Rencontre avec Christèle Khodr
De Beyrouth à la scène européenne, la metteuse en scène libanaise Christèle Khodr explore le rôle vital de la scène en temps de guerre. Son art devient un moyen de résistance face à l’effondrement. Une façon de recréer du sens dans un contexte totalement imprévisible. Sa dernière création Silence, ça tourne est programmée du 6 au 8 novembre au Théâtre de la Vignette en ouverture de La 3e Biennale des Arts de la scène en méditerranée1.
Quelles furent les circonstances de votre première rencontre avec le théâtre
À l’école, à Beyrouth on découvre les pièces de théâtre quand on est petit. Le théâtre scolaire ouvre cette porte vers la découverte. C’est une expérience marquante, et puis il y a les professeurs d’arabe et de littérature qui éveillent notre goût pour cela. On commence à avancer, à aimer, jusqu’au jour où on décide de se former et d’en faire son métier. Ça, c’est une décision. Mais continuer, c’en est une autre. Dans mon contexte, c’est un combat à part entière.
Quand vous dites « dans mon contexte », vous parlez du contexte spécifique libanais ?
Oui je parle du Liban, bien que notre contexte peut se décliner dans d’autres cadres. En France, on a beaucoup lutté dans les années 60 et 70 pour défendre les services publics, et la culture en faisait partie. J’ai conscience qu’aujourd’hui, mes camarades français sont en train de perdre ces acquis. Et c’est très dangereux, je trouve. Parce que c’est ce qu’on vit au Liban, avec l’absence de services publics, et en particulier de théâtre public. Ce n’est pas juste désolant, on se retrouve totalement démunis. On perd la pratique et, peu à peu, on perd le métier, car on ne peut pas créer du théâtre tout seul. Quand je parle de mon contexte, je ne l’oppose pas à d’autres, il me permet de faire des liens. Parfois, on dit que la France est une société privilégiée, mais moi, je ne le pense pas. Parce qu’on oublie parfois que tout ça a été acquis grâce à des luttes. Aujourd’hui, les coupes budgétaires se succèdent comme si la culture était un luxe. Mais il n’en est rien.
Vous vous êtes formée en partie en Europe, et vous avez choisi de retourner au Liban, alors que l’exil était une option…Pourquoi ?
C’était nécessaire. Tout prend un autre sens quand je suis au Liban. Je m’y sens chez moi. Je me suis formée à l’Université Pratique Libanaise et à l’École du Mouvement à Bruxelles. Mais c’était impossible de rester en Europe, ça n’avait pas de sens. Aujourd’hui, je travaille plus à l’étranger qu’au Liban, je pourrais partir, mais je ne veux pas. Beyrouth est la ville qui me permet de subsister. Il m’est impossible de vivre ailleurs, malgré tout.
La subsistance que vous évoquez fait référence à quoi ?
Elle fait référence à l’endroit où j’ai grandi, aux lieux et aux personnes que je connais, à cette conscience collective. A ce que je sais, et ce que les gens autour de moi savent, et ce que d’autres, ailleurs, ne savent pas. C’est impossible pour moi, surtout avec ce qui se passe aujourd’hui en Palestine, de vivre dans une société où les gens sont indifférents. Au Liban, on continue, la vie ne s’arrête pas avec la guerre. J’ai besoin d’être entourée de gens avec qui je partage un engagement. Je ne parle pas de tous les Libanais, mais de mes camarades artistes, qu’ils soient dans le théâtre, le cinéma, l’art contemporain ou la musique, et aussi de ces personnes avec qui je partage un engagement, même à l’étranger. C’est cette conscience qui me fait subsister et qui explique que j’habite à Beyrouth.
Le Liban, un pays où toutes les structures se sont écroulées les unes après les autres, que ce soit sur le plan politique, économique, social ou culturel. Que signifie être artiste là-bas ?
Ça ne signifie plus grand-chose, en fait (rire). Ça a encore une signification pour nous, artistes, d’être là-bas et de continuer à travailler, mais cela ne signifie plus grand-chose vraiment. Parce que nous ne sommes pas entendus. Je crois que partout dans le monde, les artistes sont peu entendus. On pense avoir un pouvoir, mais en réalité, nous ne l’avons pas. Après la crise économique, et même avant, avec cette frénésie pour la consommation… Qu’est-ce que ça signifie aujourd’hui être médecin au Liban ? Je ne sais pas. Infirmière, je ne sais pas non plus. Cordonnier, tous ces métiers de l’artisanat ou ces professions pour lesquelles on se forme pendant longtemps, qu’en reste-t-il ? C’est comme un acte de résistance de rester au Liban, parce que c’est un pays qui a exporté toutes ses richesses humaines. Moi, je ne perds pas l’espoir, mais c’est vraiment très difficile d’être quoi que ce soit là-bas. Peut-être qu’être oligarque, cela signifie encore quelque chose.
