Des durées trop longues, un programme d’activités indigent, des conditions de détention particulièrement dégradées : l’isolement carcéral pratiqué en France est très éloigné des standards internationaux. Avec à la clé, des effets potentiellement dévastateurs pour la santé des personnes détenues. L’isolement ne cesse en outre de gagner du terrain hors des quartiers dédiés, avec la multiplication de régimes de détention restrictifs.


 

Un « emprisonnement dans la prison » : c’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) décrit l’isolement. À l’incarcération, qui brise déjà la plupart des liens avec l’extérieur, ce régime de détention ajoute en effet la rupture des contacts avec les autres personnes incarcérées. Une mise à l’écart qui, outre un confinement seul en cellule le plus clair du temps, se traduit généralement par des fenêtres obstruées, une promenade solitaire dans une cour dont l’ouverture au ciel est grillagée, et un accès aux activités encore bien plus réduit qu’en détention ordinaire.

L’isolement peut être une mesure judiciaire, ordonnée à l’encontre d’une personne prévenue pour les besoins de l’instruction. Mais le plus souvent, il s’agit d’une mesure administrative, censée prévenir « des incidents graves de la part de la personne détenue ou dirigés contre elle  ». Selon les cas, l’initiative peut alors provenir de l’administration ou de la personne concernée — deux cas de figure en réalité plus poreux qu’il n’y paraît. Au total, 814 personnes étaient placées en quartier d’isolement (QI) au 31 décembre 2023. Un chiffre qui, ces dernières années, tend à croître plus vite encore que la population carcérale : le nombre de personnes placées au QI a augmenté de près de 20 % entre début 2022 et fin 2023, tandis que celui des personnes détenues croissait de 9 %. Ce chiffre n’inclut d’ailleurs pas les placements à l’isolement hors QI, présentés comme «  très transitoires et très difficilement gérables pour les agents  » par la Direction de l’administration pénitentiaire (Dap), qui dit ne pas pouvoir les comptabiliser.

 

« Torture blanche »

 

Les effets délétères de l’isolement sur la santé physique et psychique des personnes détenues ne sont plus à démontrer : troubles anxieux, altération des sens, décompensation psychologique… Autant de symptômes qui s’aggravent au fil du temps. «  À tel point que le personnel soignant dénomme “torture blanche”  » l’usage prolongé de l’isolement, soulignait la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) en 2007. Cette mesure peut en outre peser durablement sur la capacité de nouer et d’entretenir des relations sociales, y compris après la sortie — renforçant encore l’aspect désocialisant de la prison, à l’opposé de la mission de réinsertion censée lui être attribuée.

Ces effets ont progressivement été reconnus par la jurisprudence française et européenne au cours des vingt dernières années. Soulignant que «  la mise à l’isolement peut, dans certaines circonstances, constituer un traitement inhumain et dégradant  », la CEDH préconise de n’y recourir « qu’exceptionnellement et avec beaucoup de précautions  ». La reconnaissance de ces risques majeurs a également poussé l’administration pénitentiaire à se doter d’une procédure « contraignante » et « contrôlée » — qui n’élimine cependant pas des abus récurrents, comme le détournement de l’isolement à des fins disciplinaires ou pour gérer des personnes atteintes de troubles psychiatriques. Cette procédure comporte aussi des impasses : « Tout le monde sait que cette mesure est nocive, puisque les détenus isolés font l’objet d’une visite médicale obligatoire deux fois par semaine — et pourtant, aucune durée maximale n’est prévue ! », souligne un médecin généraliste intervenant en centre pénitentiaire.

De fait, au 31 décembre 2023, plus de 35 % des personnes isolées par mesure administrative l’étaient depuis plus d’un an, et près de 20 % depuis plus de deux ans (voir graphique). Une proportion en contraste saisissant avec les standards internationaux en la matière : au-delà de quinze jours consécutifs, les règles « Nelson Mandela » de l’ONU interdisent purement et simplement l’isolement cellulaire, défini comme 22 heures ou plus en cellule sans « contact humain significatif ». Le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) du Conseil de l’Europe préconise quant à lui un « réexamen complet » de la mesure dès qu’elle dépasse 24 heures, en vue d’y mettre fin « le plus rapidement possible ». L’objectif étant de « réduire le recours à l’isolement au minimum absolu ».

