Et si, le 9 juin, l’Hexagone avait tendu au monde un miroir saisissant, reflétant la tendance globale à l’autoritarisme, aux dérives xénophobes et aux calculs cyniques ?


 

L’Orient-Le Jour (Beyrouth)

Les résultats du scrutin européen du 9 juin ont confirmé l’évidence. La France est aujourd’hui le miroir grossissant de l’Europe, qui elle-même ressemble de plus en plus au reste du monde. Un monde dominé par des régimes autoritaires qui n’ont jamais été aussi puissants. Un monde où règne la loi du plus fort, et où le droit international n’engage que ceux qui y croient. Certes, les démocraties ne chutent pas en un jour. Mais cette poussée des extrêmes droites sur le continent — bien qu’elles n’aient pas obtenu la majorité au Parlement européen — équivaut au triomphe d’idéologies fondées sur une lecture organiciste de la société : celle-ci fonctionnerait comme un être vivant qu’il faut régénérer et protéger des corps étrangers. Sur la scène extérieure, elles se caractérisent par un déni des droits humains et une contestation de l’ordre libéral né dans l’après-guerre.

En France, l’emballage a changé, mais la vision est restée la même. Les idées du Rassemblement national (RN) — le parti d’extrême droite arrivé en tête du scrutin et dirigé par Jordan Bardella — sont d’abord inspirées par la haine de l’autre, “l’étranger”, le Français d’origine étrangère, le Français à la mauvaise couleur de peau ou fidèle à la mauvaise religion.

Entre 2019 et 2024, le RN est passé de 18 à 30 députés au Parlement européen [23 eurodéputés RN ont été élus en 2019, cinq ont ensuite quitté le parti]. Ce dernier succès était, en soi, attendu. Ce qui l’était moins en revanche, c’est que le RN puisse obtenir la majorité au sein du Parlement national très prochainement. Car jamais ce parti, successeur du Front national fondé en 1972 par Ordre nouveau — un mouvement politique alors partisan de l’instauration d’un État fasciste en France — n’avait été si proche de son grand jour.

En cause : la décision annoncée le 9 juin par le président français, Emmanuel Macron, d’une dissolution de l’Assemblée nationale et de l’organisation d’un scrutin législatif à la fin du mois. Une initiative symptomatique du déclin éthique et politique d’un courant libéral — le fameux “extrême centre” — prêt à tout pour garder le pouvoir, quitte à livrer son pays, clés en main, aux forces les plus antidémocratiques qui y sévissent, dans l’espoir qu’elles échoueront et qu’à la prochaine échéance il pourra revenir en force.

Certes, Macron n’a pas inventé le cynisme en politique. Qui a oublié l’instrumentalisation de la proportionnelle par François Mitterrand pour faire monter le Front national et affaiblir ainsi la droite [en 1985, le gouvernement Fabius, qui vient d’essuyer une déroute aux cantonales au profit du RPR, annonce l’instauration de la proportionnelle aux élections législatives de 1986] ? La différence toutefois est qu’aujourd’hui les scores cumulés du RN et de Reconquête — le mouvement identitaire fondé par le polémiste Éric Zemmour — frôlent les 40 % (quoique dans un contexte de très forte abstention).

Le chef de l’État, par conséquent, sait parfaitement quels sont les risques encourus. Mais l’opportunisme n’est pas le seul élément à considérer ici. Car si les mandats de Macron ont accéléré la montée en puissance de l’extrême droite, la dynamique qui sous-tend celle-ci est autrement lointaine et ne peut être comprise sans analyse des angoisses démographiques et culturelles qui touchent une partie de la population. Depuis les années Sarkozy, le champ politique français n’a en effet cessé de se droitiser, au point que tous les gouvernements depuis 2007 ont repris à leur compte une partie des idées et des éléments de langage du Front national, puis du RN.

 

 

Dessin Balaban

 

 

Progressivement, la figure du “musulman” a pris le relais de celle de “l’Arabe” et s’est muée en repoussoir absolu. La société française est secouée par une multiculturalité qui remet fondamentalement en cause son modèle assimilationniste et laïque. Bien sûr, le phénomène interroge nombre de pays en Europe. Mais il est particulièrement visible en France, où plus de la moitié de la population se dit aujourd’hui “sans religion” tandis que la discrétion des Églises contraste avec la visibilité et la vitalité d’une religion musulmane pratiquée par des jeunes.

À cela se sont combinées des peurs sécuritaires. La France a été très durement touchée par une série d’attentats djihadistes particulièrement meurtriers contre des cibles hautement symboliques : la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo a été presque entièrement décimée [le 7 janvier 2015] pour avoir représenté des caricatures jugées insultantes vis-à-vis de l’islam, des professeurs ont été tués à l’école au prétexte de leur supposée islamophobie, des enfants juifs ont également été assassinés dans l’enceinte de leur établissement scolaire. Sans oublier les attaques de Paris et Saint-Denis en novembre 2015 qui ont fait 130 morts.

Aujourd’hui, l’islamophobie est l’un des principaux vecteurs de ralliement autour de l’extrême droite. Elle puise une partie de ses sources dans le développement de courants islamistes réactionnaires, violents et en guerre ouverte contre l’Occident. Mais ces courants islamistes se nourrissent eux aussi de l’islamophobie ambiante.

Le cercle est infernal, et aucun courant politique de poids, du moins en France, n’est actuellement en mesure d’agir en vue de le briser. Au-delà de l’extrême droite, cette dualité mortifère est profitable électoralement à la fois à une partie des libéraux et à certains segments de la gauche radicale. Les uns peuvent bénéficier de la peur de l’islam, les autres tirer avantage de la haine des musulmans. Et dans un contexte d’explosion de l’antisémitisme et de l’islamophobie, chaque formation courtise sa “minorité” préférée au lieu de lutter en même temps contre tous les racismes.