Alors, vous travaillez pour qui et vous travaillez pour quoi ?
Quand j’écris, je travaille d’abord pour le public auquel je m’adresse, le public qui va au théâtre. Je n’ai pas honte de le dire, j’écris pour ceux qui viennent voir mes spectacles, avec qui je partage la même langue. Et comme je travaille de plus en plus à l’étranger, j’écris aussi pour ceux avec qui je partage le même imaginaire. J’espère qu’en jouant, je pourrai aussi accueillir des gens qui ne vont pas habituellement au théâtre et qu’ils reviendront voir des spectacles d’autres artistes. Et bien sûr, je travaille aussi pour moi, pour mon équipe.
Comment se compose le public qui va au théâtre au Liban ?
La plupart des gens qui vont au théâtre au Liban payent des billets très chers pour aller voir des vaudevilles de bas étage, des productions mainstream destinées à divertir une classe de la population qui ne manque de rien, dans une société où 85 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. À côté de cela, il y a une pratique alternative, minoritaire, comme le collectif Kahraba, qui travaille avec le jeune public, ou le collectif Zoukak, qui programme des jeunes et se concentre sur la transmission. Heureusement, nous sommes assez soudés, mais nous devons sans cesse renouveler notre public, car beaucoup de gens partent à l’étranger. Je les retrouve à Marseille ou à Bruxelles.

Vous venez de mettre en scène une pièce étudiante, Mère Courage de Bertolt Brecht. Pourquoi avoir choisi ce texte ?
J’aime beaucoup cette pièce. J’ai choisi la traduction d’Irène Bonnaud, qui est magnifique. Je voulais vraiment évoquer le trouble profond que la guerre produit. J’ai vu l’effet de la guerre sur des gens comme Mère Courage, ce que Brecht appelle « les petites gens ». Ayant grandi dans ce contexte, je tenais aussi à monter cette pièce avec des jeunes ici pour qui la guerre est un concept très abstrait.
Dans cette pièce Brecht nous dit que la guerre est infinie parce que certains en tirent profit et l’entretiennent en permanence. On pense à ce qui se passe dans votre pays…
Oui, mais pas seulement au Liban, dans le monde entier. Aujourd’hui, il y a un génocide qui se déroule sur les rives de la Méditerranée. Qui peut l’arrêter ? Personne. Il y a tellement de gens qui en profitent. Si on parle de la France et des bénéfices de l’industrie de l’armement, ou de la Suède, qui n’a pas connu la guerre depuis la guerre de Trente Ans et qui, proportionnellement à sa population, est le deuxième exportateur d’armes dans le monde, qui va l’arrêter ? Après l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, on était contents qu’Emmanuel Macron soit venu sur place dès le 6 août. Il est descendu dans la foule pour faire des promesses au peuple libanais 2. Deux jours plus tard, le 8 août, lorsque les Libanais sont descendus dans la rue pour demander l’ouverture d’une enquête, ils se sont fait tirer dessus avec des grenades de désencerclement françaises. Personne ne peut arrêter la guerre. Et personne ne va stopper ce qui se passe en Palestine, en Syrie, au Liban, ou ce qui s’est passé en Irak. Je parle à mon échelle, celle du Moyen-Orient, mais d’autres personnes en Centrafrique, en Afrique de l’Est, ou en Amérique latine, peuvent aussi témoigner de ce qui se passe sous leurs yeux. Comment l’humanité peut-elle continuer ainsi ? Pardon, je suis très fatiguée. J’ai des larmes. Ce n’est pas possible qu’on n’ait aucune empathie. Ce n’est pas possible. Parce que si la guerre s’arrête chez nous, elle recommencera ailleurs. C’est pour cela que ça avait beaucoup de sens pour moi de travailler tout le mois de juin avec des jeunes ici à Montpellier.
Pouvez-vous nous parler de votre prochaine pièce qui sera présentée dans le cadre de la Biennale des Arts de la Méditerranée en novembre ?
