Et si ceux qui façonnent aujourd’hui nos opinions n’étaient ni élus, ni experts, ni journalistes, mais des créateurs de contenus suivis par des millions d’internautes ? En 2025, MrBeast touche plus de monde en une vidéo (plus de 408 millions d’abonnés en juin) qu’un président lors d’un discours officiel. Peut-on considérer que certains influenceurs (HugoDécrypte, Léna Situations, Tibo InShape…) ont une forme de pouvoir politique ?
Qu’est-ce que l’influence ?
L’influence1 façonne puissamment l’opinion publique, souvent en dehors des cadres traditionnels du débat démocratique. Les créateurs de contenus ont un impact sur les émotions, les goûts et les opinions des personnes.
La question de la personnalité est un critère de suivi ; l’influenceur apparaît souvent plus accessible qu’un journaliste, par exemple. Entre le créateur de contenu et son audience, la relation est pour ainsi dire exclusivement virtuelle (sauf événements particuliers de type stands de dédicaces ou invitations à la communauté à participer à des concepts IRL22, etc.). On peut citer l’événement 2022 qui avait battu le record d’audience sur Twitch en France (plus de 1 million de viewers) mais également réuni les communautés (avec 60 000 places vendues en moins d’une heure) : la course en Formule 4 du GP Explorer. Son organisateur, Squeezie, avait souligné le plaisir de compléter son métier par des événements IRL : « Je crois que sur place, on était tous très contents de se rassembler, créateurs et viewers, après trop longtemps à rester loin les uns des autres dans le virtuel. » Un autre aspect de l’influence s’illustre par le fait que le créateur s’adresse à toute sa communauté et, au cas par cas, à l’un de ses followers, notamment lorsqu’il répond directement à son tchat sur Twitch ou à un commentaire sur Instagram.
La communauté3 est la base du métier de l’influenceur. Elle lui offre du soutien, parfois moral, toujours financier, ainsi que de la visibilité et donc du crédit, puisque le monde attire le monde. Cependant, la relation est hiérarchisée puisque le créateur de contenu en pose le cadre : horaires, sujets, réponse ou ignorance, modération, bannissement. La communauté se retrouve facilement prise dans l’illusion de connaître l’influenceur, là où ce dernier ne montre que ce qu’il met en scène. Les sentiments personnels d’apprentissage ou de potentiel investissement émotionnel sont donc à sens unique.
Codes et mise en scène

Les représentants de certaines chaînes d’influences ont à cœur d’éviter les polémiques afin de toucher le plus de personnes possible. Aussi, ne pas adopter de positionnement politique devient pour certains une règle d’or.
L’influence est un système social structuré, avec ses propres codes. Pour les créateurs de contenus, il y a un difficile équilibre à trouver entre authenticité, rentabilité et visibilité. Ils sont dépendants des plateformes qui hébergent leurs contenus, des publicités et de leur communauté. Ils jonglent avec les placements de produits (idéalement sélectionnés) veillant à ne pas lasser leur audience — sous peine de désabonnements massifs. Ils doivent au moins stabiliser leur nombre de vues — et potentiellement de dons —, au mieux l’augmenter. Pour entrer dans les clous et être mis en avant par les plateformes, le type de propos et de formats (souvent courts, émotionnels, viraux et simples) n’est pas laissé au hasard.
Les influenceurs doivent être en capacité d’adapter leurs contenus et de se renouveler en fonction des tendances. Au même titre que beaucoup de médias, la question du buzz (même mauvais) apparaît souvent plus importante que l’information.
Libération, dérives et accès au savoir
Les influenceurs participent au monde numérique et peuvent alimenter les radicalisations et discriminations déjà présentes (rétrécissement et simplifications des débats à des idées binaires, contenu qui va dans le sens de nos propres opinions, théories du complot, trolls, violences, etc.), en partie dues à certains fonctionnements et à la protection par l’anonymat : fake news, deepfake (vidéo falsifiée), faux comptes, algorithmes, IA, etc.
L’influence favorise-t-elle l’adhésion plus que la réflexion ? Trouvons-nous de réels débats publics ou des séries de monologues simultanés ? Notons qu’une femme ayant de la visibilité se trouve d’autant plus exposée à la misogynie et au harcèlement.
Cependant, les influenceurs peuvent aussi jouer le rôle d’échappatoire aux réalités difficiles, ou de safe zone4. Moins sujets aux contrôles politiques que les médias, souvent simples citoyens ayant décidé de lancer une chaîne, les influenceurs peuvent profiter de l’effacement des frontières que l’espace numérique leur offre et jouir de libertés, d’une communauté constituée volontairement autour de passions communes, de rencontres et d’échanges parfois plus sincères que dans la vraie vie.

