Une promenade où l’on poursuit la réflexion initiée par Plume de presse sur la relation entre journalisme et littérature et où l’on déniche quelques écrivains clairvoyants sur leur époque, pour conclure le cheminement dans le vaste panorama offert de la 40e Comédie du Livre.
« Nous entrons, seulement en apparence, dans le pire chaos. Pas seulement au Liban ou en Iran, également en Europe, c’est le chaos qui commence et qui se produit quand révolution et conservation sont bloquées, front contre front. C’est pourquoi le terrorisme est le grand sujet noir actuel. Alors dire que les terroristes sont simplement des ringards névrosés, stupides, incapables de faire cent mètres en auto sans accrocher un poteau et ainsi de suite, c’est le point de vue du boutiquier, et c’est le chaos lui-même », confit Jean-Patrick Manchette1 à François Guérif2 en juin 1980. En décembre de la même année il ajoutera dans la revue le cinématographe n° 63 : « C’est justement le terrorisme exercé par la marchandise sur les hommes qui me semble être la réalité contemporaine. On ne peut parler que de cette réalité, et du négatif qu’elle contient et tout le reste est de la littérature. »
On se tromperait en pensant que la littérature indiffère le journaliste dont le métier est de raconter des histoires en observant une société dont il guette l’écroulement. Il partage avec l’écrivain de roman noir le fait d’écrire et de publier en traquant les traces du mensonge et de la bêtise. Ses mises en doute, son goût pour la vérité et son désir de la partager avec le plus grand nombre lui imposent d’être poignant, parfois excentrique. Mais aussi sérieux tout en étant suffisamment déraisonnable pour ne pas craindre le chat qui pète (ChatGPT).
La catharsis qui nous réconforte
Merci donc au Festival Plume de presse à qui revient la brillante idée de fouiller pour trouver les ponts entre le monde de la presse, de la création littéraire et de l’enquête. On doit ce festival à l’équipe pluridisciplinaire de l’université Paul Valéry RIRRA21 qui développe des recherches inédites sur l’hybridation entre les différentes formes artistiques et littéraires. Pour cette édition, elle fait l’heureux choix de nous donner du noir à broyer. La programmation trouve sans encombre le connecteur logique pour passer de la liberté de ton de J-P Manchette à la célébration des 80 ans de la collection Série noire chez Gallimard. J-P Manchette a lu toute la Série Noire, surtout les classiques : Raymond Chandler, Dashiell Hammett, Charles Williams, Jim Thompson…
Pour l’actuelle directrice de la collection, Stéphanie Delestré, à Montpellier pour faire vivre ce fameux héritage, « le roman noir est une manière de raconter l’envers des choses de ce que raconte la presse. » Il est vrai que les bon.ne.s auteur.ice.s de roman noir ne sont pas des gens à qui l’on donne des consignes, dussent-ils déroger aux codes de bienséance enseignés dans les écoles de journalisme. Dans les polars on peut goûter par ailleurs à une verbosité redoutable dont tout lecteur peut tirer profit.
Quand l’histoire sombre s’engouffre dans un roman, elle allume parfois des lumières qui vous brûle les yeux. « Je suis l’Italie, je suis le fascisme, je suis le sens de la bataille, je suis le drame grandiose de l’histoire. » Ces paroles de Mussolini résonnent dans le fameux roman M, L’enfant du siècle d’Antonio Scurati qui met habilement en scène l’histoire du fascisme italien en donnant une brillante illustration de la puissance de la littérature.
« 28 juillet
Les bulldozers déblayent et rebouchent les tunnels.
L’attention se déplace sur l’objectif suivant.
Tal Afar doit tomber, le pilonnage commence.
Sur la rive ouest du Tigre, le fleuve recrache les morts
sous le soleil de plomb. »
En évitant la piteuse élite, on tombe par hasard sur Le Siège de Mossoul du Poète et performateur Félix Jousserand qui a suivi au quotidien, durant neuf mois, la progression des soldats dans Mossoul transformée en piège pour un million et demi d’habitants, jusqu’à son dantesque effondrement final. Un récit en conformation avec l’aveugle avancée de l’armée israélienne sur Gaza et le refoulé devenu presque ordinaire qui nous maintient dans un silence coupable. L’ouvrage est publié par les éditions Au Diable Vauvert à qui La comédie du Livre rend cette année un hommage bien mérité pour avoir su se maintenir en interaction permanence avec son époque, sans redouter les chemins de traverses.
Tromper l’ennui
De Flaubert à Mallarmé, la force de l’ennui trouve une place de choix dans la littérature française. Elle n’a d’égale que celle des écrivains plantés en rangs d’oignons devant leurs piles de livres. Comment ne pas succomber au charme désuet de cette contagieuse lassitude ? En parcourant les étales de nouveautés, on peut s’amuser à distinguer l’écrivain de l’auteur de livre, en observant les postures qu’affectionnent les artistes de la plume. Méfiez-vous de l’écrivain qui joue à l’écrivain. Si votre auteur.e favorit.e à qui vous demandez une dédicace ne vous sourit pas, tant pis. Suivez-le discrètement dans le salon. S’il croise la femme de ménage de Freida McFadden3 dans les allées royales du Peyrou et qu’il n’a rien à lui dire d’intéressant — comme savent si bien le faire les journalistes —, c’est plutôt bon signe.

