il établit. Bousculer l’ordre social ou le remettre en cause, peut avoir des implications politiques.

Interroger le pouvoir, souhaiter potentiellement le modifier, met en cause un certain nombre d’intérêts établis et de rapports de domination d’exploitation variés. Le maintien de l’ordre implique donc l’idée de préserver un certain nombre d’intérêts qui renvoient à une hiérarchisation sociale et au maintien des rapports de domination et d’infériorisation. Ce n’est pas systématiquement le cas, mais très souvent le maintien de l’ordre peut avoir pour objet de préserver des inégalités préexistantes contre leur remise en cause. Le maintien de l’ordre répondra dans cette acceptation à toute forme d’action visant à préserver les intérêts constitués.

Vous rattachez la politique d’Israël au maintien d’un ordre colonial inhérent aux principes fondateur de l’Etat hébreux…

Quand on parle de maintien de l’ordre, il faut parler aussi de construction de l’ordre. Dans certains de mes travaux, j’ai essayé de mettre les deux termes ensemble, construire et maintenir l’ordre social et socio-politique israélien. Que signifie maintenir un ordre qu’on a construit ? Cela peut paraître un peu complexe mais au bout du compte c’est assez simple à envisager. Le sionisme a eu besoin de construire un nouvel ordre qui ne pré-existait pas préalablement dans cette région du monde. On peut dire que le sionisme a bousculé l’ordre social en Palestine, et plus largement dans son espace régional du Levant, de l’Empire ottoman à l’époque et du monde arabe. Le sionisme est un des bousculements qui s’est opéré à l’époque du colonialisme européen ce n’était pas le seul. Mais c’était un projet particulier qui avait comme chacun sait sans doute pour objectif de fonder un foyer juif en Palestine. Ce nouvel état était destiné aux juifs du monde. Un état sur lequel les juifs pourraient exercer une souveraineté.

En quoi la présence palestinienne a-t-elle été perçue comme un obstacle à la construction et au maintien d’un État juif en Palestine ?

La question des modalités d’intégration et du consentement des Palestiniens à cet ordre a varié dans le temps. Mais l’idée générale était tout de même de construire un ordre qui soit en faveur et pour une domination qui serait une domination des citoyens juifs sur cet état. Les Palestiniens à l’intérieur de cette construction ne pouvaient être qu’une menace dans ce système de représentation et dans ce projet pour la création même de l’ordre social. Ainsi ils représentent une menace au moment de la création, mais ils représentent une menace par la suite pour son maintien également, parce que leur simple présence, leur simple existence met en cause le projet sioniste lui-même, puisqu’il incarne une légitimité concurrente, un vision du monde concurrente préexistante qui interroge même la nature du projet et quelque part l’invalide.

Il s’agit de mettre en place les conditions nécessaires à l’établissement d’un État juif en Palestine, ce qui suppose inévitablement la relégation des Palestiniens. Ainsi, le maintien de l’ordre constitue une préoccupation centrale pour les autorités israéliennes. Or, préserver cet ordre revient, à certains moments, à mettre en œuvre des politiques pouvant s’apparenter au processus de nettoyage ethnique à l’égard des Palestiniens. Cela implique également de les placer dans une position juridique et civique minorée, inférieure à celle des citoyens juifs. Créer les conditions nécessaires à l’établissement d’un État juif en Palestine, passe inévitablement par la relégation des Palestiniens. Donc dans un ordre constitué qui ne peut se constituer que dans la violence malheureusement.

Cela expliquerait-il la nature de cette résistance quasi ontogique2 des palestiniens ?

Cet ordre une fois constitué, se retrouve confronté néanmoins à la continuité de l’existence des Palestiniens et à leur résistance sous toutes les formes auxquelles ce terme peut renvoyer. Résistance ne signifie pas uniquement le fait de prendre les armes ou de manifester, mais tout simplement de continuer à vouloir être, à vouloir se persévérer dans son existence, sur ses terres et à continuer à vouloir y vivre. A y exercer aussi ses droits politiques notamment celle d’une vie ordinaire.

Le sionisme est venu bousculer la vie des Palestiniens qui n’ont jamais cessé de résister à leur colonisation. Et cette résistance a toujours rencontré de la part d’Israël, une volonté de les mettre le plus possible à l’écart. Cela a pris différents modes. Cela a pu être par le déplacement forcé hors des frontières de l’État comme la Nakba en 1948, mais on peut parler également de Nakba Al Mouamira, c’est-à-dire de Nakba continue, de catastrophe continue. Puisque le processus de mise à l’écart de cantonnement, de déplacements forcés, de réduction de la place des Palestiniens dans cette société est un processus continu qui est sans cesse réactivé à mesure que la résistance palestinienne, sous toutes ses formes, qu’elle soit consciente ou même matérielle, par le simple fait d’être ou de continuer à être. Pour le pouvoir israélien, c’est une menace sans cesse réincarnée appelant le besoin d’une politique gestionnaire de cet ordre. C’est c’est pour cela qu’il est important de penser la domination et l’administration coloniale israélienne comme une gestion d’un ordre colonial établi par le sionisme.