Les influenceurs permettent souvent un accès plus simple à des sujets complexes (sciences, politique, droit, écologie…). C’est le cas notamment du créateur de contenu Hank Green qui s’intéresse à l’aspect pédagogique : « L’éducation consiste à apprendre, à enseigner et à savoir, mais je pense que l’élément le plus important est d’inspirer la curiosité » (traduit de l’américain). Les influenceurs sont pour les jeunes (mais pas que) des passeurs de savoirs qui œuvrent pour la vulgarisation et, par extension, la démocratisation. En effet, les chaînes spécialisées fonctionnent mieux que les médias quand les sujets sont traités par des experts qui ont leur propre chaîne, plutôt que par des journalistes qui n’auront pas forcément le même degré de précision ou le langage adapté.
(Dés)Information ?
Les journalistes ont en revanche l’avantage de savoir traiter l’information, la sourcer et la protéger. Ils sont appelés à redéfinir leur champs d’action maintenant que l’influence s’est implantée notamment économiquement. En plein essor, le marketing d’influence séduit les lobbies, et les marques ce qui affecte le marché publicitaire des médias. Sur le terrain des contenus, les avis et les commentaires sont devenus des sources de débats et d’informations en soi. Le nombre de réactions donne du crédit à ces échanges publics et peut être un critère de distinction. Des chaînes sont également créées pour combattre la désinformation, à l’image de vrais médecins qui déconstruisent les mécanismes et argumentaires fake devenus viraux.
Une meilleure éducation aux médias, une régulation intelligente des plateformes et une responsabilisation des créateurs de contenus pourrait favoriser la vigilance et le libre examen pour distinguer l’information vérifiée de la désinformation et de la manipulation.
Des initiatives ont émergé dans ce sens. Depuis 2015 en France, le Centre pour l’éducation aux médias, intégré au système scolaire, organise des « Semaines de la presse ». Toutefois, leur déploiement traduit une disparité selon les régions et formation des enseignants. Depuis 2023, l’Agence France-Presse propose des formations éthiques et a lancé des cours sur la désinformation climatique et électorale.
La loi contre la manipulation de l’information, dite loi « fake news » s’attaque depuis 2018, à la diffusion des fausses nouvelles sur internet en imposant aux plateformes, de plus de 5 millions de visiteurs uniques par mois, des règles pour lutter contre la désinformation.
Avec le Digital services act (DSA) l’Union européenne, impose aux plateformes de détecter et/ou supprimer les contenus illégaux, d’expliquer leurs algorithmes et de publier des rapports. Quant aux créateurs de contenus, ils peuvent, depuis 2024, suivre sur la base du volontariat une formation, après que l’UNESCO a alerté que 2/3 des influenceurs ne fact-checkent5 pas leurs informations.
On peut cependant souligner le défi de l’application effective et de la sensibilisation de masse qu’il reste à relever. En effet, ces initiatives de régulation, d’éducation et de responsabilité individuelle ont une efficacité limitée face à la fragmentation des publics, la rapidité de diffusion et les intérêts économiques.
L’influence est devenue un vecteur incontournable de visibilité, d’opinion et de savoir. Elle a bousculé les codes traditionnels de l’information et de la communication. C’est un outil qui agit comme un miroir déformant de notre époque en révélant nos aspirations, nos doutes, nos colères et nos curiosités. Elle peut être levier d’émancipation ou d’aliénation, d’ouverture ou de fermeture. Au-delà de savoir si l’influence nuit ou nourrit le débat public, il serait opportun d’interroger notre capacité à en faire un espace de dialogue véritable à saisir collectivement, avec assez de lucidité et d’esprit critique.
Sapho Dinh
Photo 1 David Its Me, Walter Capdevila i, Albert Roig. Photo wikimédia commons
Article publié dans altermidi mag#15
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Notes:
- Un influenceur produit du contenu pour un grand nombre de personnes qui suivent ses réseaux sociaux et/ou la chaîne sur laquelle est déposé son contenu. Il y a une variété infinie de médiums et de concepts possibles que ce soit dans le divertissement ou l’information, la santé, la cuisine, le sport, le maquillage, l’art, etc.
- (“In Real Life”) indique que l’action évoquée doit se produire dans la réalité, et pas seulement en virtuel.
- Le terme de communauté désigne les abonnés qui suivent et interagissent avec l’influenceur.
- Safe zone : un lieu où chaque personne peut se réfugier si elle a été ou risque d’être victime d’injures, de harcèlement ou d’agressions à caractère sexuel, sexiste, raciste, homophobe, grossophobe, validiste, etc.
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