La pièce « Sur le chemin des glaces », en création au Centre dramatique national de Montpellier, renouvelle la puissance de l’immense cinéaste Werner Herzog, à l’échelle de l’intimité d’un plateau ; l’action obstinée de la marche venant déchirer la conscience du lien au monde.


 

C’est sur une bulle d’étrangeté inspirante, que s’ouvre la saison du Théâtre des Treize Vents à Montpellier. Le metteur en scène Bruno Geslin y est artiste associé. Bruno Geslin est déjà bien connu dans la région pour ses collaborations à Nîmes, ou à la Bulle Bleue dans la capitale languedocienne. On a été marqué par l’étourdissement, toujours intrigant, entre genres (à divers sens du terme), de ses pièces « Chroma », « Édouard II », ou encore « Mes jambes, si vous saviez quelle fumée ». Il vient cette fois de créer « Sur le chemin des glaces ». La pièce reste à l’affiche pour la semaine qui s’ouvre (ces mardi et mercredi 15 et 16 octobre).

L’étrangeté tient déjà à son sujet. Hiver 1974. Le cinéaste allemand Werner Herzog est averti de la maladie grave, le risque de disparition à échéance rapprochée, de son amie et compatriote Lotte H. Eisner. Grande historienne et critique de cinéma, celle-ci avait fuit le nazisme. Elle vit et travaille depuis lors à Paris. Au moment de la funeste nouvelle, le réalisateur se trouve à Munich, à huit cents kilomètres de là, en Bavière.

Il se révolte intérieurement. « Le cinéma allemand ne peut se passer d’elle », estime-t-il. « Elle ne mourra pas, je ne le permettrai pas ». Il s’engage physiquement. S’équipant d’un bagage minimal, il décide de rejoindre son amie à Paris. Oui mais à pied, quand une heure trente d’avion suffirait. C’est par ce geste, possiblement chamanique, qu’il se met en travers de l’implacable destinée ultime. « Elle ne mourra pas, je ne le permettrai pas. Quand j’arriverai à Paris, elle sera vivante. » Sa prédiction se vérifiera ; pour bon nombre d’années encore.

Pendant ses trois semaines de pérégrination, Herzog tient un journal de bord. Là sera le texte de « Sur le chemin des glaces ». D’une écriture non théâtrale. Assez factuelle. Mais puissamment descriptive. Et profondément méditative. Dans le mental commun de l’Europe de l’ouest, moderne et sur-équipée, rien ne suggère, a priori, de grandes étrangetés, ni densités, ni extrémités, sur un trajet aussi balisé que Munich-Paris.

C’est tout autre chose dans le mental d’Herzog ; et dans son expérience éprouvée. L’artiste en marche. Celleux qui ont vécu les années 70 se souviennent du sommet d’effroi cinématographique, grandiose, qu’avait été son film « Aguirre, la colère de Dieu ». Les personnages de Herzog vivent des confrontations extrêmes, cataclysmiques, où les puissances déchaînées des éléments, comme le fracas de l’histoire, inquiètent le sens de vivre.

Sur le plateau du Théâtre des Treize vents (si bien nommé pour l’occasion), même juste prononcé par le comédien Clément Bertani, le récit quotidien du marcheur de 1974 est sonorisé de manière telle que cela confine parfois à la sensation d’écouter une voix off. D’où un puissant embrayage imaginaire, que redouble la conscience, jamais éteinte, de la tierce présence absente de Lotte H. Eisner, qui motive tout cet ébranlement. De surcroît, une sonorisation musicale originale, rock et électro de profonde densité, conduite par Guilhem Logerot au plateau, contribue à un déplacement dans le grand transport mental. Lequel s’irise encore de déteintes de projections d’images, de vidéos, sur un trouble flottement d’interminables rideaux diaphanes.

Selon les visions d’Herzog, dans la réalité de sa marche en hiver, les éléments se déchaînent cruellement, froid, pluie, grésil, froid, neige. Les paysages s’ouvrent à perte de vue, sur des propensions d’égarement. Les rencontres humaines, mais encore animales, sont rarissimes, possiblement inquiétantes. Le monde — ses échos sonores particulièrement — semble repoussé au lointain. Il y a là beaucoup d’appel, d’élévation, de projection. De l’émotivité, à travers la fatigue, l’inconfort, la souffrance. On y perçoit un écho, sans doute, de romantisme allemand, traversé de zébrures fantastiques.

Or, de telles immensités de ressenti se résolvent, scéniquement, dans la présence — au sens le plus fort — d’un comédien — déjà mentionné plus haut — dans la seule action, obstinée, indéfiniment répétée, de marcher. Minimalisme. Puissante résonance. Il n’est pas un.e spectateur.trice (hors personnes en fauteuil roulant) pour qui la marche ne paresse l’acte le plus quotidien, banal et irréfléchi. Oui mais ici, une marche liminaire, poussée au bord de l’extraordinaire, de ses motivations, de sa systématisation.

Cette marche devenue acte performatif, trame un rythme indéfiniment reconduit, une quête tutoyant l’épuisement, par où la posture physique habituelle, la tenue mentale instituée, tendent à s’effriter vers le doute et les questionnements. La faille humaine se creuse au frottement de la semelle, tout en se soulevant en potentiel artistique. Alors Clément Bertani, ce comédien, en trouve la résonance formidablement sobre, entrouvre la faille qu’il faut accepter, d’un lien général de la conscience au monde. Du lien humain à l’autre qu’humain, selon une interpellation très actuelle (au bon sens du terme).

Toute une tradition de l’art dramatique s’en trouve questionnée. On n’en pouvait plus des comédiens qui, implicitement, nous disent : « taisez-vous, attention, écoutez-moi, je joue. C’est grave et c’est admirable ». Au frottement de la danse contemporaine, de l’art-performance, sous la poussée des écritures de plateau, et du théâtre post-dramatique, on a bien senti que beaucoup de comédiens (et on fait exprès de l’écrire au seul masculin) ont pris conscience qu’ils avaient aussi un corps. Mais alors cela a souvent donné : « attention, ne bougez plus, regardez-moi, je joue ; voyez comme je suis bien foutu ». Incorrigibles.

Pour préparer leur pièce, Bruno Geslin, le comédien Clément Bertani, le comédien musicien Guilhem Logerot ont choisi de revivre, en 2023, la même expérience de marche que celle vécue par Herzog cinquante ans auparavant. C’est comme cela que « Sur le chemin des glaces » vibre comme une mise à l’épreuve d’une expérience traversée, que son jeu se fait action réelle dans le monde — y compris le micro-espace politique du plateau et du rapport à la salle. Il y règne comme un silence de la modestie physique, et du pouvoir immense de l’écoute, dans la durée dramatique.

Quand s’affiche à l’écran final l’appel “Cessez-le-feu !”, on l’adopte comme un niveau de sens supplémentaire, non comme une commodité militante de circonstance, car tout nous ramène à l’entêtante destinée humaine, qui responsabilise le moindre de nos pas ; manifestant, chez certains. À cet instant on était très ému d’avoir écouté, au son, le poème de Verlaine chantonné « Je suis venu, calme orphelin ». Celui-ci égrène cette triste vie d’épreuves et d’échecs qui fut celle du pauvre Gaspard. Cela au point qu’il s’en allât à la guerre. Or « la mort n’a pas voulu de moi » dut-il encore constater. Échec dépassant tous les autres, et l’on ne sait donc plus s’il fallut se réjouir. Grâce à Herzog, la mort n’a pas voulu de Lotte H. Eisner. Les enjeux vitaux s’en trouvèrent-ils adoucis ?

Gérard Mayen

 

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.