Par
Doctorant en droit, Université de Bordeaux.
Une enquête du Monde et de Radio France a révélé le 30 janvier 2024 que des eaux en bouteille vendues comme « de source » ou « minérales naturelles » avaient subi, pendant des années, des techniques de purification interdites pour compenser une contamination des eaux de pompage. Ces eaux, censées être naturellement pures, recevaient, dans l’ombre, des traitements semblables à ceux appliqués pour l’eau du robinet. La tromperie a été reconnue par Nestlé, qui gère notamment les sources Vittel, Perrier et Contrex.
Cette actualité interagissait avec une autre. Le quotidien publiait quelques jours plus tôt les résultats d’une étude publiée dans la revue scientifique PNAS selon laquelle l’eau en bouteille contiendrait jusqu’à 100 fois plus de microparticules de plastiques qu’estimé jusque-là.
Cette affaire, passée à la loupe du droit des biens, objet de nos travaux de thèse, pose une problématique plus générale : les industriels de l’eau sont-ils réellement des marchands d’eau, ou se contentent-ils de vendre des bouteilles en plastique ? Plusieurs éléments s’entremêlent ici.
L’eau, chose commune qui n’appartient à personne
Le Code de l’environnement dispose que l’eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Elle entre traditionnellement dans la catégorie juridique des choses communes, « des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous ». Au-delà pourtant, le statut de l’eau n’est pas unitaire et renvoie à une grande diversité de réalités. Si la Garonne ou la Loire, par exemple, symbolisent cette idée de commun, ce n’est pas le cas d’une mare qui se situe sur le terrain d’un particulier, ou d’un tonneau de récupération d’eau de pluie installé par un jardinier. Dans ces cas, on admettra plus facilement que les personnes s’approprient, d’une certaine manière, une partie de l’eau.
Dans le cas des eaux de source, le code civil mentionne que l’on peut être propriétaire d’une source, et qu’en cette qualité, on peut « toujours user des eaux à sa volonté ». Appropriation rime alors avec exclusion : ce n’est pas tant que l’on est alors propriétaire de l’eau en elle-même, mais on se trouve en capacité d’exclure les autres de venir sur son terrain — et donc de faire usage de l’eau. On ne peut néanmoins pas en abuser, car il est illégal d’« user de [l’eau] de manière à enlever aux habitants d’une commune, village ou hameau, l’eau qui leur est nécessaire ».
Cette logique s’applique aux eaux de source mises en bouteille et commercialisées. Si leur captage est encadré par une règlementation précise, mettre de l’eau en bouteille, ce n’est rien d’autre qu’exclure temporairement tout un chacun de boire cette eau, en monnayant son accès. L’appropriation ne peut toutefois être totale. Lorsqu’elle est consommée, l’eau sort de la bouteille, est bue, et est finalement reversée à son cycle naturel. C’est ainsi que l’eau, en général, reste commune.
Rendre l’eau propre, une manière de se l’approprier ?
Les industriels de l’eau ne se sont toutefois pas contentés de limiter l’usage d’une partie de la ressource. Ils ont procédé à des opérations de traitement de l’eau, au moyen de filtres à charbon actif ou de filtres à UV.
Selon le droit civil, il existe trois catégories d’actes que l’on peut réaliser sur le patrimoine. Les actes d’administration correspondent à la gestion courante. Les actes de conservation ont pour finalité de maintenir en état le patrimoine. Les actes de disposition sont ceux qui modifient la composition du patrimoine et sont parfois considérés comme graves. Comment qualifier le traitement de l’eau ?
À l’évidence, il ne s’agit pas d’un simple acte d’administration de la ressource. En effet, il est rare de solliciter un rendez-vous auprès du cabinet de la ministre de l’Industrie, comme l’a fait Nestlé, pour se justifier d’un acte si celui-ci ne relève que de la gestion courante.
Peut-être, alors, est-ce un acte de conservation ? Après tout, les industriels soutiennent que ces opérations de traitement sont justifiées car les sources d’eau sont régulièrement contaminées. Il s’agirait simplement de conserver l’intégrité de la ressource en eau. Néanmoins, cette qualification ne tient pas non plus. En effet, dans un rapport remis au gouvernement sur cette affaire, l’inspection des affaires sociales conclue qu’« il n’est pas certain que la dégradation de la qualité de la ressource puisse être jugulée ».
