L’été. Les festivals. L’art chorégraphique retrouve sa place dans l’actualité régionale. Mais en 2024, les Jeux Olympiques occupent solidement la toile de fond. Usant tout deux du corps comme vecteur premier, sport et art chorégraphique sont néanmoins fort dissemblables. S’opposent-ils ? Se complètent-ils ? Existe-t-il entre eux deux une zone grise ?

L’auteur de ce dossier pour altermidi, Gérard Mayen, montpelliérain, est journaliste et critique, spécialisé dans la danse. Il avoue qu’à titre personnel, sa passion pour l’art chorégraphique puise en partie dans une aversion marquée à l’égard des activités sportives, leur culture de corps, leur univers, qu’il considère normatifs et compétitifs. Mais il s’est laissé tenter par un questionnement, qui surprend les attendus.


 

 

Mais que va faire la breakdance comme discipline sportive additionnelle aux Jeux Olympiques 2024 ? La polémique a fait rage lorsque les organisateurs de la compétition ont fait savoir que ce courant de la danse hip-hop ferait partie des nouvelles pratiques sportives enregistrées aux J.O. de Paris, à l’instar du skateboard ou encore l’escalade. D’autres spécialités, toujours pas reconnues — le karaté, ou même le billard — ont crié d’autant plus fort à la discrimination. Et dans les rangs des breakeurs eux-mêmes, certains ont pointé une régression symbolique : ils s’étaient beaucoup battu pour être pleinement reconnus artistes, dans le registre des valeurs esthétiques, voilà qu’on les rattrape dans la catégorie du sport, toute d’épreuve juste physique.

Il y a aussi à dire sur la pureté éthique de ces Jeux, bouffés par le fric et la médiatisation. La breakdance y sera maintenue dans un statut bâtard : présente à Paris, la spécialité sait déjà qu’elle sera éjectée du prochain rendez-vous mondial, dans quatre ans à Los Angeles. Tony Estanguet1 n’a pas caché ses motivations, un brin opportunistes : le breakdance servira de rabatteur médiatique à l’attention de la jeune génération. Il servira de cheval de Troie pour infiltrer la retransmission sur les réseaux sociaux. La spécialité compte trente millions de praticiens sur la planète. Un million en France, qui en est une nation vedette. La Seine-Saint-Denis, département phare des J.O., est un haut-lieu de la spécialité.

Et tout cela n’est pas sans écho à Montpellier. On peut y rencontrer un praticien enthousiaste : Lahouari Maachou. Plus vraiment un jeune. Mais à 50 ans, ce directeur d’une Maison pour tous municipale de quartier a le même âge, à un an près, que la discipline artistique, ou sportive, ou les deux, comme on voudra, à laquelle il se dédie avec passion. Il a su convaincre les décideurs locaux d’ouvrir, au Crès dans l’agglomération languedocienne, le Montpellier Breaking Métropole, où s’activent cent-vingt B-boys et B-Girls : « Il faudrait des équipements de ce type partout. Quoiqu’on fasse, les théâtres du réseau culturel ne nous sont pas pleinement accessibles » constate-t-il. « Et on ne peut pas se développer valablement, en restant une activité de centre de loisirs, coincée entre le club de bridge et l’atelier poterie », estime-t-il.

L’investissement montpelliérain a produit ses fruits. En est sorti Khalil Chabouni, le premier champion de France dans la filière officielle, qui a failli se placer, sur le fil, comme le second compétiteur français sélectionné pour les J.O. au terme du circuit des tournois internationaux de qualification. Du haut de sa maturité Lahouari Maachou assume pleinement ce tournant sportif. Il est devenu le référent pour toute l’Occitanie du département de breakdance de la Fédération française des danses sportives. Il a activement pris part à sa création voici cinq ans. Il est actuellement en pleins préparatifs de la finale du championnat de France qui se déroulera fin juillet à Montpellier.

Oui au sport, si on l’écoute : « La breakdance demande une préparation physique extrêmement intense, digne de sportifs de haut niveau. » Le grand public s’en rend bien compte, jusque sur les places des villes, lorsqu’il reste époustouflé par les prouesses acrobatiques des breakeurs, la vitesse insensée de leurs jeux de jambe, leurs coupoles parfois dangereuses (parfois désignées plus vulgairement comme des « toupies »), et ces relevés du corps, inouïs, pour des danses complexes, tête en bas, n’ayant d’appui au sol qu’une main posée, un poignet d’acier, et un bras en tige.