 

 

Le grand vide

 

Les prisons françaises se situent également à des années-lumière des préconisations du CPT en matière de prise en charge des personnes isolées. Pour le Comité européen, en effet, tout isolement administratif devrait s’accompagner d’un « programme individualisé, axé sur la manière de traiter les motifs de l’isolement » et de « réintégrer le régime normal ». Un programme qui « devrait chercher à maximiser les contacts avec autrui […] et proposer un éventail d’activités le plus vaste possible pour occuper les journées[10] », précise-t-il. Or, outre cette cour de promenade grillagée à laquelle beaucoup préfèrent renoncer, les personnes à l’isolement en France n’ont que rarement accès à autre chose qu’à une annexe de la bibliothèque, à quelques appareils de sport, et au maintien des liens avec leurs proches éventuels dans les mêmes conditions que les autres personnes détenues. Au diapason du reste de la prison, mais de façon encore plus prégnante, les activités qui leur sont proposées « ne permettent de les occuper que quelques heures par semaine au mieux », soulignait le CPT lors de sa dernière visite en France[11].

La Dap entend de son côté promouvoir le développement des activités à l’isolement via un processus de « labellisation » des QI, lancé en 2015 et aujourd’hui presque achevé. Mais le « Référentiel qualité des pratiques professionnelles pénitentiaires », sur lequel repose cette démarche, est loin de proposer la révolution copernicienne attendue par le CPT. Et l’incitation faite aux chefs d’établissement de favoriser, dans la mesure du possible, les regroupements entre personnes isolées compatibles, se heurte à la réticence de bon nombre d’entre eux et à ce qu’un ancien directeur de maison d’arrêt qualifie de « culture de l’isolement absolu ».

Plusieurs praticiens pointent même un raidissement de la prise en charge à l’isolement dans de nombreux établissements pénitentiaires ces dernières années, à mesure que l’attention se focalisait sur les questions de terrorisme et de radicalisation. « La présence des personnes catégorisées “TIS” [en lien avec le terrorisme islamiste] a contribué à élever encore le niveau de sécurité et de contrôle dans les quartiers d’isolement », si bien que ce régime de détention est désormais « appliqué dans toute sa rigueur », relevait ainsi le Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL) en 2020[12]. Plus largement, « depuis les attentats de 2015 au moins, on a vu les QI se remplir de personnes jugées très prosélytes ou suspectées de radicalisation, en dépit de la multiplication des quartiers de prise en charge dédiés », détaille Maud Hoestlandt, directrice des affaires juridiques au CGLPL. « Et dans le même temps, la possibilité qui était souvent laissée aux personnes isolées de se rassembler par petits groupes, ou du moins de communiquer entre profils compatibles, s’est beaucoup atténuée. J’ai récemment visité un centre pénitentiaire lambda, pas spécialement sécurisé ni en proie à des tensions importantes, mais où le régime de séparation des personnes placées au QI était extrêmement strict. Ils se sont même montrés étonnés que je leur dise que ce n’était pas partout comme ça, qu’il pouvait y avoir des assouplissements. »

 

Extension du champ de l’isolement

 

Dans le même temps, l’administration pénitentiaire a multiplié ces dernières années les quartiers et régimes de prise en charge spécifiques, dans l’objectif de « différencier les parcours » des personnes détenues : unités pour détenus violents (UDV), quartiers « vulnérables », quartiers d’évaluation et de prise en charge de la radicalisation (QER et QPR), etc. Une évolution qui est loin d’être neutre pour le régime d’isolement, puisque bon nombre de ces quartiers regroupent des profils qui y sont traditionnellement placés. Pour Flavie Rault, adjointe au chef du bureau de la gestion des détentions à la Dap, « les quartiers spécifiques nous permettent d’allier des modalités de détention au moins aussi sécurisées qu’à l’isolement, des conditions de détention un peu moins contraignantes, et une prise en charge plus dense sur ce que nous estimons être une problématique majeure, souvent celle qui fonde l’isolement. Ils nous permettent d’envisager des sorties de QI qui n’auraient sans doute pas été possibles dans la même temporalité. »

