Avant le week-end de Pâques un journaliste de Libération a contacté l’ UJFP pour avoir une interview directe avec notre correspondant Abu Amir, coordinateur de l’ Union Juive Française pour la Paix à Gaza, Abu Amir a accepté. C’était pour la préparation d’un 4 pages sur Gaza qui est sorti dans Libération le 25 Avril . Abu Amir a répondu très précisément et honnêtement à toutes les questions du journaliste ainsi qu’à une deuxième vague de questions plus personnelles. Il nous a semblé important de publier l’entièreté de son texte qui témoigne d’une grande qualité, à la fois descriptive, analytique et humaine. Réduites à une portion congrue dans l’article de Libération, ses réflexions richement développées méritent une lecture entière.
Cher Samuel,
Gaza est une plaie ouverte au cœur de ce monde aveugle. Il est donc juste de parler de Gaza avant de parler de moi-même.
Au cœur de l’obscurité qui s’étend sur la bande de Gaza, où la nuit ne prend jamais fin et où le jour n’apporte aucune promesse d’accalmie, nous écrivons ces mots… non pas pour nous lamenter, mais pour maintenir la vérité en vie, témoin d’une des pires tragédies que le monde contemporain ait connues. Gaza, ce morceau de terre assiégé au bord de la mer, brûle depuis plus de dix-sept mois dans une guerre impitoyable qui déchire tout : les êtres humains, les arbres, les pierres… et la dignité.
À Gaza, le jour ne commence pas avec le lever du soleil, mais avec le bruit d’un obus tombant sur un quartier endormi, avec les cris d’une mère cherchant ses enfants sous les décombres. Ici, les nuits ne passent pas paisiblement : elles sont secouées par les avions, déchirées par les explosions, transformant les rêves en poussière. À Gaza, nous ne comptons plus les jours comme les autres, nous comptons les missiles, les morts de ce matin, ceux dont les maisons se sont effondrées sur eux, ceux qui ont laissé leurs souvenirs dans des coins qui n’existent plus. À Gaza, nous ne vivons pas… nous résistons à la vie quand elle devient plus cruelle que la mort.
Un homme de Gaza
à suivre
Fuir la mort… pour aller vers la mort
Un déplacement sous les bombes, une fuite d’une mort certaine vers une autre, retardée… c’est le quotidien de centaines de milliers de familles. Les gens à Gaza ne fuient pas avec leurs bagages, mais avec leur mémoire, leurs enfants et leurs corps épuisés vers l’inconnu. Ils courent pieds nus sous les bombes, se cachent sous des murs qui ne protègent ni du froid ni du feu. Ils ne savent pas où aller… ils fuient, comme si la vie elle-même refusait de rester avec eux.
Le déplacement à Gaza n’est pas un voyage d’une maison à une autre, mais une traversée semée de terreur, menée sous le feu, sur des routes tachées de sang. Quand Israël émet des ordres d’évacuation, il n’y a ni temps pour réfléchir ni pour faire ses valises. On est jeté dans la rue avec sa famille, vers l’inconnu. Des centaines de milliers de familles ont fui à pied, ou au mieux sur des charrettes tirées par la tristesse. On passe d’une maison sûre à une tente glacée et terrifiante, d’un chemin miné à un camp de fortune où les nuits n’ont pas de sommeil.
Les camps de déplacés à Gaza ne sont pas de simples tentes. Ce sont des linceuls collectifs pour la dignité. Pas d’eau, pas d’électricité, pas de toilettes suffisantes, pas de nourriture. Les femmes s’assoient par terre, allaitent leurs enfants avec du lait desséché, les yeux pleins de honte et d’épuisement. Les enfants pleurent de faim, de peur, d’incompréhension : pourquoi toute cette souffrance ? Les malades et les personnes handicapées sont laissés sur les bords des routes, sans médicaments, sans soins, sans espoir. Tout est provisoire… et pourtant tout est devenu éternel.
Et dans cet enfer, des centaines de familles restent encore sous les décombres, on ne sait si elles sont mortes ou en attente. Leurs corps sont devenus la proie des chiens errants, faute pour les équipes de secours de pouvoir les atteindre à cause des tanks israéliens qui tuent quiconque s’approche. Tout est écrasé à Gaza : les âmes, les villes, les noms des familles… Rafah, Khan Younès, et le nord de la bande ont été effacés de la carte, comme des familles entières ont été effacées des registres civils. Il ne reste rien d’elles : ni enfant, ni mère, ni maison, même pas une pierre tombale.
