Que reste-t-il d’un pays après les guerres ? Et d’un homme qui a voulu tout effacer ? Avec Le Pays d’Arto, la réalisatrice franco-arménienne Tamara Stepanyan signe son premier long métrage de fiction, présenté en compétition au Cinemed 2025.
« Je voulais faire découvrir mon pays et mon histoire. C’est un film d’après-guerres sur les traumatismes, les fantômes, le deuil, la transmission, l’amour. J’ai repris l’écriture du film pendant la guerre, c’était un travail douloureux », confie la réalisatrice. Tamara Stepanyan signe avec Le Pays d’Arto son premier long métrage de fiction, sélectionné pour la compétition qui compte neuf films cette année.
Le Pays d’Arto, nous fait découvrir la situation en Arménie1 de l’intérieur dans un format différent que le cinéma documentaire ou d’animation arménien qui ont acquis une certaine réputation. L’écriture du film s’est étalée sur douze ans. Il s’inscrit dans un contexte de destruction qui a traversé le pays. Parallèlement, la réalisatrice a écrit trois autres films, dont le documentaire Mes fantômes arméniens, sorti cette année, qui est un voyage dans l’histoire du cinéma arménien et prend la forme d’un dialogue avec son père, l’acteur Vigen Stepanyan.
Dans Le Pays d’Arto, nous suivons Céline, interprété par Camille Cottin. Cette Française a de prime abord une mission précise : se rendre aux archives arméniennes, six mois après le suicide de son mari, pour consulter son acte de naissance, permettant à leurs enfants de prétendre à la nationalité arménienne. Elle découvre que son mari, Arto (joué par Hovnatan Avédikian) a changé de nom, effaçant une partie de son passé.

Débute alors une enquête au cours de laquelle elle apprend qu’Arto n’a pas réussi à dire qu’il avait fait la guerre, perdu ses camarades et déserté. Dès lors, le film prend la forme d’un road movie. Céline parcourt les paysages de ce pays qui lui était jusqu’alors inconnu, cherchant, à travers leur silence et leur beauté, à apprivoiser la mort de l’homme qu’elle croyait connaître. « Je voulais faire un film qui se situe entre réalité et mythe, à l’image d’Orphée et Eurydice. Céline a besoin de faire cette traversée », explique Tamara Stepanyan.
Son mari Arto apparaît dans le film sous forme de fantôme ; il représente l’indicible, la difficulté à parler des traumatismes. Cela renvoie à la propre histoire familiale de Tamara Stepanyan : « Ma grand-mère a toujours refusé de parler de la guerre, et mon père est mort trois mois après la guerre de 2020. La perte des territoires a été très dure à accepter. » Ce personnage est présenté comme un déserteur, mais apparaît plutôt comme un héros qui a failli mourir lors du tremblement de terre qui a emporté ses parents, puis pendant la guerre, qu’il n’a pas réussi à supporter malgré les années, et l’a finalement conduit au suicide.
Dans son périple, Céline rencontre de nombreux personnages arméniens dont les combats tissent autant de liens avec son mari. Un passage du film met en scène Céline dans des ruines, effrayée par sa rencontre avec un orphelin arménien qui essaie de la stopper comme s’il voulait lui faire entendre que ces ruines lui étaient interdites ou inaccessible. Symboliquement, cela pourrait être Arto qui s’incarne pour la dissuader d’aller plus loin car c’est son histoire, celle des Arméniens, de leur pays.
Céline incarne la conscience du spectateur candide. Elle doit entreprendre ce voyage et percevoir la réalité douloureuse de ce pays et de son peuple. Cette exploration lui fait revisiter sous un jour nouveau les vingt années partagées avec son mari. Cela lui permet aussi d’avoir les clés de réponses à donner à ses enfants lorsqu’ils l’interrogeront sur qui était leur père, tout en ramenant à leur terre les défunts et en leur rendant hommage.
La question de la filiation et de la mémoire est un fil conducteur du travail de Tamara Stepanyan. « Je n’ai pas envie d’oublier », dit-elle. Céline parle de « sauver les morts » et l’idée fait son chemin car il s’agit aussi de sauver les vivants. Dans cette quête, elle est guidée par la charismatique Arsiné (interprétée par Zar Amir Ebrahimi, que Tamara Stepanyan qualifie de « sœur d’exil iranienne ») qui porte aussi son père et sa patrie. Entre ces deux personnages se noue une réciprocité, un besoin mutuel de l’autre.
Le Pays d’Arto est un film qui a fait collaborer 60 techniciens et 40 acteurs arméniens, dont certains sont des stars locales. Des plans-séquences nous permettent de contempler la partie non touristique du pays et les histoires qui émergent des ruines.
L’usage de musiques arméniennes dans la bande son, notamment « Hascen Im Nuynn A », titre du rappeur Lyoka, nous transporte, dans une très belle scène à l’intérieur d’un bus, ponctuée de paroles fortes sur l’exil inhérent à ce peuple.
La réalisatrice met en scène plusieurs personnes amputées, témoignage de la douleur, de la réalité de la guerre, et de la résilience du peuple arménien. Ces membres fantômes hantent l’esprit des vivants. « Nous n’avons pas un discours uniforme, mais je pense que beaucoup considèrent que ce n’est pas fini, pas perdu, qu’il se passe toujours des choses en souterrain », précise-t-elle.
Le Pays d’Arto2 de Tamara Stepanyan porte une cause universelle, que nous pouvons mettre en regard avec la manière dont a été pensé le personnage de l’éleveur, incarné par Denis Lavant : « Je suis née en Arménie, j’ai vu l’effondrement de l’URSS, j’ai habité à Beyrouth, j’ai vécu les bombardements israéliens en 2006, maintenant je suis en France. Mais en Arménie, en Syrie, en Palestine, au Liban, ce sont des conflits très proches de moi. Le personnage de Denis Lavant représente toutes les guerres : il parle toutes les langues, il a les réponses ».
Sapho Dinh
Notes:
- Depuis l’effondrement de l’URSS, des affrontements ont lieu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans la région du Haut-Karabakh. En 2020, l’Azerbaïdjan lance une offensive majeure et l’Arménie perd ses territoires. Une nouvelle offensive en 2023 provoque la capitulation de l’Arménie et l’exode de 120 000 personnes. Ces conflits ont coûté la vie à 7 000 à 8 000 jeunes hommes. L’Arménie est aussi un pays sujet aux séismes. En 1988 notamment, dans la région de Spitak, un tremblement de terre de grande magnitude a fait environ 25 000 morts, des milliers de blessés et d’importants dégâts sur les infrastructures et les habitations.
- Produit et distribué par Pan, Le Pays d’Arto sortira en salles le 31 décembre en France et en Belgique. Le film sera projeté le 14 novembre à Marseille, à l’occasion du festival Films Femmes Méditerranée. Pour sa sortie en Arménie, il faudra attendre le Golden Apricot au mois de juillet.







