Depuis Montredon en 1976 la lutte continue, et dans leur récent CD Laurent Cavalié et Guilhem Verger font naître un monde de la terre et de la poésie.
Alors que les agriculteurs ont dit la semaine dernière « cela ne peut plus durer », alors que chez les viticulteurs catalans « la colère gronde ! », Laurent Cavalié et Marie Coumes font de nouveau entendre les voix de ceux qui ont crié « n’i a pron, volèm viure al país » (c’est assez, nous voulons vivre au pays), pendant les quinze ans de lutte des années 60 et 70, déterminés à défendre leur terre, leur vigne, avec les Comités d’Action Viticole. Si les médias et les réseaux cherchent actuellement pourquoi des panneaux portant le nom des localités sont arrachés, retournés, l’histoire occitane n’a pas oublié. Pourtant les revendications viticoles continuent à être considérées comme l’action de propriétaires réactionnaires aussi bien que d’extrémistes révolutionnaires !..
Au combat de la vigne et des mots
« N’i a pro », le spectacle créé en 2021, est comme une veillée, où la parole vigneronne croise la poésie. Il est né de rencontres menées pendant quatre ans par Laurent Cavalié, pour revivre une lutte déjà enterrée. En dialogue avec des textes de chanteurs et poètes, comme Claude Marti et Jean-Pierre Chabrol, Yves Rouquette, Léon Cordes et Claude Alranq, il y a les récits des vignerons, et des principaux acteurs : André Cases, mémoire vive, Jeannot Vialade « le lion des Corbières », Jean-Pierre Laval, André Castera et les militants des Comités d’action viticole (CAV). La transcription du spectacle, suivie d’une chronologie de Geneviève Abbé, a été publiée en septembre 2023 aux Éditions du bout de la ville. Les deux acteurs-chanteurs le remettent en scène samedi à Sète, à la Baleine Rouge.
Laurent Cavalié avait vu vieillir peu à peu les amis de sa famille, et il y avait de moins en moins de témoins de l’horreur de Montredon en 1976, de la fusillade, des morts, et de toutes les années précédant cette tragédie. « C’est en conteur sensible que je parle de cet engagement, explique-t-il, de cette solidarité incroyable, pour lutter contre l’« anesthésie générale » d’aujourd’hui, rappeler les acquis de liberté à tous les apathiques, face à tous ces gens qui amassent des quantités de pognon ». A l’époque l’opération « Terres perdues », qui arracha 80 % des panneaux du Gard, de l’Hérault, de l’Aude et des PO, luttait aussi contre l’essor des stations balnéaires, car les vacances incitaient à remplacer des vignes par des VVF et causaient une flambée immobilière.
« La mythologie qu’on a sous les pieds »
Il est la parole de ces combattants : « Il n’y a pas que le prix du rouge qui est en jeu, mais une fierté d’être. Il s’agit de relever la tête. Comment retrouver une dignité quand on est vu comme un plouc au fond d’un trou ? Pour moi ce sont des années d’enquête et la création de chansons, mais au-delà de l’engagement chaque échange est formidable. »
Son idée est toujours de permettre de retrouver une identité occitane. « Ce n’est pas seulement un spectacle, mais toute une poésie, précise-t-il, des choses que je mets en parallèle avec les récits. Ce que j’écris est au carrefour entre poésie de lutte, du pays, de la terre, de cette mythologie qu’on a sous les pieds ». Car les gens viennent parler, mais s’ils renouent avec leur identité, il y a aussi des peurs, une culpabilité enfouie, la mort présente en eux depuis Montredon. Cette reconquête, Laurent l’a entreprise à l’âge de 20 ans.
« Cosmogonia », avant la Bible
Aujourd’hui est une autre histoire, et le nouveau CD « Cosmogonia » est un autre combat. Sorti le 11 octobre, il a été présenté à La Tendresse à Montpellier, le 18 octobre, et si la démarche est différente, on y retrouve bien tout l’art de Sirventés, cette coopérative d’artistes qui gère création et transmission. Laurent Cavalié renoue le lien : « Ce qu’on raconte, c’est entre le récit d’un monde contemporain et l’écoute d’un monde ancien — par exemple quel genre de personne habite dans tel trou… avec le Drac… avec un pied dans le monde… Et l’on montre ce que détruit la société capitaliste, notamment industrielle, face au savoir-faire et à la langue de chez nous. » Son regard sur la société vise « la folie qui règne », et sa création du monde est particulière : « C’est un délire d’inventer une cosmogonie bas-languedocienne. Mais il y a une création de l’homme dans des textes très différents, celle d’un peuple avant la Bible, et aussi chez nous la présence des Élysiques (peuple installé près de Narbonne au VIe siècle av. J-C). »
Son monde étrange, onirique, est partagé avec le musicien et chanteur Guilhem Verger, dont l’accordéon imagine nombre d’histoires, et son groove harmonique s’invente un horizon que partagent les rythmes de la bombe du Lauragais, cette grosse caisse traditionnelle. « On compose ensemble, reconnaît Laurent. Ce n’est pas un labeur, on improvise, on enregistre les idées qui plaisent, c’est très fluide, et le plus étrange… cela se fait en studio ! » Et Laurent continue de mener son collectage de musiques et airs d’ici : « C’est un regard amical et attentif qu’on porte sur les vieilles chansons avec des arrangements mais aussi des compositions, des textes. J’écris, car j’ai toujours un carnet sur moi. »
Une fierté
Au fil des titres chantent les oiseaux qui se moquent des langues de bois et de fer, la perdrix, les pies, les herbettes, le soleil et les braconniers, et le monde apocalyptique « Dins la selva de fer » (dans la forêt de fer)… Ce ne sont pas les géants présents dans le précédent album, mais il sort de la terre occitane une émotion nouvelle, à travers les débris des mondes anciens.
Aujourd’hui, « la vigne meurt », résume le président du Syndicat des Vignerons de l’Aude, et des vignerons se sont suicidés. Avec Guilhem Verger, Laurent Cavalié, désigné parfois « agitateur culturel », continue d’explorer nos mémoires et nos identités, nos « colonialismes », nos servitudes. Il l’a dit : « Il s’agit de relever la tête ».
Michèle Fizaine
« Cosmogonia », CD Sirventés, Laurent Cavalié, voix – bombe du Lauragais, Guilhem Verger, accordéon – voix. Textes de Laurent Cavalié, musique de Verger Cavalié
Spectacle « N’i a pro », par Marie Coumes et Laurent Cavalié, samedi 26 octobre à 20 h, à La Baleine Rouge, 5 quai Adolphe Merle à Sète. Soirée au chapeau. Réservations conseillées à baleinerouge7@gmail.com
Photos du haut : Accordéon et tambour du Lauragais accompagnent la poésie cosmogonique de Laurent Cavalié et Guilhem Verger. Photo KOVisuel