Sous chaque maison détruite, il y a une famille qui n’a pas encore été enterrée. Des cadavres en décomposition dévorés par les animaux errants, faute d’intervention des secours. Depuis des semaines, des dizaines de familles sont toujours sous les ruines à Gaza, à Rafah et à Khan Younès. À Gaza, on ne fait pas d’enterrements… on oublie. Car les bombardements ne laissent même pas le temps de pleurer.
Rafah, la ville qui abritait plus d’un million de personnes, n’est plus qu’un tas de terre. Khan Younès, ville agricole chantée par l’Histoire, a disparu avec ses champs, ses maisons, ses mosquées, ses écoles. Le nord de la bande est devenu une terre brûlée où l’on ne distingue plus les rues des cimetières. Des quartiers entiers ont été rasés, des familles entières disparues des registres civils. Pas de témoins, pas de survivants, pas de traces.
Des hôpitaux sans vie
Les hôpitaux de Gaza ne sont plus des lieux de soins, mais des salles de mort collective. Pas de médicaments, pas d’instruments chirurgicaux, même pas de gaze. Les médecins pratiquent des opérations chirurgicales, des césariennes, des amputations… sans anesthésie. L’enfant mord une serviette sale, la femme hurle pendant qu’on l’ouvre, le patient s’évanouit en voyant le scalpel entrer dans son corps… et la seule chose qu’on peut lui dire est : « C’est tout ce que nous avons. »
Les patients souffrant d’insuffisance rénale, de cancer, de maladies cardiaques… meurent en silence, un par un. Non pas parce que la maladie a eu raison d’eux, mais parce qu’Israël a empêché l’entrée des traitements, interdit les voyages, contraint les malades à choisir : mourir… ou mourir. Des milliers de malades sont morts de faim, de malnutrition, de manque de médicaments. Certains sont morts aux portes des hôpitaux… simplement parce qu’ils ne pouvaient pas obtenir une injection.
Une politique de famine systématique
L’armée israélienne ne se contente pas de larguer des bombes : elle impose un siège étouffant, une famine méthodique qui frappe plus de deux millions de personnes. Les points de passage sont fermés depuis plus d’un mois, l’aide humanitaire est interrompue, les marchés sont vides – à l’exception de la détresse – et les rares commerces qui stockaient encore de la nourriture la revendent au marché noir à des prix exorbitants que personne ne peut payer. Un kilo de riz est devenu un rêve, une boîte de fèves un luxe, et la farine une monnaie rare. Les familles meurent de faim, et les repas autrefois distribués dans les centres alimentaires ont disparu, car l’armée a bloqué l’entrée des camions. La majorité de ces centres sont désormais fermés, laissant des milliers de petites bouches crier dans le vide.
La scène des files d’attente devant les centres de secours brise le cœur. Des visages épuisés, des corps amaigris, des regards remplis de honte à l’idée de devoir demander de l’aide. Des familles qui se tenaient un jour debout avec dignité attendent désormais un morceau de pain. Et ceux qui repartent les mains vides, repartent courbés, silencieux, brisés.
Après plus d’un mois de fermeture des passages, la faim s’est installée dans chaque foyer. Les gens se relaient autour d’un morceau de pain, autour d’un repas qui ne suffit même pas à nourrir un enfant. Devant les centres d’aide, on voit les files, on voit les visages brisés, les familles qui ne demandent qu’à apaiser leur faim… rien de plus.
Électricité et eau… absentes
À Gaza, les lumières ne s’éteignent pas le soir… elles se sont éteintes depuis le 7 octobre, pour une durée indéterminée. Pas d’électricité pour allumer une lampe, pas de courant pour sauver une vie en salle d’urgence, pas de lumière pour briser l’obscurité des maisons transformées en tombes silencieuses. La centrale électrique s’est arrêtée, les poteaux se sont effondrés, les câbles sont devenus des cendres noires posées sur les décombres. La ville, autrefois vibrante de vie, a perdu tout battement. Plus rien ne bouge… sauf la douleur.
Les hôpitaux, autrefois les derniers bastions de survie, ont vu leurs appareils s’éteindre. Pas de couveuses pour les prématurés, pas de respirateurs, même pas de lumière pour voir le visage d’un malade qui supplie de vivre. Les médecins travaillent comme s’ils tentaient de retenir du sable entre leurs doigts, essayant de sauver ce qui peut encore l’être… sans matériel, sans électricité, sans espoir. Certains pratiquent des opérations à la lumière d’un téléphone, d’autres ont vu leurs patients mourir lorsque le respirateur s’est arrêté soudainement, comme un cœur qui cesse de battre.