Une autre façon d’éviter l’accablement est de faire le choix des valeurs sûrs, parmi lesquelles compte Mathias Énard, invité de marque de cette édition. On suit son œuvre et celle de Christophe Claro depuis l’époque de la revue Inculte qui s’est constituée par la suite en maison d’édition. Dans La perfection du Tir, le premier roman de M. Énard, il attaque par cette phrase : « Le plus important c’est le souffle. » Un souffle, dont il n’a pas manqué pour venir à bout de son roman Zone sur la guerre israélo-palestinienne, écrit en une seule phrase de près de 500 pages.
Les livres de Mathias Énard sont des amis de ma table de chevet. Mais en me plongeant dans Mélancolie des confins, son dernier roman, je confesse de premier abord quelques réticences à me laisser envahir par la mélancolie qui coule de ces lignes. Sortant d’une visite à une amie chère victime d’un accident cérébral, l’auteur transforme son spleen en promenade dans les rues de Berlin qui deviennent un parcours de mémoire. Sa brillante érudition demeure inaltérable, pensais-je en reposant le livre crépusculaire pour plonger dans le sommeil.
Mélancolie des confins à lire au bord de l’eau
Ce n’est que trois jours plus tard en rouvrant le livre que j’avais emporter à tout hasard au bord de la rivière, que je pus renouer avec la voie d’Énard. Comme si le courant défilant sous mes yeux avait entraîné une altération du temps me permettant de répondre à l’invitation de l’auteur. C’est alors que le héron qui figure en couverture du livre prit soudainement sens. Comme un signe pour partager le chemin du narrateur et ses découvertes à la fois tristes et enchanteresses.
« J’eus soudain la sensation, en grelottant dans la bruine aux abords de la gare de Beelitz, que seules la promenade et la marche convenaient à la littérature, comme le rêve, l’automne venu, aux insectes dont le dernier vol erratique de fleur mourante en fleur morte et le bourdonnement terminal rappellent pour nous, sautant par-dessus l’hiver le printemps qui viendra. »
L’eau qui coule, le vent du soir qui passe dans les arbres, comme l’errance dans laquelle nous entraîne Mathias Énard au fil de ses pas, nous conduit peut-être aux franges du monde, si on quitte son lit pour le lire.

Dans l’aéronef de Sarah Elena Müller
Direction la Suisse, avec Sarah Elena Müller qui s’intéresse à toutes les formes de langage : littérature, musique, réalité virtuelle, radio et performance. Elle n’est pas présente à Montpellier mais l’on peut trouver son premier roman L’enfant hors champ sur le stand des éditions Zoé mises à l’honneur cette année pour l’esprit transversal de la maison et la qualité du travail. Le plaisir d’ouvrir leurs livres atteste du soin qui est porté à leur fabrication.
Faut-il chercher à savoir si votre enfant vous ment lorsqu’il tente de vous faire passer sa réalité ?

« La télévision et les cassettes vidéo rendent les gens bêtes et tristes, la mère le disait souvent. Ça abîme les yeux. À force de les avoir rivé sur l’écran. Si l’enfant y tenait absolument, elle pouvait aller chez le voisin. Avec toute la technologie qu’il entassait chez lui, Egon avait de quoi ouvrir son propre studio de cinéma. De la production à la projection. Des médias par-ci des médias par-là. Mais Egon confondait le sens de l’imagination avec ses médias. Il prenait les images de l’extérieur et confondait ce procédé avec une idée intérieure. Il se confondait lui-même avec ses idées. Egon vivait dans un monde imaginaire. Les médias, les médias, pff. »
Il y a peu, nous nous sommes plongés dans le monde de l’enfance pour le dossier de notre dernier magazine, et nous avons chercher, sans vraiment y parvenir, à identifier les frontières protéiformes qui sépare notre monde adulte de celui de l’enfance. Ce premier roman de Sarah Elena Müller touche à ce qui est en jeu à cet endroit, aux temps qui s’inscrivent dans cet espace. Plaçant avec subtilité l’enfant au centre de son récit, elle nous renvoie au monde parallèle et créatif de l’hyper-présent et de la fulgurance. Autant qu’à l’aveuglement et au déni des adultes qui renoncent aux plaisirs terrestres.
« Nous essayons tous de préserver la clairvoyance morale que nous avions dans l’enfance », disait Russell Banks. Juste réflexion qui donne envie de parcourir la Comédie du Livre avec la fraîcheur de l’enfance, en se téléportant dans un aéronef pour voler toujours plus loin, là où les vents littéraires nous transportent…
Jean-Marie Dinh
Notes:
- Jean-Patrick Manchette, 1942-1995, est un écrivain français, auteur de romans policiers, critique littéraire et de cinéma, scénariste et dialoguiste de cinéma, et traducteur.
- François Guérif est un éditeur, directeur de collection littéraire et critique de cinéma français. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dans le cadre de ses différentes activités.
- Freida McFadden, écrivaine et médecin praticien américaine, est l’auteure sous ce pseudonyme de plusieurs best sellers, dont La femme de ménage.