Avec la libération de son fondateur Julian Assange, WikiLeaks connaît une nouvelle étape dans son histoire mouvementée. Rendu célèbre en 2010 avec la publication massive de documents militaires et diplomatiques classifiés, ce site collaboratif a durablement modifié le monde de l’information. Et son impact continue à se faire sentir, presque vingt ans après sa création.


Coopération entre les hackers et les journalistes

En créant WikiLeaks en 2006, le hacker australien Julian Assange veut « libérer l’information ». Partisan de la transparence totale, l’informaticien estime qu’il faut offrir aux lanceurs d’alerte un espace sécurisé où ils peuvent transmettre des informations sensibles à tous les citoyens. Mais la plateforme reste à ses débuts assez marginale et ses premières révélations — sur le Kenya, des banques suisse et islandaise ou l’affaire Dutroux notamment — ne font pas grand bruit.

Il faut attendre 2010 pour que le site se fasse connaître du grand public. WikiLeaks publie alors la vidéo classifiée d’un raid aérien de l’armée américaine à Bagdad en 2007. Un hélicoptère ouvre le feu sans sommation sur un groupe de civils, faisant 18 morts, dont deux reporters de l’agence Reuters. Cet épisode marque un tournant dans la notoriété du site.

Dans la foulée, la mise en ligne d’informations sensibles sur les opérations militaires des États-Unis en Afghanistan et en Irak et la divulgation de nombreux télégrammes diplomatiques assoient la réputation de WikiLeaks. Et provoque de nombreux changements dans l’écosystème de l’information, à commencer par le travail des journalistes.

Si WikiLeaks met à disposition des internautes de nombreux documents en accès libre, Julian Assange se tourne rapidement vers les grands médias. À la fois pour disposer d’une caisse de résonance, mais aussi pour rendre ces données intelligibles au grand public. Et si cette coopération ne s’est pas faite sans heurts, « parce que ce sont deux mondes qui se rencontraient, mais ne parlaient pas la même langue », elle marque « un tournant majeur » dans le traitement de l’information, explique Olivier Tesquet, journaliste à Télérama spécialisé sur les questions numériques.

« Ce qui a véritablement changé les choses, c’est cette coopération, le fait de faire la jonction entre le monde du hacking et celui des médias traditionnels en orchestrant la fuite de grandes quantités de documents, souligne l’auteur de Comprendre WikiLeaks (MaxMilo) et Dans la tête de Julian Assange (Actes Sud). Ça ne se faisait pas à l’époque. »

Des volumes de données auxquels les journalistes n’avaient jusque-là jamais fait face. Et qu’il a fallu classer et analyser, poussant les médias à innover, développer de nouveaux outils et de nouvelles compétences, ainsi qu’à travailler avec des développeurs pour « mettre en récit » ces révélations. Or, aujourd’hui, il est devenu courant pour les rédactions de s’associer à des informaticiens pour appréhender un univers numérique parfois abscons. Et d’avoir des journalistes spécialisés qui savent manipuler ces bases de données. Car les travaux de WikiLeaks se combinent à l’époque avec l’apparition du « data journalism » (le journalisme de données), qui s’intéresse à l’exploitation, l’analyse et la mise en forme de données statistiques pour les rendre compréhensibles au public. Une tendance émergente que la collaboration entre les médias et le site de Julian Assange a « soutenu et mis en musique ».

Autre changement majeur et persistant dans le monde des médias : l’avènement des consortiums d’investigation, rassemblant des journalistes du monde entier. « Autrefois, le journalisme d’investigation “à la papa” se faisait plutôt chacun de son côté », pointe le journaliste Olivier Tesquet. WikiLeaks « a changé la donne en amenant des journalistes de nationalités et de rédactions différentes à s’asseoir autour de la table et à travailler ensemble » sur le même sujet, en se répartissant l’analyse des données avant de faire leurs révélations de concert. Les scandales planétaires des Panama Papers, Paradise Papers ou autres Pandora Papers doivent beaucoup aux méthodes développées lors des collaborations avec WikiLeaks.

Lanceurs d’alerte et répression

Autant d’affaires basées sur des « leaks » (fuites) que l’on doit presque systématiquement à des lanceurs d’alerte. Et là aussi, la plateforme de Julian Assange a eu un impact considérable. « WikiLeaks a influencé et motivé une nouvelle génération de lanceurs d’alerte », estime Benjamin Sonntag, co-fondateur de la Quadrature du Net, une association de défense des libertés fondamentales sur Internet. « WikiLeaks a non seulement donné l’exemple, mais aussi les moyens à ceux qui étaient en position de le faire, de tirer la sonnette d’alarme ». Edward Snowden en est peut-être l’exemple le plus marquant. Bien qu’il ne soit pas passé par le site d’Assange pour ses révélations, l’analyste de la CIA a été inspiré puis soutenu par WikiLeaks.

Mais cela ne s’est pas fait sans en payer le prix fort, autant pour Snowden que pour Assange. Et c’est un des enseignements majeurs de WikiLeaks, pour Benjamin Sonntag. « Les impacts socio-politiques de ces affaires sont colossaux : par ces révélations, mais aussi par la répression dont il fait l’objet, WikiLeaks a démontré que nos démocraties sont faillibles, que des décisions sont prises à des niveaux transnationaux échappant à la loi, que certains secteurs ne tolèrent pas la transparence, que la raison d’État fait plier les systèmes judiciaires », résume le membre de la Quadrature du Net. Une leçon qui a durablement marqué la société et qui a propulsé Assange au rang d’icône dans certains milieux.

 

Les « graines » de WikiLeaks

Aujourd’hui, la libération de son fondateur pose aussi la question de l’avenir de la plateforme. Considérée en sommeil ces dernières années, en grande partie à cause des problèmes judiciaires de son créateur, beaucoup se demandent si « WikiLeaks va revenir » ou si Assange va « relancer la machine » ? Même s’il le souhaite, cela n’a plus tellement d’importance, estime Benjamin Sonntag. « Pour moi, WikiLeaks, ce sont surtout des petites graines, entre 2006 et 2012, cela a semé quelque chose et on continue de faire vivre son héritage sous plein de formes. »

Les nouvelles méthodes de travail des médias, les collaborations entre experts de l’informatique et journalistes, la multiplication des révélations d’envergure portées par des consortiums, le développement de nouveaux outils numériques mis à disposition des citoyens, les nombreux projets ou sites s’inspirant de la célèbre plateforme, sont autant « de voies possibles » pour « libérer l’information » comme le voulait Assange. Reste à savoir si ces « enfants et petits-enfants de WikiLeaks », comme les qualifie Benjamin Sonntag, sauront faire face aux crispations des États.

  Baptiste Condominas

Source RFI 27/06/2024

Photo Reuters