À propos de ce dossier

L’été. Les festivals. L’art chorégraphique retrouve sa place dans l’actualité régionale. Mais en 2024, les Jeux Olympiques occupent solidement la toile de fond. Usant tout deux du corps comme vecteur premier, sport et art chorégraphique sont néanmoins fort dissemblables. S’opposent-ils ? Se complètent-ils ? Existe-t-il entre eux deux une zone grise ?

L’auteur de ce dossier pour altermidi, Gérard Mayen, montpelliérain, est journaliste et critique, spécialisé dans la danse. Il avoue qu’à titre personnel, sa passion pour l’art chorégraphique puise en partie dans une aversion marquée à l’égard des activités sportives, leur culture de corps, leur univers, qu’il considère normatifs et compétitifs. Mais il s’est laissé tenter par un questionnement, qui surprend les attendus.


 

Se définissant comme « professeur de corps », Yves Massarotto, à l’origine de la création du Pôle Art-danse de l’académie de Montpellier a également œuvré à l’établissement des programmes dans le cadre de la réforme des lycées. À l’instar des évolutions dans la société, les conceptions pédagogiques des enseignants d’E.P.S. et artistes sont amenées à se rencontrer dans la multiplicité du corps, passant de la santé à la compétition, jusqu’à la création, le rapport à l’environnement…

 

Un petit point d’histoire de la danse. Dans les années 50 et 60 du siècle dernier, la danse dans l’Hexagone effectue une traversée du désert de la modernité. Elle est alors dominée par Roland Petit et Maurice Béjart. Même très connecté à la société, celui-ci, pas plus que son collègue, ne travaille à une véritable refondation critique des concepts de l’art chorégraphique. C’est de l’autre côté de l’Atlantique que se produisent les grandes ruptures et avancées, chez les Merce Cunningham puis la post-modern dance.

Or il existe tout de même un village de Gaulois, où s’organise la résistance, en quête de réflexion, d’innovation. Ce repère un peu rebelle n’est autre que le milieu de l’E.P.S., l’Éducation physique et sportive. Parce qu’ils réfléchissent à la transmission d’un sens à donner au geste, des professeurs de sport se montrent curieux de l’art chorégraphique en tant que tel. Des personnalités aussi remarquables que Dominique et Françoise Dupuy, pour ne citer que ces chorégraphes — d’ailleurs récemment disparus — œuvrèrent beaucoup de ce côté-là.

En 2024, au Lycée Jean Monnet à Montpellier, mais souvent aussi dans les salles de spectacle, on peut rencontrer Yves Massarotto, héritier de cette grande tradition. Et c’est lui qui va nous aider à dépasser la bipartition binaire qui sous-tendait, implicitement, la série d’articles d’altermidi qui se termine avec celui qu’on est en train de lire, autour de la question générique « Danse et sport : des corps irréconciliables ? ».

Yves Massarotto est donc prof’ d’E.P.S., d’éducation physique et sportive, depuis plus de trente ans. « Et c’est le “S” de “sportive” qui fait problème dans cette appellation », persifle-t-il, tout sourire, dès le stade des présentations. Avec lui, on sent qu’il va falloir se montrer agile et dynamique, pas que sur le tatami, mais dans le domaine des idées aussi. Une précision : depuis que ces filières ont été créées dans les lycées, Yves Massarotto est professeur d’art-danse. Ses élèves sont celleux qui prennent très tôt une option très forte pour la danse, avec coefficient 6 au bac. Il a été à l’origine de la création du Pôle Art-danse de l’académie de Montpellier. Il a également œuvré à l’établissement des programmes de danse dans le cadre de la réforme des lycées.

Pour donner corps aux enjeux, on est obligé d’en revenir à l’histoire, à l’évolution des conceptions pédagogiques, qui traduisent finalement des évolutions dans la société. Écoutons le professeur : « Dès qu’elle se met en place au début du vingtième siècle, l’E.P.S. est tiraillée entre deux préoccupations. D’une part l’hygiénisme, abordant le corps sous l’angle de la santé. D’autre part le modèle sportif, qui se soucie plutôt d’efficacité et de compétition. » Dans les années 60, la bascule opère nettement : « C’est la vision sportive qui l’emporte. Mais en “culturalisant” un modèle de ce qu’on appelle alors les valeurs sportives. L’entraînement. La compétition. L’efficacité. »

Rien n’est si simple. Les pratiques de danse sont bien reconnues pour leur valeur pédagogique, de maîtrise corporelle. Or, elles vont aussi induire un questionnement artistique. Peut-on danser sans souci d’une expressivité, voire d’une esthétique ? Depuis 1996, il faudrait même dire « Éducation physique, sportive et artistique » si on veut être tout à fait exact. « Très peu d’enseignants s’y sont mis, mais avec énormément d’enthousiasme. Ils étaient très militants ; il n’ y avait rien d’évident. Les jeunes qui déboulent en S.T.A.P.S. pour devenir profs’ d’E.P.S. sont en général de purs sportifs. Ils ne se sentent pas légitimes sur un terrain de sensibilité artistique. »