C’est donc un acte de disposition, qui modifie la composition de l’eau. Peut-on encore croire boire de la Vittel, du Perrier, de la Contrex si le contenu de la bouteille a subi le même type de traitement que l’eau du robinet ?
Si cette question gagnerait à être tranchée pour garantir l’information du consommateur, se concentrer sur les démarches trompeuses des industriels occulterait une problématique au moins aussi importante. En effet, cet acte de disposition est réalisé sur le patrimoine commun de la nation. Et ce n’est pas tout.
Plasticage, le droit en eaux troubles
Une bouteille d’eau se distingue juridiquement en deux objets. D’un côté, la bouteille en plastique est un bien approprié. De l’autre côté, l’eau contenue dedans est une chose commune. Elle n’appartient en principe à personne, mais il est admis d’en limiter temporairement l’usage. Le schéma est simple. La situation devient complexe dès lors que des microparticules de plastiques viennent se détacher de la bouteille pour se diluer dans l’eau. Comment différencier l’eau de sa bouteille, quand les deux fusionnent ?
Le code civil décrit cette situation de choses « complexes » ou « composées », « lorsqu’une chose a été formée par le mélange de plusieurs matières appartenant à différents propriétaires ». Le souci, c’est que la loi dispose également que « si les matières ne peuvent plus être séparées », les propriétaires acquièrent en commun la propriété du mélange. En d’autres termes, si trois personnes font un gâteau, que l’une amène les œufs, l’autre le sucre et la dernière la farine, le gâteau appartiendra aux trois pâtissiers.
Dans le cas de l’eau plastiquée, il n’y a pas deux propriétaires. Il a l’industriel, propriétaire du plastique, et puis il y a l’eau, chose commune. Cependant, il a été vu plus haut que l’industriel s’approprie, temporairement au moins, une parcelle de l’eau. Doit-on en déduire que plastiquer l’eau est une autre manière de se l’approprier ? Techniquement, non. Mais l’empilement de ces comportements d’appropriation pose question.
Rester paisible ?
En traitant l’eau, en la mettant en bouteille, en la polluant de microparticules de plastique et en la vendant, les industriels n’agissent pas comme simple exploitant d’une source. Ils se comportent comme s’ils étaient propriétaires de l’eau elle-même. Lorsque l’on se comporte comme un propriétaire, le droit parle de possession. Cette notion, cousine de la propriété, est une situation de fait. Elle permet néanmoins de produire des effets de droit.
Par exemple, lorsqu’une personne croque dans une pomme, elle agit comme le ferait le propriétaire de la pomme, avec les mêmes intentions qu’afficherait le propriétaire du fruit. Cette personne possède la pomme. Or, la loi dispose qu’« en fait de meubles, la possession vaut titre » : la personne est donc officiellement propriétaire de la pomme. Autrement dit, il suffit parfois de se conduire comme un propriétaire pour être vraiment propriétaire !
Bien sûr, pour que cet effet se produise, il y a des conditions. Cette possession, notamment, doit être « paisible », c’est-à-dire qu’elle ne doit pas être contestée. Si quelqu’un vous accuse d’avoir volé la pomme, alors il ne suffira pas de croquer dedans pour en être le propriétaire légitime : il vous faudra prouver que c’est bien votre pomme.
Appliquer ces principes à l’eau permet d’éclairer la situation. En prenant possession de l’eau, les industriels étendent leur emprise au-delà de ce qui est admis. Ils empiètent sur le patrimoine commun de la nation. La juriste Martine Rémond-Gouilloud dénonçait cette appropriation de la nature en la qualifiant de « droit de détruire » dans un ouvrage de 1989. Il faut alors se rappeler qu’une possession contestée n’est pas pérenne. C’est ici que se situe la porte d’entrée de toute démarche qui chercherait à mettre fin, juridiquement, à l’appropriation d’une chose, l’eau, qui n’appartient en principe à personne.
Cet article est paru dans The Conversation le 07/08/2024.