Nous revenons sur le rapport qu’entretient Rébecca Chaillon au théâtre à travers l’échange qu’elle a conduit avec les étudiant·e·s du Master Théâtre et spectacle vivant de l’université Paul Valéry alors que se joue actuellement la pièce Carte noire nommée désir au Théâtre des 13 vents.


 

Le 08 mars dernier avait lieu sur le site de Saint-Charles à Montpellier une rencontre animée par Pénélope Dechaufour1 sur le thème « écritures et scènes décoloniales » avec Rébecca Chaillon qui répondait aux questions des étudiants sur son travail.

 

Quel est le cœur de votre travail artistique ?

Dans le spectacle j’aime le dialogue, la confrontation. C’est un lieu où je pose mes doutes et fais bosser le spectateur. Je ne me qualifie pas de militante mais d’engagée. Au sein de mon équipe il y a une diversité de positionnements et de pensées mais on essaye de secouer un peu. Pour Carte noire nommée désir le dispositif est en bifrontalité et il y a un rapport où la scène et la salle sont exposées. Dans le public tout le monde a un avis et j’ai besoin qu’il soit très concerné, très fort. Le spectacle c’est aussi la magie, la poésie, les images du corps. Enfin, il y a l’aspect improvisation. Je dirais que je me situe entre le théâtre, la performance, et les arts plastiques. Mon écriture naturelle est toute d’anecdotes, d’intime, de stand-up. Je commence par cette écriture libre.

Quels défis rencontrez-vous ?

On ajoute à mon travail des protocoles et des cadres. J’écris avant de disparaître pour laisser place à la scène et au plateau. J’ai 38 ans et je m’adresse à un public varié, notamment des collégiens, c’est ici que le travail des interprètes permet des connexions. Je ne sais pas comment travailler pour être à l’aise et bien. La performance est un espace où tout le monde peut ; je veux dire, j’ai un corps, je peux bouger, je sais écrire, pourtant j’avais un sentiment d’illégitimité et je m’en sentais exclue, je la trouvais trop élitiste. On m’a fait comprendre qu’il faut acquérir les codes institutionnels. Communiquer à une équipe (son, lumière, scénographie) et prendre des décisions techniques est aussi quelque chose qui m’est difficile. Donc j’ai cherché une équipe qui m’épaule.

La nourriture est-elle simplement un motif dans votre processus ?

Ma famille explicite peu de choses mais on a un rapport à l’astrologie, à l’occulte. Du coup, je sais que je suis scorpion et intense. Je sais que je vais partir et apprendre plein de langues. J’ai des problèmes avec ma sexualité. J’ai très vite eu un rapport à l’excès. Il faut être très expressif pour faire bouger les choses. À l’école, j’étais déjà noire et j’ai rajouté une petite couche excentrique. Des fois j’affirme des fantasmes. Par exemple, j’ai fais une scénographie d’un couteau, d’une fourchette et d’une assiette géante. Je rêve de faire venir une cantine entière. Je perçois les recettes comme des rituels. J’ai un rapport d’empathie avec la nourriture. Lors de ma lecture au Madrediosa 2 j’ai mangé une peau de banane et tout le monde a pu imaginer la sensation. Rodrigo Garcia avec qui j’ai travaillé mettait sur le plateau de la nourriture. Le coca devient acteur. Je me suis imaginée femme peau, femme langue et femme estomac. J’ai choisi un aliment, la viande crue, et je crée un masque, du maquillage de ce qu’est la femme viande. J’ai de la compulsion alimentaire. La cuisine me fascine, elle transforme les couleurs, les matières et questionne tout : classe, race, rapport au monde. Déjà enfant, il y avait de la différence quand mes amis venaient manger dans ma famille. En Martinique on mange de la viande à tous les repas, notamment des abats, etc. C’est souvent interprété comme de la sauvagerie parce que je suis noire.

En quoi faut-il croire ?

En l’humain. J’ai des problèmes de flemme mais j’ai une foi profonde dans le faire, je veux croire à l’action, au changement. Regarder l’action permet de croire qu’il y aura une suite, qu’ils comprendront quelque chose. Je crois au groupe, je ne sais pas pour le rapport hiérarchique, mais je suis sûre de la force qui se dégage quand il y a une masse sur le plateau. La famille peut être un groupe. Personnellement je suis base « catholique », option « je fais ce que je veux ». Je crois en Dieu comme dans la série Sex Education : j’ai l’image de Dieu femme noire. Et dans mon écriture, je suis plus prête qu’avant à dialoguer avec les savoirs écrits par d’autres comme les universitaires, ou récupérer de grands écrits littéraires comme ceux de Lewis Carroll pour changer de style. Le processus nous amène au sacré.

 

Rébecca Chaillon propose un théâtre qui se vit autant qu’il se regarde, où la magie et la poésie s’allient pour susciter une réflexion profonde et collective. Son travail interroge les normes et ouvre des espaces de dialogue notamment sur la question du corps. Il questionne ainsi le rapport au genre, à la sexualité, l’ethnicité, l’héritage ou encore la nourriture. Rébecca Chaillon incarne ainsi une artiste contemporaine qui se nourrit de l’intime pour réinventer le politique.

Sapho Dinh

Au théâtre des 13 vents Carte noire nommée désir :  vendredi 17 janvier à 20h Lecture avec Rébecca Chaillon et Céline Champinot : samedi 18 janvier à 19h.

Lire aussi : Carte noire nommée désir un spectacle vérité

Notes:

  1. Pénélope Dechaufour est maîtresse de conférences en études théâtres à l’université Paul Valéry de Montpellier.
  2. Le Madrediosa est un bar queer et féministe dans le quartier des Beaux-Arts à Montpellier.
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Titulaire d'un master en anthropologie, je me suis penchée sur les questions de migration et de transmission culturelle par le recueil de récits de vie. Mon travail a porté sur les identités vécues de femmes sibériennes. Afin d'ouvrir un dialogue avec les citoyen.ne.s, j'ai par la suite assuré la fonction de médiatrice auprès des publics dans le cadre d'un festival de danse contemporaine réunissant des artistes de différents pays d'Europe de l'Est. La pratique journalistique répond à mon désir de découverte, de partage, de réflexion commune pour rendre visible en usant de différents supports et modes de langage.