L’exposition Gisèle Freund, une écriture du regard, au Pavillon populaire à Montpellier, met en dialogue ses écrits et ses images à travers des documents d’archives, publications, objets personnels, extraits de films et une large sélection de photographies en couleur et en noir et blanc. Le travail de Gisèle Freund (1908-2000) s’inscrit dans une dimension sociale et politique où la photographie apparaît comme un bon médium de lutte. Il traduit également ses expériences de l’exil et son attrait pour l’innovation technologique.


 

« J’ai cru à cette utopie : la connaissance des autres, de leur différences, comme langage de paix entre les hommes. Car comment s’entretuer dès lors que l’autre n’est plus un inconnu ? Ma tâche était donc, pensais-je, de participer à la paix du monde à travers la photographie ».1

Gisèle Freund est née à Berlin dans une famille juive. Pendant son adolescence, elle se révolte contre les valeurs bourgeoises de sa famille puis entame des études de sociologie et intègre un groupe d’étudiants communistes militants. À 25 ans Gisèle Freund prend des photographies amatrices de manifestations, notamment une série qui multiplie les points de vue sur celle du 1er mai 1931 à Francfort-sur-le-Main. Avec la montée du national-socialisme et la menace de la Gestapo Gisèle Freund fuit en France où elle continue la photographie, de manière anonyme car le contexte est hostile envers les regroupements d’immigrés venus d’Allemagne. Elle entre dans les réseaux politiques français et alerte avec d’autres intellectuels sur la censure du pays. Lorsque le régime de Vichy s’installe en France, Gisèle Freund s’exile cette fois-ci vers l’Argentine. Ne souhaitant pas rester dans l’opulence, à distances des personnes, elle baroude et restera plus de 15 ans en Amérique latine. Elle vit notamment 5 ans au Mexique où elle se lit d’amitié avec Frida Khalo et Diego Rivera avant de retourner s’installer à Paris.

Manifestations, Francfort-sur-le-Main, 1er mai 1931. Traduction de la banderole des manifestants : « Photographier est aussi une arme dans la lutte des classes ! Entrez dans l’Union des photographes ouvriers ! »

Toute sa vie, cette femme va photographier et faire des reportages sur les laissés-pour-compte de la société capitaliste inégalitaire : les prostituées en France, les bagnards, les autochtones de Patagonie que la colonisation a décimé, les paysans mexicains en famine, les ouvriers des mines et leurs conditions de travail, la pauvreté des habitants des ghettos de Harlem, les impacts sociaux de la crise économique en Angleterre…

Pour traiter ses sujets, Gisèle Freund est autodidacte autant en photographie qu’en journalisme. Elle s’est intéressée à la manière de véhiculer un message par le reportage et le travail documentaire. L’exposition présente de manière didactique les étapes de la fabrication de ces récits : la prise de vue ; le classement, catalogage, conservation ; la sélection ; le tirage, cadrage, retouche ; le texte, légendage (que nous pouvons consulter à l’arrière des photographies dans l’exposition) ; la mise en page, publication du reportage ; et au-delà du reportage, le tirage de collection, exposition, livre, film. La fabrication du reportage nous éduque à l’image et met à jour les possibilités de manipulation de la réalité, ce qui fait échos aux fake news d’aujourd’hui.

Gisèle Freund est célèbre pour ses portraits. Parmi les plus notables on peut citer le portrait officiel du président François Mitterrand et ceux de l’homme politique et écrivain André Malraux. L’exposition nous donne à voir également une projection des portraits qui l’ont rendue célèbre, à l’image des projection-performances que Gisèle Freund organisait auprès de son public avec des lectures de textes.

Cependant, l’exposition ne privilégie pas les portraits de Gisèle Freund, activité qu’elle définissait comme alimentaire, mais met en avant l’écriture de l’artiste et sa proximité avec la littérature. Durant sa formation en sociologie, Gisèle Freund fait également de la photographie en amatrice jusqu’à ce qu’elle décide de théoriser la photographie, ce qui était novateur pour l’époque. Après sa fuite en France, elle termine son doctorat de sociologie à la Sorbonne qui porte sur la démocratisation du portrait. De part les nombreuses trajectoires que prennent sa vie, elle écrit certains textes en allemand, en français, en espagnol ou en anglais. Gisèle Freund a publié des écrits de références qui sont toujours d’actualité, le plus célèbre étant Photographie et société traduit dans de nombreuses langues. Ces ouvrages lui donne un statut d’historienne de la photographie. Gisèle Freund interroge les impacts de la photographie sur la société. Réflexion au demeurant très contemporaine quand aujourd’hui tout le monde est photographe. Dans la fin de sa vie, elle réactualise son ouvrage Photographie et société puis entame un nouvel livre, qu’elle ne terminera pas, sur la photographie à l’époque électronique, qui aborde l’arrivée du numérique. L’exposition offre un espace salon de lecture où le public peut s’installer pour consulter ses livres.

Spectateurs, Paris, 14 juillet 1954

Les réflexions sociologiques de Gisèle Freund la conduisent aussi à penser ce que nous faisons des images et ce que les images font sur nous. En fin de parcours surgissent des pistes de réponse. Des écrans mis en abyme donne à voir leur prédominance. Des photographies questionnent la représentation que nous avons de nous même, d’autres la propagande ou encore notre rapport au monde médiatisé par les images.

« [La photographie] a aidé l’homme à découvrir le monde sous des angles nouveaux ; elle a supprimé l’espace. Sans elle, nous n’aurions jamais vu la surface de la Lune. Elle a nivelé les connaissances et rapproché ainsi les hommes. Mais elle joue aussi un rôle dangereux comme manipulateur pour créer des besoins, vendre des marchandises, et façonner des esprits. »
Photographie et Société, Paris, Éditions du Seuil, 1974

Dès son premier reportage publié dans un illustré allemand en 1930, la photographe choisit d’illustrer la marionnette Guignol sans le donner à voir ; par le truchement d’enfants qui l’observent, elle interpelle et invite son public à s’interroger.

Sapho Dinh

Photo 1. Mineurs sans travail devant la mer, Nord de l’Angleterre, 1935

Photographies : © / Imec, Fonds MCC, Dist. Rmn / Photo Gisèle Freund

Gisèle Freund, « une écriture du regard », jusqu’au 09 février 2025.

Au Pavillon populaire à Montpellier.
Du mardi au dimanche de 10h à 13h et de 14h à 18h.
En janvier (date à préciser) aura lieu une projection à l’auditorium du musée Fabre du film documentaire Gisèle Freund, portrait intime d’une photographe visionnaire réalisé par Teri Wehn Damisch en 2021. Elle sera suivi d’une rencontre avec les commissaires d’expositions Lorraine Audric et Teri Wehn Damisch, ainsi que le directeur artistique du Pavillon populaire Gilles Mora.
Entrée gratuite

Paysan revenant d’un pèlerinage, Mexique

Notes:

  1. Gisèle Freund, Portrait, Entretiens avec Rauda Jamis, Paris, Des Femmes, 1991
Avatar photo
Titulaire d'un master en anthropologie, je me suis penchée sur les questions de migration et de transmission culturelle par le recueil de récits de vie. Mon travail a porté sur les identités vécues de femmes sibériennes. Afin d'ouvrir un dialogue avec les citoyen.ne.s, j'ai par la suite assuré la fonction de médiatrice auprès des publics dans le cadre d'un festival de danse contemporaine réunissant des artistes de différents pays d'Europe de l'Est. La pratique journalistique répond à mon désir de découverte, de partage, de réflexion commune pour rendre visible en usant de différents supports et modes de langage.