Danse et sport : des corps irréconciliables ? # 3


A propos de ce dossier

L’été. Les festivals. L’art chorégraphique retrouve sa place dans l’actualité régionale. Mais en 2024, les Jeux Olympiques occupent solidement la toile de fond. Usant tout deux du corps comme vecteur premier, sport et art chorégraphique sont néanmoins fort dissemblables. S’opposent-ils ? Se complètent-ils ? Existe-t-il entre eux deux une zone grise ?

L’auteur de ce dossier pour altermidi, Gérard Mayen, montpelliérain, est journaliste et critique, spécialisé dans la danse. Il avoue qu’à titre personnel, sa passion pour l’art chorégraphique puise en partie dans une aversion marquée à l’égard des activités sportives, leur culture de corps, leur univers, qu’il considère normatifs et compétitifs. Mais il s’est laissé tenter par un questionnement, qui surprend les attendus.


 

Carrure sportive et propos clair. Le Montpelliérain Thomas Esnoult surprend les idées, plus nuancées, parfois un peu éthérées, qu’on se fait d’une personnalité de danseur. Thomas, totalement danseur professionnel. Danseur contemporain. Connu à Montpellier comme interprète des Didier Théron et Yann Lheureux. Entre autres. Également animateur, avec sa compagne, de la salle Bodhi Bien-être. Dans le quartier des Arceaux, c’est un lieu qui s’inspire du coaching sportif — l’une des activités professionnelles de Thomas Esnoult

Mais s’y mêlent les savoirs sensibles du yoga et des démarches spirituelles, de la danse, autant que de la boxe ou du renforcement musculaire. Tout un alliage rare. Chez notre sportif devenu artiste — de même que sa compagne Marguerite Bouvier — rien ne peut être séparé. Or rien n’était donné au départ : « Mon père était légionnaire. Moi-même je voulais être commando dans l’armée. Un rêve de gamin. Le parachutisme. Le combat. La police m’attirait aussi. La rigueur. » Bilan de personnalité : « J’étais assez dur, froid, exigeant par principe. Et d’origine corse, en plus ! », aligne Thomas.

C’est dans le sport qu’il commence à se réaliser. Pas qu’à moitié. Sept ans de karaté, dès ses six ans. Dix ans de boxe anglaise. Le VTT. Le trail. Le handball. Et totale adhésion à une certaine idée, cadrée, de valeurs qu’on peut rattacher au sport : « j’y ai toujours aimé un principe de progression, d’évolution, le dépassement de soi en passant d’une compétition à une autre. La rigueur, la discipline. Le respect. Ouais, ça m’a toujours parlé. Ça aide à s’investir dans la vie ».

Mais comment glisser une once de danse de création artistique dans une telle armure de muscles et de principes ? Cela s’est fait par un cours de danse, obligatoirement intégré au programme de la première année de STAPS. (formation universitaire en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives, par où passent généralement les futurs enseignant.e.s dans la spécialité). « Je n’avais vraiment pas envie d’y aller, à ce cours. J’y associais une idée de lâcher prise, en contradiction avec ce que j’avais reçu par mon éducation : n’envisager de faire quelque chose que si j’étais sûr de bien le faire. Un truc qui me bloquait même pour danser en boîte de nuit. »

Premiers cours très durs. Mais notre gars n’est pas fait que d’à priori. « Je n’avais pas de phobie sur la soi-disant efféminisation dans la danse. Au contraire, être à l’aise en danse, ça peut être cool avec les filles. Je n’avais rien contre l’idée de spectacle, non plus, ça pouvait me plaire. Mais en plus, j’aimais la musique, je touchais à la guitare. Et par là, il y a eu une idée de rythme, d’articulation possible, de combinaison avec le corps, qui a pu fonctionner. »

Rajoutons l’ingrédient des rencontres : une prof’ qui sait se montrer encourageante, avec un élève convaincu, quoiqu’il arrive, de devoir bien faire. Et une bonne camarade d’études qui a remarqué les excellentes capacités de ce partenaire, au moment de s’y associer pour le duo d’examen de premier semestre, coefficient 2. Souvenir : « Ça manquait de précision, c’était assez moche. Mais bon, l’énergie était là. Et j’y avais mis des choses qui me venaient du sport et peuvent aussi aider en danse : discipline, concentration, obstination à s’améliorer. »

Autre rencontre heureuse : Anne-Marie Porras, fameuse pédagogue de la danse à Montpellier, détecte un potentiel : « aussi sec, elle m’invite à rejoindre son ballet junior. J’atterris dans son école, entouré de cent quatre-vingt élèves qui ont dix ou quinze ans de danse derrière eux. J’ai dû me battre ! » Blessure. Hernie discale. Mais le chemin est amorcé. C’est d’autant plus paradoxal que cet artiste débutant atypique a beaucoup entendu et assimilé que « la danse n’est pas un métier ». Diplôme d’État de professeur de danse. Contrat chez le chorégraphe Didiert Théron. « Mais j’ai toujours continué à faire du sport à côté. C’est mon équilibre. »

Mais alors, que chercher dans la danse ? Quoi y mettre en retour ? À quoi croire ? « Mon lien à la musique a beaucoup aidé. Écouter mon corps autant que des sons. Capter des énergies plus douces ». Porte entrouverte : « Je pouvais quand même exprimer des émotions vécues, des trucs pas conscients, refoulés. Finalement chercher dans mon caractère profond un peu de lumière dans le cœur, de la douceur, des trucs que j’assumais pas. » Retourner la situation : « De toute façon, en arrivant si tardivement dans la danse, mon atout ne pouvait pas y être la technique avant tout, mais ma capacité à interpréter, à faire vivre un personnage. »

Interpréter l’espace, tout autant : « J’aime les impros’ en espace urbain, jouer avec les matières, les éléments graphiques, les traces physiques, les sols, les murs. Pour moi, la danse doit partir de quelque part, j’interprète à partir de quelque chose, et ça va passer par le corps. » Thomas définirait son style comme « du contemporain dynamique, inspiré de l’énergie des danses urbaines, mais sans être du hip-hop ».

Quant à ses acquis sportifs, il souligne la part de bagage commun : « dans le coaching, je peux m’inspirer de mouvements de danse pour des exercices musculaires ou articulaires. Je suis pas dans une logique de machines, ou d’élastiques. Et il y a tout un stock de notions anatomiques, bio-mécaniques, en commun entre sport et danse. En pédagogie, ça peut vraiment se rejoindre. Il y a quand même des données de fonctionnement du corps. Tu vas le retrouver même en yoga ». Yoga qu’il apprécie aussi, « pour l’apaisement mental, l’équilibre des énergies, l’alignement ».

En résumé : « Côté sport, l’intensité extrême, le souci de la morphologie. Et côté danse, l’univers des sensations, les subtilités et l’émotion. Chaque chose nourrit l’autre. Ne pas pousser le corps, avant tout l’écouter. Cultiver une compréhension ».

Gérard MAYEN

 

Le crédit photo : Alain Scherer

 

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.