À cette crise culturelle et identitaire se conjugue celle du capitalisme ultralibéral. Depuis le tournant de la rigueur, au début des années 1980, le néolibéralisme a remplacé le keynésianisme en tant que paradigme économique dominant. Il guide les politiques de dérégulation des services publics, du marché du travail ou encore de la finance. Il soutient la répartition des richesses en faveur du capital et au détriment du travail salarié. Et contribue à l’explosion et à la légitimation des inégalités.

Ironiquement toutefois, la crise actuelle est aussi, dans une bien moindre mesure, celle de l’antilibéralisme théorique qui imprègne des pans entiers de la gauche. Non pas que l’idéologie néolibérale ne soit pas critiquable. Elle l’est assurément, non seulement à cause du modèle économique qu’elle défend, mais aussi pour la culture individualiste du chacun pour soi et du tous contre tous qu’elle instaure.

 

Émotions

Il n’en demeure pas moins qu’à force d’avoir fait du néolibéralisme un mal absolu dont découleraient tous les autres maux, une partie de la gauche a pu passer à côté du danger de l’extrême droite, sous prétexte que la montée des racismes était directement et uniquement liée au libéralisme. Or le vote pour l’extrême droite semble davantage mû par des affects spécifiques que par une position socio-économique objective au sein de la société. Là où la gauche est censée parier sur la colère et l’indignation des citoyens, l’extrême droite joue, ainsi que le souligne Éric Fassin dans Populisme : le grand ressentiment (2017), sur le ressentiment et la rancœur. Sur l’idée, en somme, que celui qui gagne un peu moins est un “assisté” et celui qui gagne un peu plus, un “bourgeois” ou un “privilégié”.

Or, depuis plus de dix ans, une partie de la gauche — incarnée, à titre d’exemple, par La France insoumise en France ou encore Podemos en Espagne — a fait le choix — influencée par le politologue argentin Ernesto Laclau et la philosophe belge Chantal Mouffe [théo- riciens du populisme de gauche, dont les travaux ont influencé Jean-Luc Mélenchon] — de répondre au populisme de droite par un populisme de gauche. De faire appel, finalement, aux mêmes émotions, même s’il ne s’agit pas de défendre le même programme.

La porte ouverte à toutes les confusions, non seulement en interne, mais aussi dans le rapport aux relations internationales. En interne, les crises identitaires, démocratiques et économiques se cumulent et rendent les citoyens particulièrement perméables aux discours de défiance vis-à-vis de la démocratie représentative, des institutions et des médias.

 

Scepticisme

Derrière cette suspicion permanente, entre autres, un sentiment de dépossession politique auquel ont par exemple contribué le non exprimé par référendum en 2005 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe — dont le texte a ensuite été reformulé et ratifié sans consultation populaire — ou encore la cure de choc infligée à la Grèce par l’UE en 2015 alors que la population s’était exprimée en faveur d’Alexis Tsipras pour qu’il s’oppose aux plans d’austérité.

Des épisodes qui ont participé à rendre tout discours officiel inaudible aux oreilles de certains, persuadés qu’il est forcément trompeur. La crise sanitaire liée au coronavirus a été, de ce point de vue, particulièrement propice à la propagation de théories du complot en tous genres. Le fléau du scepticisme permanent ne touche évidemment pas que la France. Et il s’accompagne en général d’autres caractéristiques. Aux États-Unis, par exemple, l’ancien locataire de la Maison-Blanche Donald Trump n’est ni un néofasciste ni un postfasciste. Mais son populisme droitier est parfaitement compatible avec l’extrême droite, érige l’anti-intellectualisme primaire en marque de fabrique, fait du capital culturel une honte absolue et du capital économique une fierté. Et, surtout, galvanise l’ego du “mâle blanc”, quelque peu désorienté face aux avancées sociales obtenues par les femmes, les minorités raciales et les groupes LGBTQ+.

Dans l’arène diplomatique, la progression des idées d’extrême droite dans des démocraties libérales de plus en plus tentées par l’illibéralisme semble aller de pair avec l’affermissement des régimes dictatoriaux dans le monde. Mais courants libéraux tout comme de gauche radicale ont contribué, à leurs échelles respectives, à asseoir cette complémentarité. On peut penser ici au large soutien dont bénéficie Israël parmi les libéraux dans la guerre qu’il mène à Gaza alors même que la Cour internationale de justice a évoqué un “risque de génocide” et que l’ordre international que bafoue l’État hébreu est celui que l’Occidental libéral a lui-même fondé.

On peut aussi penser au soutien tantôt indirect, tantôt explicite apporté par des formations de gauche radicale à Vladimir Poutine. Que ce soit lors de l’intervention russe en Syrie au secours du régime [de Bachar El-]Assad]. Ou en cherchant à mettre un terme aux livraisons d’armes à l’Ukraine. Soit, en pratique, à appuyer l’occupant russe.

Le tableau d’ensemble est peu réjouissant. Et réfléchir à des alternatives au monde qui vient est difficile. L’extrême droite semble avoir déjà gagné. Elle est aujourd’hui inarrêtable. Qu’elle accède ou pas au pouvoir, le délitement des démocraties est en marche. Et, malheureusement, les extrêmes droites ne sont pas les seules responsables.

Soulayma Mardam Bey

 

Source L’Orient-Le Jour  le 12 juin 2024 – Publié par le Courrier International