Pour de nombreux chefs d’établissement, le recours aux quartiers spécifiques est de fait devenu le premier choix, confortant la place du QI comme une option par défaut : « Le QI, c’est beaucoup de contraintes pour pas forcément beaucoup d’intérêt, résume un directeur de maison d’arrêt. On préfère aujourd’hui recourir aux quartiers spécifiques. Mais on reste parfois obligé de placer au QI des profils complètement inadaptés à la détention normale, ou quand le danger est tel que les autres solutions ne suffisent pas. » Les quartiers d’isolement ne se sont pas vidés pour autant : en mars, ils étaient occupés à 84 % sur le plan national, tout comme les UDV[13]. Les quartiers spécifiques ne se substituent donc pas à l’isolement, mais s’y ajoutent.

Et si la porosité est telle, n’est-ce pas parce que certains quartiers spécifiques reprennent de larges pans de l’isolement ? Nombreuses sont en effet les personnes qui y sont placées à témoigner de conditions de détention qui s’apparentent fortement à celles d’un QI : « Tu es dans un isolement total, tu ne parles avec personne », souffle Monsieur I., incarcéré à l’UDV de Lille-Sequedin. « À part les trois détenus de notre groupe, on n’a aucun contact avec les autres, si ce n’est les discussions à la fenêtre, sans se voir physiquement », décrit pour sa part une personne détenue en QER[14]. « Avant, il y avait un voire deux QI par établissement, mais avec la création des QER, UDV et autres, l’isolement s’est répandu », estime elle aussi Charlotte Haguenauer, psychologue intervenant à la maison d’arrêt de Nanterre. « Certains détenus vont quitter le QI pour un quartier spécifique mais conserver les mêmes symptômes, le même ressenti, et le même vécu de stigmatisation. »

« Les frontières me semblent aujourd’hui un peu brouillées », confirme Maud Hoestlandt, qui évoque « un continuum, tout un spectre de pratiques qui vont de l’isolement stricto sensu à une prise en charge dans laquelle l’isolement est un peu moindre, mais qui reste soumise à énormément de contraintes du même type[15]. » La directrice juridique du CGLPL observe d’ailleurs « des glissements, avec des personnes placées sous le régime de l’isolement mais affectées en quartier spécifique ». Mais surtout « des situations où les personnes sont isolées de fait, sans procédure d’isolement » : « Ce que nous voyons le plus souvent, c’est le recours à des régimes dits d’observation, par exemple à la sortie du quartier disciplinaire. C’est parfois très tarifé : on sort au bout d’un mois, par exemple, à moins qu’un incident ne se soit produit. Mais c’est parfois beaucoup plus flou : le séjour se prolonge plus longtemps qu’annoncé, sans que la raison en soit très claire. »

Cette extension du champ de l’isolement, susceptible de produire des effets tout aussi dévastateurs, échappe en effet à la stricte procédure censée l’encadrer. Laissant aux personnes détenues et à leurs avocats la lourde charge de démontrer qu’ils font l’objet d’une mesure restrictive. Une impasse qui interroge la définition même de l’isolement dans le contexte carcéral : « Du point de vue des droits fondamentaux, le quartier n’importe pas tant que le régime de prise en charge, résume Maud Hoestlandt. L’essentiel, c’est de savoir à quelle fréquence la personne peut sortir de sa cellule, pour aller où, avoir quelles interactions, faire quelles activités, avec quelle possibilité d’exercer ses droits… À ce compte-là, il faudrait compter parmi les personnes isolées non seulement celles qui sont au QI et au QD, mais aussi toutes celles qui sont détenues dans des quartiers organisant différents degrés de mises à l’écart, et jusqu’à celles qui restent elles-mêmes confinées en cellule, parce qu’elles se sentent menacées ou autre. De façon à ce que toute décision impactant l’exercice des droits des personnes­ détenues puisse être contestée ».

Par Johann Bihr

 

Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°122 – mai 2024.

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