Lors de la 39e Comédie du Livre à Montpellier, le festival « Plumes de presse » a accueilli une table ronde autour de L’absence est une femme aux cheveux noirs, un livre traitant des drames de la dictature en Argentine, de l’autrice et journaliste Émilienne Malfatto et du photographe colombien Rafael Roa, publié aux éditions du Sous-sol en 2024. Cet événement, organisé par RiRRa 211, s’est tenu du 15 au 17 mai sur le site Saint-Charles de l’Université Paul Valéry.


 

Plus qu’un livre illustré ou un livre de photographies, L’absence est une femme aux cheveux noirs est un double récit où texte et image résonnent. Dans une enquête en Argentine, la narratrice, elle même en quête de sa propre histoire familiale, revient sur la disparition de dizaines de milliers de personnes lors de la dernière dictature2 et les centaines d’enfants volés par les militaires pour éradiquer le “gène rouge”. Quarante ans après le retour de la démocratie, nous partons sur les traces de cette mémoire voilée où les disparus le sont toujours, les familles attendent, certaines personnes ignorent qui elles sont réellement.

Reporter de guerre et autrice, Émilienne Malfatto entretient un lien fort à la littérature puisqu’en 5 ans elle n’écrit pas moins de 4 livres avec des formes d’écritures variées entre poésie et réel.
Installée en Irak, elle publie son premier livre Que sur toi se lamente le Tigre (2020)3, récit polyphonique se déroulant dans le Sud du pays où une jeune femme est enceinte hors mariage. Cette fiction, qui reçoit le prix Goncourt du premier roman, nous éclaire sur des mécanismes sociétaux, racontés à plusieurs voix dont celle du fleuve du Tigre.

Émilienne Malfatto se lance également dans la non-fiction avec Les Serpents viendront pour toi (2021) qui reçoit le prix Albert-Londres. Dans cet essai d’investigation, elle enquête plusieurs années après le meurtre d’une leader sociale en Colombie pour démêler les causes de cette mort dans une région où se mêlent groupes armés, narcotrafic et enjeux touristiques.

Elle débute sa collaboration avec les éditions du Sous-Sol en publiant Le colonel ne dort pas (2022), à nouveau une fiction, sur ce que la guerre fait aux Hommes à travers le personnage d’un tortionnaire qui devient insomniaque, torturé, fou de ce qu’il a fait.
Son rapport à l’écriture et à l’expérimentation de différentes formes n’est pas réfléchi, mais spontané, vomitif : « J’ai un sentiment de trop plein de choses vécues, de choses vues. Le texte est là, il sort et ça s’arrête. » Elle exprime que sa démarche est auto-centrée avant d’être un travail sur le texte pour dénoncer des choses. Elle est issue de la photographie et du journalisme et n’avait pas d’ambition littéraire initialement, mais elle a traversé la frontière extrêmement poreuse entre le journalisme et la non-fiction.

L’absence est une femme aux cheveux noirs devait être une série d’articles mais le projet est tombé à l’eau. Ironiquement, avec l’élection 2023 en Argentine de Javier Milei, classé extrême droite, Émilienne Malfatto et Rafael Roa ont été relancés par des journaux. Cependant, ils avaient déjà entrepris un livre qui conservait leurs exigences de départ, celle d’un format presse. Pour ce faire, le duo a préparé son travail sur la durée : « J’ai habité en Colombie, en Irak, en Argentine, à chaque fois j’ai eu besoin de rester longtemps. J’ai fait des heures et des heures d’entretiens et Rafael a énormément lu sur la dictature. Ce temps est nécessaire pour comprendre les choses, dans les non-dits, par les ressentis. »

Il a tout de suite été question d’un terrain journalistique rigoureux. Ne souhaitant pas faire une fiction, il fallait produire en amont un travail d’enquête sur la base de photographies et de témoignages détaillés et sourcés, puis d’en rendre compte avec une capacité de lâcher prise pour donner une touche poétique.