« La reconnaissance officielle permet l’accès à un encadrement solide, à des filières d’entraînements aménagées par l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP)2, à des diplômes, des moyens. Et cela offre aussi une alternative très crédible aux grandes compétitions d’initiative privée, portées par les objectifs commerciaux des marques de boissons énergétiques ou de vêtements plus ou moins sportifs. On a pu compter jusqu’à trois à quatre championnats de France annoncés sur un seul week-end, avec leurs critères parfois aléatoires, et leurs récompenses insignifiantes. »

N’ayons donc pas peur, prône l’ancien autodidacte, tôt créateur de la compagnie montpelliéraine Dark Light, et tôt perçu comme un aîné se chargeant de transmettre un savoir aux jeunes débutants : « C’est au moment de devoir transmettre que je me suis posé les questions du vocabulaire. Comment nommer les choses. Comment comprendre et décrire les sources d’un mouvement, son contexte, son sens ; finalement toute une culture, dont nous restons garants. »

La breakdance a toujours continué de se développer à travers la compétition, avec ses fameuses joutes organisées en “battles”. Or, le critère artistique resterait capital derrière la seule apparence acrobatique : « En compétition, tout le monde est au top, sur le plan purement physique. En définitive, les danseurs vont se départager sur la cohérence de leur proposition, son originalité, avec leur capacité d’improvisation, d’adaptation, l’expression de leur personnalité, l’impact de leur présence, l’affirmation d’un personnage. Appelons cela la créativité. »

Pourtant, le milieu de la danse artistique de création a tiré un bilan fort mitigé, après les tentatives d’hybridation contemporaine lancées par les institutions culturelles des années 90 (dont le festival Montpellier Danse, qui accompagna alors les Pailladins de MCR Danse Cie). Le hip-hop n’était-il pas excessivement corseté par une codification très rigide, peu porté sur l’imaginaire, véhiculant des valeurs virilistes, et abreuvé de culture populaire de masse ? « Ce genre de raisonnement me hérisse », proteste Lahouari Maachou, qui y dénonce « beaucoup de préjugés ».

Sa propre plaidoirie : « La danse contemporaine a cherché à s’annexer la formidable énergie du hip-hop, mais au risque de le dénaturer en ne tenant aucun compte de sa culture propre. Les danseurs qui s’y investissaient avaient souvent un parcours encore débutant, il leur restait tout un monde à explorer, un imaginaire à forger. Mais on a plaqué dessus des critères et des méthodes tout faits, qui ne leur correspondaient pas. On a inventé une forme qui a perdu tout lien avec son milieu social d’origine. » Lui, développa son projet de façon autonome. « J’avais assisté à une représentation d’opéra. J’avoue que je n’avais pas capté grand-chose, sauf un extraordinaire travail de lumières, qui m’avait fasciné. Ça a ouvert une grande curiosité sur la manière de concevoir un spectacle. J’ai réfléchi à ce qu’étaient les éléments primordiaux, essentiels, qui nous meuvent, et la manière de les développer chacun intensément. » La pièce qui en découla a beaucoup tourné.

En 2024, à l’heure de se retourner sur trois décennies de parcours, le pédagogue montpelliérain affiche sa confiance : « Quand il a fallu monter des projets de production artistique, il y avait quantité de procédures, de méthodes, de cadres de reconnaissance, qui nous échappaient. Mais on n’a pas eu peur. On se l’est coltiné. De la même façon, n’ayons pas peur à présent d’aborder le fonctionnement des institutions sportives ».

 

Gérard Mayen

 

Photo : Portrait de Lahouari Maachou
Crédit : Nassir Mokhtari

(*) Pour la réalisation de ce dossier, il faut remercier le chorégraphe montpelliérain indépendant Yann Lheureux, qui a fourni l’essentiel des contacts souhaités (quand aucune instance plus installée n’a su donner suite).

Notes:

  1. Tony Estanguet est un spécialiste français du canoë monoplace slalom (C1) dont la carrière au plus haut niveau international s’étend de 2000 à 2012. Il est triple champion olympique de C1 slalom, à Sydney en 2000, à Athènes en 2004 et à Londres en 2012.
  2. L’Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance (INSEP), est un établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP), placé sous la tutelle du ministère chargé des Sports. C’est le centre d’entraînement olympique et paralympique de référence du sport français.
Avatar photo
Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.