C’est une pièce sur le massacre qui a eu lieu en 1976 dans le camp palestinien de Tel al-Zaatar, à Beyrouth-Est. Après un siège du camp pendant trois mois, un grand massacre a été perpétré par les milices d’extrême-droite chrétiennes, les Phalangistes, en collaboration avec l’armée syrienne et une fraction de l’armée libanaise. J’ai monté ce spectacle à partir de l’histoire vraie d’une infirmière suédoise qui était venue dans ce camp en tant que volontaire. À l’époque, le Parti Communiste suédois envoyait des volontaires médicaux dans les camps. Elle est arrivée à Beyrouth en 1974 et elle y est restée parce qu’elle est tombée amoureuse d’un Palestinien qui n’était pas combattant. Pendant le siège du camp, elle a perdu son mari, le bébé qu’elle portait, et son bras. J’ai retrouvé une archive où on la voit en 1976, allongée sur un lit d’hôpital. Cette image est restée avec moi, et en 2022, je l’ai retrouvée. Elle s’appelle Eva. J’ai travaillé à partir de son histoire pour retracer ce qui s’est passé à l’époque.
Vous entremêlez dans vos créations l’approche intime et la dimension collective…
Oui, ce massacre est tu à la fois par le côté palestinien et le côté libanais. Maintenant, le camp est devenu un terrain vague. Il ne reste aucun signe qu’il y ait jamais eu des gens qui y aient vécu. J’essaie juste de comprendre. C’est pour cela que je vous ai dit que je travaille pour moi.
En 1976, un an après le début de la guerre civile, la détérioration des relations entre Palestiniens et Phalangistes chrétiens a alimenté le conflit. Quand est-il aujourd’hui, du rapport entre les différentes communautés ?
Au Liban, tout le monde se sent concerné et touché par ce qui se passe, que ce soit la communauté chiite, sunnite, chrétienne maronite ou orthodoxe, parce que nous savons très bien ce que c’est d’être bombardé par Israël. En ce qui concerne le Hezbollah, beaucoup de Libanais se sont opposés à leur entrée dans la guerre. Le résultat, c’est qu’ils sont considérablement affaiblis et que Gaza est détruit. Ils sont entrés dans la guerre pour des raisons qui les concernent. C’est un peu comme dans Mère Courage, s’il n’y a pas de guerre, le Hezbollah n’existe pas. Aujourd’hui, la fracture au Liban ne concerne pas les communautés, mais une minorité de gens extrêmement riches et une majorité très pauvre.
Comment apprégendez-vous l’avenir de la région et celui du peuple libanais?
La région est une poudrière, et je ne sais pas ce qui va se passer, que ce soit en Irak ou en Syrie. C’est rempli de miliciens armés. Il n’y a plus de société civile. Je suis heureuse d’avoir vu la chute de Bachar al-Assad de mon vivant. Et je souhaite le meilleur aux camarades syriens. Mais maintenant, nous avons Erdogan, qui voit la Syrie comme une extension de la Turquie. Ce qu’il n’a pas pu faire chez lui, il veut le faire ailleurs.
La situation au Liban est très imprévisible, on va probablement être acheté. Notre Premier ministre, élu pour un an et demi, était président de la Cour internationale de Justice à La Haye. Il a mis en place un cabinet. Je souhaite que l’enquête sur l’explosion du port aboutisse, pour que l’on puisse enfin se relever un peu et que les gens qui vivent au Liban puissent respirer. J’espère qu’il parviendra à éclaircir ce qui s’est passé.
Si je réfléchis sur ma vie… Nous n’avons pas pu améliorer la société comme nous l’avions rêvée. Je peux m’appuyer sur des petites satisfactions personnelles… Planter quelque chose qui pousse et que l’on est content de voir grandir, comme réussir à monter une pièce de théâtre. Mais sinon, c’est beaucoup de défaites, et j’ai du mal à envisager l’avenir. Dans Mère Courage, il m’était impossible de laisser Catherine battre le tambour seule3. Ce n’est pas possible pour moi aujourd’hui. J’ai besoin d’avoir un espoir, même par rapport à un geste désespéré. C’est ce que j’ai toujours fait. Je ne sais pas ce qui va advenir.
Propos recueillis par Jean-marie Dinh
Article publié dans altermidi mag#15
Lire aussi : Zoukak théâtre de Beyrouth. La représentation dans un champ de ruine –
Notes:
- Dans le cadre de la Biennale des Arts de la Mediterranée le spectacle « Silence ça tourne » est programmé à Sète à la Passerelle le 14 novembre
- « Je comprends votre colère, avait-il déclaré. Je ne suis pas là pour cautionner le régime, je suis là pour vous aider en tant que peuple, pour proposer un nouveau pacte politique. Vive le Liban ! »
- A la fin de la pièce, Catherine, la fille muette de Mère courage, monte sur le toit et se met à battre le tambour, ultime protestation désespérée pour prévenir la ville. Les soldats la tue.