Et l’eau, c’est une autre histoire de soif prolongée. Plus de 80 % des foyers n’ont pas une seule goutte d’eau. Ce n’est pas parce que les puits sont à sec, mais parce que les générateurs se sont tus. Les robinets ne coulent plus, transformant les trottoirs en points d’attente, les yeux des enfants en jauges de gouttelettes. L’eau est tirée manuellement de puits lointains, transportée dans des bidons en plastique usés, ou tirée sur des charrettes à dos d’âne, traversant des routes détruites sous une chaleur impitoyable. Et cette eau – bien souvent – est polluée, impropre à la consommation, mais c’est tout ce qu’il reste de la vie.
À la maison, on recharge son téléphone s’il reste un vieux panneau solaire fissuré, ou à une borne de recharge improvisée dans la rue. Il faut parfois attendre des heures entières pour obtenir une charge suffisante à une minute d’appel. Quant à Internet, c’est devenu un luxe inaccessible. Les câbles ont été détruits, l’obscurité numérique règne. Ceux qui restent connectés le font depuis un café ayant échappé aux bombardements, ou depuis un point de signal vacillant au bord de la route, éteint par le soleil ou par l’absence d’électricité.
Aujourd’hui, Gaza n’est pas seulement sous les bombes. Elle est sous le siège total de la vie. Pas d’eau, pas d’électricité, pas de voix, pas de lumière. Une ville que l’armée israélienne a transformée en une immense prison à ciel ouvert… sans portes, sans fenêtres, uniquement des murs de fumée et des plafonds de cendre. Une ville qui résiste avec de l’eau polluée, des bougies et des souffles haletants. Et malgré tout cela, ses habitants se battent encore pour rester en vie… dans un combat quotidien contre l’impossible.
Même ton argent ne t’appartient plus
À Gaza, la souffrance ne se limite plus à la perte d’un logement ou à la coupure de l’électricité et de l’eau. Elle s’étend désormais jusqu’aux droits financiers les plus élémentaires : accéder à son propre argent. Aujourd’hui, l’argent dans les comptes bancaires ne signifie plus rien. Ce ne sont que des chiffres sur un écran, impuissants face à la faim et au besoin. Il est devenu impossible de retirer cet argent directement, car la majorité des agences bancaires ont cessé de fonctionner à cause de la guerre et de la destruction des infrastructures. L’accès à la liquidité est devenu un combat à part entière.
Les gens sont contraints de passer par ce qu’on appelle les « changeurs » – des intermédiaires non officiels qui prélèvent jusqu’à 30 % de commission sur le montant transféré. Ainsi, celui qui envoie 100 dollars depuis son compte bancaire ne reçoit que 70 dollars en espèces, après une déduction abusive sans aucun encadrement. Et bien que cet argent soit destiné à l’aide humanitaire ou aux besoins vitaux, il est épuisé avant même d’atteindre ceux qui en ont réellement besoin.
Quant à ceux qui pensent pouvoir éviter les intermédiaires en utilisant les applications bancaires pour faire leurs achats, ils tombent dans un piège tout aussi cruel, voire plus perfide. La plupart des commerces imposent une majoration de 30 % sur le prix réel du produit lorsqu’il est payé via une application bancaire. En d’autres termes, un article qui coûte 100 dollars revient à 130 dollars pour l’acheteur, sans autre option.
Les salaires des fonctionnaires, transférés numériquement depuis Ramallah ou par d’autres autorités officielles, sont bien crédités sur les comptes bancaires… mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont utilisables. Le fonctionnaire qui attend son salaire pour subvenir aux besoins de sa famille se retrouve victime d’un système injuste qui l’oblige à céder une grande partie de sa paie – que ce soit au changeur ou via ces écarts de prix humiliants sur le marché. Ainsi, l’argent est volé deux fois : une fois par le changeur, et une autre fois par le commerçant. Pendant ce temps, les institutions financières officielles observent sans réagir, sans aucune protection réelle pour les civils dont les besoins sont bafoués sous les apparences de « service » et de « transfert ».
C’est une vraie famine financière, qui n’est pas si différente de la famine physique. Posséder de l’argent sans pouvoir le dépenser, c’est comme avoir du pain sans pouvoir le manger. Aujourd’hui, les habitants de Gaza sont assiégés non seulement de l’extérieur, mais aussi par leurs propres systèmes financiers internes, alors que leur dignité est dépouillée à chaque transaction, à chaque achat, à chaque tentative de survivre face à la mort et à l’abandon.