 

 

Baptiste Sellier conférence à St Laurent le Minier. Crédit photo altermidi

 

 

Est-ce que la colonisation de peuplement en Palestine repose selon vous sur un processus génocidaire?

Je pense qu’il importe de parler de processus génocidaire puisque ce concept forgé par Raphaël Lemkin en 1944, est notable dans le cadre du massacre de population à Gaza. C’est un terme qui est activement mobilisée non seulement par des militants, mais aussi en tant que catégorie juridique constituée. La convention sur la répression du crime de génocide date de 1948, donc au moment de la création de l’État d’Israël. Il me semble important de revenir sur ce que recouvre réellement ce terme. Dans son acceptation juridique, il renvoie à un évènement qui peut être daté et à des responsabilités qui peuvent être établies de manières précises en vue d’un jugement et éventuellement d’une incrimination des acteurs de ce génocide. Cela implique notamment, le déplacement forcé, le contrôle des naissances, l’enlèvement et le placement d’enfants dans d’autres familles, l’intentionnalité génocidaire, mais aussi la définition du génocide qui ne se réduit pas à l’extermination de masse, mais à la destruction physique, en totalité ou en partie, d’un groupe en vertu de son appartenance ethnique, culturelle ou raciale supposée.

Dans quelle mesure la notion juridique de génocide, définie de manière normative, peut-elle être élargie pour être comprise comme un objet d’étude pertinent pour les sciences sociales ?

La notion de génocide, telle qu’elle est définie juridiquement est édifiée avec une relation de cause à effet établie avec des responsabilités nominales d’individu, et des actes qualifiables établis précisément dans des séquences. Elle peut effectivement être élargie au-delà de ce cadre car cette définition n’englobe qu’une partie des phénomènes liés à la violence systématique et à l’extermination de groupes. Le concepts de « génocide culturel » par exemple qui souligne l’importance d’une approche plus large que celle du droit, n’a pas été retenu lors de la signature de la convention.

D’un point de vue sociologique, le génocide ne se limite pas seulement à un acte isolé ou à des événements définis avec des responsables identifiables. Il peut être perçu comme un processus plus complexe, découlant d’une dynamique sociale plus large. La notion de génocide peut alors être utilisée pour comprendre comment une société produit une dynamique génocidaire, influencée par sa structure sociale et sa conception de l’ordre social. Les recherches sur les génocides dans ce domaine montrent qu’il ne s’agit pas uniquement de juger des actes, mais aussi d’analyser les processus qui, à travers les structures sociales, politiques et économiques, conduisent à la déshumanisation et à la destruction d’un groupe.

Cela s’observe particulièrement dans les contextes coloniaux, où de nombreux chercheurs ont démontré que les entreprises coloniales étaient intrinsèquement génocidaires, non seulement en raison des massacres, mais aussi par la manière dont elles ont organisé et imposé une hiérarchie sociale et raciale qui a légitimé l’exclusion et l’extermination de certains peuples.

Au-delà de la dimension de résistance armée qu’en est-il de la de la résistance culturelle ?

La résistance culturelle est assez difficile à caractériser. Elle est polymorphe. Résister culturellement, cela renvoie à la place de la culture dans les processus génocidaires qui vise à la disparition d’un peuple en tant que tel, c’est-à-dire à le rendre inidentifiable. Effacer un peuple et le remplacer par un autre, ne passe pas forcément par l’extermination physique. Il s’agit de remplacer un ordre social préexistant par un autre ordre dans lequel ce peuple n’existe plus en tant que peuple. Il perd sa détermination autonome et il perd sa capacité à se définir.

Dans ce contexte la résistance par rapport au processus génocidaire, est contingente, elle est nécessairement présente face à un processus génocidaire. Et la résistance elle même, peut être un facteur aggravant d’une dynamique génocidaire, puisque les moyens employés vont être d’autant plus grands que la résistance est difficile à vaincre, qu’elle soit encore une fois armée ou matérielle, symbolique, ou culturelle.

Dans les colonisation de peuplement, on voit régulièrement un nouvel état colonial s’instaurer à la place des structures politico-sociales préexistantes. Pour pouvoir se mettre en place et se maintenir, il a besoin de mettre à bas les structures culturelles de la société et de les remplacer par les siennes. Cela a été beaucoup étudié dans le cas de l’Amérique latine. L’Amérique latine a été un grand terrain d’observation des processus coloniaux et des dynamiques génocidaires notamment concernant les dimensions culturelles.

Propos recueillis par Jean-Marie Dinh

Photo1. Baptiste Sellier Crédit photo altermidi

altermidi Mag#16 – Où en est le collectif  ? – 5€ – disponible en kiosque.

Lire aussi : Un village se mobilise pour faire vivre la culture palestinienne

Notes:

  1. Conférence donnée dans le cadre d’une journée de solidarité, d’histoire et de culture autour de la Palestine, samedi 27 septembre à Saint Laurent Le Minier (30)
  2. Résistance ontogique la nature même de l’existence, l’étude de l’Etre, n’existe pas pour les palestiniens occupés, parce qu’ils n’existent que par rapport à la population juive.
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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.