Avant sa programmation au très fameux Théâtre de la Ville à Paris, le plus Burkinabé des chorégraphes montpelliérains vient de créer, magistralement, une pièce pour six danseuses, qui renouvelle l’écoute de fugues et suites de Jean-Sébastien Bach.


 

Dans la pénombre de la scène, six jeunes femmes se détachent tour à tour, en grande avancée, aussi calme que déterminée, vers l’avant du plateau, qui est plus éclairé, face au public. Classique. Oui mais un tremblé vient troubler le regard des spectateur.trice.s. En même temps qu’elles avancent, frontales, ces figures sont animées d’un très léger flottement latéral, une oscillation sur la droite et la gauche ; à peine perceptible.

Deux lignes de puissance se contredisent. Se conjuguent toutefois. Il en découle un frisson de tension. Et l’auteur de ces clignes, qui a vu quelques milliers de spectacles de danse, a l’impression que c’est la première fois qu’il capte semblable vibration corporelle ; et visuelle. Peut-être se trompe-t-il. Qu’importe. Ce sentiment de capacité infinie de renouvellement des vibrations corporelles et visuelles lui semble un des propres de la danse contemporaine. Là, rien de classique. Et ça fait un bien fou.

Allez savoir pourquoi on peut se dire, dès les premières secondes d’une pièce, que celle-là, quasi sûrement, on va l’aimer. Les quelques secondes dont on vient de parler sont celles qui ouvrent la pièce de « De Fugues… en Suites… ». Laquelle était créée ce jeudi 10 octobre au Théâtre Molière, à Sète. À peine quinze jours plus tard, elle est programmée par le très prestigieux Théâtre de la Ville, à Paris.

Son auteur chorégraphe est Salia Sanou. Il est Burkinabé. Mais une part essentielle de sa carrière artistique s’est développée à Montpellier, depuis le milieu des années 90 du siècle dernier. Là, son aura est rattachée à celle de Mathilde Monnier, la chorégraphe qui dirigea longtemps le Centre chorégraphique national de la capitale languedocienne. Salia Sanou en fut l’un des grands interprètes.

Désolé de rester sur des histoires un peu “localières”. Mais voilà : les amateurs de danse contemporaine montpelliérains un peu anciens portent aussi en eux la mémoire, émue à jamais, des pièces de Dominique Bagouet. Cet autre grand chorégraphe de la Nouvelle danse française avait précédé Mathilde Monnier en poste à Montpellier, avant qu’il décédât, en 1992. Or là, retour à ce jeudi soir à Sète. On entend du Jean-Sébastien Bach, ses Fugues, ses Suites. Un bras s’élève. Un poignet se fléchit, comme ensorcelé, dans une douce ivresse détaillée d’accents, d’inflexions, de brisures. On frissonne. On croit revoir Bagouet.

Salia Sanou n’avait rien de montpelliérain, n’avait encore jamais mis les pieds en France, du temps de Bagouet. On lui pose donc la question. Il nous répond que comme tant d’autres Montpelliérains, il s’en sent habité. L’héritage des gestes circule, impalpable à en être beau. Le chorégraphe nous dit aussi qu’au moment de composer une pièce sur la musique de Jean-Sébastien Bach, il a, bien naturellement, observé comment d’autres que lui avaient retranscrit leur écoute du célèbre compositeur. Dominique Bagouet. Ou bien Anne Teresa De Keersmaeker, confie-t-il.

Une clé ! Anne Teresa De Keersmaeker ? Pour sûr on admire cette sommité internationale de la danse contemporaine, maîtresse absolue de l’analyse musicale et de la composition chorégraphique à partir d’elle. Oui mais alors, il y a bien autre chose qui vient de nous emballer, dans la pièce De Fugues… en Suites, de Salia Sanou. Emballer ? On hésite sur ce mot, assez trivial. Mais c’est une question de transport.

Qu’est-ce qui vient de nous emballer ? De différent par rapport à une — admirable — De Keersmaeker ? De singulier chez Salia Sanou ? De la part de celle-là on retient généralement une fascinante autorité de la rigueur. De la part de celui-ci, dans sa nouvelle pièce, on relève une réjouissante liberté de ton.

La danse qu’il a créée, à travers des interprètes tout irradiantes, habitées, est d’une magnifique complexité, rigoureusement écrite. Et elle décline à profusion une multitude de motifs. À vrai dire, voilà une dernière caractéristique dont bien souvent on préfère se passer en danse, de crainte d’être submergé dans une abondance tape à l’oeil. Mais pas là. Dans ces Fugues et Suites respire une forme de joie, d’élégante allégresse, qui s’autorise, comme en frises et dentelles musicales, inépuisables, d’un tourbillon étourdissant de scintillements.

On en a noirci des pages et des pages de notes, tout au long de la représentation. Mais on renonce à trop délayer ici une description minutieuse et technique, finalement impossible, de cette richesse d’écriture corporelle. Retenons juste quelques tonalités majeures, d’une grande ligne de fond tout en stabilité posturale, tranquillité pondérale, tramée d’une profonde qualité d’écoute, vers la musique, comme entre les interprètes, de l’une aux autres, chacune si nettement découpée, et toutes vouées à une fécondation de l’espace, dans un alerte jeu de conjugaisons et dissociations. Sur la solidité de cette ligne de fond peuvent se permettre, en s’harmonisant, un fourmillement d’inventions et fantaisies, comme essaim bourdonnant qui aurait épousé la grâce.

Salia Sanou a des mots très beaux quand il se souvient comment, arrivant de Ouagadougou pour prendre ses cours de danse quotidiens à Montpellier, la musique d’accompagnement, de Bach, jouée au piano, alors si “étrangère”, l’attirait profondément. De quoi éveiller d’insolites résonances avec les sonorités de la kora et du balafon de son enfance. Dans sa pièce, on a ressenti de cette unité, et densité, d’une diversité traversée, jusque dans les grêles mêlées des sonorités de claviers, africaines ou occidentales, d’une composition musicale inédite et juste, chromatique et lumineuse, entre apports conjugués. Bach écouté, Bach admiré, Bach dépassé. Un genre de créolisation, follement élégante, sans rien des tapages faciles des métissages de musiques du monde. Et les corps en résonance.

C’était donc tout un voyage, enjoué, conclu par un retour au port. Et alors inattendue : la reprise exacte de l’avancée tremblée qu’on a décrite pour le début. Cet apaisement du revenir, souverain, nous a semblé génial. Comme une intelligence de ne pas en rajouter. Respecter l’origine, pour embrasser la traversée.

Gérard Mayen

 

DE FUGUES… EN SUITES… ,
Conception et chorégraphie : Salia Sanou, Interprètes: Ema Bertaud, Dalila Cortes, Ida Faho, Awa Joannais, Elithia Rabenjamina, Alina Tskhovryebova. Musique : Jean-Sébastien Bach Arrangements sonores : Marin Cardoze, Lumière : Sylvie Melis, Costumes : Mathilde Possoz, Lieu : Théâtre Molière, Sète, le 9/10/2024. Photos de Laurent Philippe.
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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.