La disparition des droits humains fondamentaux à l’ère de l’intelligence artificielle et du capitalisme financier numérique
La principale caractéristique du capitalisme contemporain est sa dépendance à l’égard de la création de volumes croissants de liquidités pour soutenir les marchés financiers, face à la démolition systématique de l’économie réelle basée sur la production de biens et de services pour la consommation de masse.
Ce processus a commencé dans les années 1970, avec l’introduction à grande échelle de l’automatisation dans les processus de production : depuis lors, le capital n’a pas pu, ou n’a pas voulu, réabsorber la masse de main-d’œuvre salariée qui se retrouvait progressivement au chômage et a préféré se réfugier sur les marchés financiers, où l’argent fait travailler l’argent, et non les gens.
Le caractère fictif de l’économie postindustrielle s’est encore accentué avec la révolution néolibérale des années 1980, lorsque la frénésie spéculative (en particulier sur les obligations, les titres de la dette des entreprises et les titres de la dette souveraine) a commencé à mener sa propre vie, s’étendant au fil du temps jusqu’à écraser toute correspondance possible entre les titres échangés et leur valeur réelle. Aujourd’hui, nous semblons avoir atteint un point de non-retour : si, pour une raison quelconque, l’appétit pour les obligations diminue, la loi de l’auto-expansion du capital pousse les banques centrales à intervenir pour imprimer des liquidités et permettre ainsi l’achat d’obligations invendues.
La gestion centralisée de cette bulle d’endettement, où la « croissance » est littéralement simulée par des injections massives de crédit par les banques centrales, est le dernier rempart pour la défense des marchés financiers et, en fin de compte, de l’ensemble du système économique contemporain. Ce n’est pas un hasard si cette opération de sauvetage est devenue permanente, étant donné que l’alternative à une politique inflationniste ne consisterait qu’en une hausse durable des taux d’intérêt, qui entraînerait à son tour l’effondrement des marchés, la pulvérisation du capital à tous les niveaux et, en cascade, les faillites d’entreprises, les licenciements massifs et les vagues de chaos social qui s’ensuivent. En d’autres termes, s’il faut choisir entre renflouer la monnaie pour sauver le système ou renflouer le système pour sauver la monnaie, il n’est pas surprenant que l’option suivie par les banques centrales (et prônée par les élites) soit de protéger le système, et donc les marchés, à tout prix, même au prix d’une baisse des taux d’intérêt, et donc du coût de l’argent, pour créer de nouvelles liquidités inflationnistes : en d’autres termes, renflouer la monnaie pour générer plus de dette.
Une statistique peut être utile : entre le dernier semestre 2019 et le premier semestre 2020, alors que le monde commençait à être distrait par l’urgence Covid, la banque centrale des États-Unis d’Amérique a prodigué la somme astronomique et stupéfiante de 48 000 milliards de dollars, soit plus du double du PIB américain à l’époque, aux banques d’affaires à court d’argent (voir ici). Ce constat permet de comprendre à la fois pourquoi les expansions monétaires et les distorsions financières sont devenues endémiques et nécessaires au système, et pourquoi la survie du capitalisme ultra-financier dépend de sa capacité à maîtriser des populations de plus en plus improductives, appauvries et superflues, gérant un déclin social qui précarise les classes moyennes après avoir fragmenté l’ancien prolétariat industriel en une multitude de chômeurs, de sous-employés, de précaires et de personnes qui renoncent à chercher du travail.
Évidemment, la combinaison risquée de l’appauvrissement et de la réaction de la population doit être contrôlée d’une manière ou d’une autre. Si les guerres, les épidémies et l’euthanasie ne suffisent pas à éliminer les « quatre milliards de mangeurs inutiles » dont se plaignent les représentants des élites financières, cela se fait efficacement par la gestion totalitaire de la société, qui vise à soumettre les masses par une propagande de terreur basée sur la manipulation de données scientifiques, qu’elles soient de nature sanitaire, climatique, environnementale, énergétique, géopolitique ou stratégique.
Dans une perspective totalitaire, il est aisé de saisir l’importance de l’urgence permanente : la crise sanitaire provoquée par Covid a permis de mettre en place un instrument de contrôle – le Green Pass inspiré du système de crédit social et des principes de l’économie comportementale – dont la logique a été reprise et étendue dans le cadre du processus de numérisation des flux financiers et des monnaies, qui conduira également à l’adoption des monnaies numériques par les banques centrales (Central Bank Digital Currencies – CBDCs). La simple menace d’une escalade des conflits armés (de l’Ukraine à la Palestine) fait à nouveau affluer d’énormes quantités d’argent sur les marchés obligataires réputés sûrs. L’intelligence artificielle (IA) est destinée à effacer la primauté de l’être humain sur les intérêts de la science et de la société, consacrée par l’article 2 de la Convention d’Oviedo sur la biomédecine de 1997, et constitue sans doute le pas définitif vers une dimension post-humaine. Pourtant, sa diffusion à un rythme rapide continue d’être célébrée par les institutions et les décideurs politiques comme l’épreuve suprême qui nous permettra de surmonter des tabous anthropologiques et culturels séculaires.
Le fait que l’IA soit présentée comme un véritable chemin initiatique vers la gnose, à entreprendre à tout prix, explique que « tenter de réduire les risques » (sic) liés à sa diffusion non seulement suscite des accusations d’obscurantisme, mais aboutisse à des résultats contraires à ceux annoncés. Emblématique à cet égard est le règlement du Parlement européen et du Conseil n°2024/1689 du 13 juin 2024. qui, d’une part, souligne la nécessité de sauvegarder les « droits fondamentaux » (expression qui revient pas moins de 97 fois dans le texte), mais qui, d’autre part, met en évidence la volonté du législateur européen de soustraire l’exigibilité concrète des droits en question à l’initiative des individus (qui en sont pourtant les propriétaires) et de la renvoyer aux décisions d’agences, de comités et d’instituts contrôlés de diverses manières par la Commission européenne : un organisme qui, comme on le sait, n’est pas élu et ne répond en fait qu’à lui-même.
Dans un monde qui semble de plus en plus suspendu entre l’effondrement économique et les solutions totalitaires, le Comité International pour l’Éthique de la Biomédecine (CIEB) continue d’exhorter les citoyens à développer une conscience critique qui les amène à douter du bien-fondé des solutions d’urgence proposées par un système qui a fait de ces urgences le rempart de défense de son existence même, et à rechercher de véritables alternatives systémiques.
Cet article est paru en Italien sur le site du Comité International pour l’Éthique de la Biomédecine (CIEB) le 31 octobre 2024. Il a été écrit par Luca MARINI, professeur de droit international à l’université de Rome « La Sapienza » et ancien vice-président du Comité National de Bioéthique (Italie), et Fabio VIGHI, professeur de théorie critique à l’université de Cardiff (Royaume-Uni). Il est approuvé par les autres membres du comité de direction du CIEB : Francesco BENOZZO, professeur de philologie et de linguistique à l’université de Bologne « Alma Mater Studiorum » (Italie), Laurent MUCCHIELLI, sociologue et directeur de recherche au CNRS (France) et Victoria RODRIGUEZ-BLANCO, professeur de sciences politiques à l’université d’Elche (Espagne)
Nos remerciements à Laurent Mucchielli