Il y a de la tension dans l’air. On n’en serait qu’entre 5 % à 10 % d’activités artistiques programmées dans le second degré. Cela alors que les positions officielles se sont radicalisées. Depuis 2019, il est inscrit dans la loi que les programmes de lycée devraient tous intégrer un processus de création artistique. « Un pavé dans la mare », estime Yves Massarotto. À défaut de concrétisation, au moins le débat oxygène-t-il les muscles et les esprits : « Se pose forcément la question de qu’est-ce qu’un processus de création artistique par le corps. C’est dans l’E.P.S., or ça semble bien s’opposer au sport. »

 

Performance au Lycée Jean Monnet. Photo altermidi crédit Yves Massarotto.

L’enseignant se régale de pareille contradiction, à ses yeux féconde. Lui-même a tranché radicalement, au point de se sentir « hyper isolé, hyper dissident » dans son milieu. Il repère encore d’autres évolutions fécondes : « L’option sanitaire avait perdu la partie en faveur de l’option avant tout sportive. Mais voici que depuis 2010 a été réintroduite une notion d’“entretien de soi”, qui autorise beaucoup. On se retrouve avec des pratiques de yoga dans les établissements. C’est fort, quand même. »

Le professeur note aussi le succès des « activités physiques de pleine nature », elles aussi encouragées : « Or ces activités ne sont pas vraiment construites sur le modèle sportif. Elles permettent de questionner des notions de rapport du sujet à son environnement, avec une démultiplication des enjeux et des pratiques. » Pourquoi pas des dimensions poétiques, des éveils à la réflexion sur le tissu urbain. Etc.

Remettons un peu d’ordre. Selon Yves Massarotto, il y a bien deux univers distincts, de la danse et du sport respectivement. Le champ sportif : « C’est celui de la compétition, basé avant tout sur une concurrence individuelle ou collective. On y cultive l’efficacité, qui renvoie à une rationalité. Soit une pensée très linéaire, qui redouble les modèles du capitalisme. Extériorité de la définition de tâches, d’objectifs, de contraintes, qui se conquièrent à travers l’entraînement, avec ses règles, ses normes stabilisées. On peut y attribuer des valeurs de fair-play, d’entraide, de collectif structuré, et de clarté de critères objectivables. »

Maintenant, le champ de la danse artistique à l’école : « Un corps crée son propre rapport à sa mobilité, dans un rapport poétique, politique, esthétique, au monde. La technique n’y est pas le critère prévalant, en faveur d’une approche créative. Le corps est investi dans l’expérimentation d’une diversité de situations et d’enjeux qui débordent le seul souci d’efficacité. »

Retour au dur des structures : « L’enseignement artistique se fait à charges et responsabilités partagées entre le Ministère de l’Éducation nationale et le Ministère de la Culture. Cela se travaille avec des relais établis, comme le Centre chorégraphique national à Montpellier. Il y a donc une coconstruction entre enseignants et artistes. L’école s’aventure à mettre un pied en-dehors de l’école. Et elle accepte qu’un artiste mette un œil sur le contenu de ce qui va être enseigné. » On sort du pur savoir scolaire. « Et ça, je vous assure que ça n’est pas rien », se réjouit Yves Massarotto.

Là, il pense pouvoir dépasser une bipartition binaire. Il s’exclame : « Pour ma part, je me définis comme “professeur de corps”. Oui, mais quel corps ? » « Quels savoirs se développent à partir de là, que l’élève contribue à construire à travers son expérience ? Comment faire dialoguer une intelligence conceptuelle avec une intelligence corporelle sensible ? » On peut en revenir à sa propre expérience : « J’ai fait moi-même de la gymnastique à un niveau inter-régional. Ça n’est pas négligeable. Il m’en reste des acquis tout à fait appréciables en termes de motricité, et cela peut me servir quand je danse. »

Mais quand il danse, « il est clair que je fais tout autre chose que de la gym. C’est d’ailleurs une discipline qui descend directement de l’art militaire. Dès l’âge de 20 ans j’ai éprouvé le besoin de bifurquer. Je suis plusieurs corps. Le corps artistique ne nie pas le corps sportif. Mais il ouvre un champ de compréhension tout autre, beaucoup plus large, qui m’aide à vivre. Ça n’est pas la gymnastique qui m’apporte ça. »

Réflexion d’enseignant : « L’enseignement des savoirs par l’école n’est plus en phase avec un environnement en profonde mutation. La pensée rationnelle, scientifique, de pure objectivité, ne fonctionne plus, ne permet pas d’accéder à une pensée complexe. Et sur le stade, je n’enseigne pas à courir, mais à vivre pleinement et à considérer ce que peut être ton expérience singulière de la course. »

Conclusion apaisée : « J’ai eu la chance énorme de côtoyer beaucoup d’artistes. C’est ce que j’en ai retiré que je dois transférer dans l’E.P.S. » Mission possible.

Gérard MAYEN

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.