Mais comment donner forme à cette réalité, la faire comprendre, montrer une dictature qui a cherché à effacer ses traces ? Qui change systématiquement ses mots, ses chiffres et dissimule sa violence. Comment représenter la mémoire, qui a toujours été politique en Argentine ? Que faire de nouveau et comment s’éloigner du cliché ? Le livre donne également à voir la manière dont Émilienne Malfatto et Rafael Roa ont accédé à leur enquête.

Pour Rafael Roa le défi résidait dans le fait de ne pas donner à voir d’images documentaires, journalistiques, poétiques ou littérales de ce que le lecteur est en train de lire mais une photographie évocatrice.

Il a fait le choix de ne pas placer les légendes sous les photographies, mais en fin de livre pour amener le lecteur à les chercher et procurer une impression de doute qui fait écho aux disparitions, à l’image des enfants auxquels on a volé l’identité. La décision commune de ne pas légender la dernière image du livre crée un mystère.

Rafael Roa, davantage familier de la photographie et de la réalisation, observe que ce travail n’était pas classique : « Faire des images pour un texte est différent que pour un film. La similitude se trouve dans la démarche de faire du lien. Par exemple, pour le livre j’ai réfléchi à faire une image en deux parties, où le lecteur doit retenir la première partie de la photographie sur le versant, tourner la page, et découvrir la fin de l’image de l’autre côté. Réfléchir à ce type de construction ressemblait au montage du cinéma ».

Quant au texte, il s’appuie sur des enregistrements d’entretiens, notamment des récits de rêves, de souvenirs, mais également sur des rapports institutionnels et des textes de lois, ce qui lui donne aussi une forme polyphonique. Le récit est à la première personne et le narrateur interpelle le lecteur avec un langage oralisé. Par exemple, le lecteur est mis en présence avec l’emploi de la deuxième personne du singulier, non pas pour cibler quelqu’un mais pour englober tout le monde : « tu imagines ? » ; « tu penses que… ? ». Cette façon d’employer le « tu » pour se parler à soi-même est également très courante en espagnol.

D’un point de vu technique L’absence est une femme aux cheveux noirs est un livre fait sur mesure et en collectif par Émilienne Malfatto, Rafael Roa et leur éditeur. Le format est carré, avec un grammage de papier plus important que la moyenne, les doubles pages sont dépliables pour ne pas casser les images, etc.

Son titre fait hommage à une interlocutrice qui a marqué les deux associés : une femme de caractère, d’un certain âge, avec un bon port, qui leur a expliqué continuer à se teindre les cheveux pour que son frère disparu puisse la reconnaître dans une foule grâce à son visage qui n’avait pas changé et ses cheveux noirs.

L’absence est une femme aux cheveux noirs, fruit d’une rigueur journalistique et d’une sensibilité artistique, plonge le lecteur dans une quête de mémoire et de vérité relative à la dictature en Argentine. Plus qu’une enquête historique, le livre contribue au débat public actuel dans un contexte où les droits humains sont à nouveau en péril.

Sapho Dinh

Photo altermidi. À gauche : Émilienne Malfatto et Rafael Roa, au festival Plumes de presse.

Notes:

  1. RiRRa 21 est un centre de recherche dont l’équipe pluridisciplinaire réunit des spécialistes des littératures française et européenne des deux derniers siècles, de l’histoire et de l’analyse des films, des études théâtrales et des arts du spectacle, des arts plastiques, de la musique et des études culturelles. La spécificité du laboratoire tient à l’étude de la transformation en œuvres littéraires, musicales, cinématographiques, théâtrales, plastiques, des discours sociaux, des pratiques de communication et des représentations collectives en France, en Europe et dans le monde francophone, de la révolution à nos jours.
  2. La dictature a commencé en 1976 avec le coup d’État mené par le général Videla et s’est terminé par un retour à la démocratie en 1983.
  3. Parallèlement Émilienne Malfatto couvre la révolution irakienne pour le Washington Post en 2020. Ses photos sont exposées au festival Visa pour l’image de Perpignan : Irak : Cent jours de thawra.
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Titulaire d'un master en anthropologie, je me suis penchée sur les questions de migration et de transmission culturelle par le recueil de récits de vie. Mon travail a porté sur les identités vécues de femmes sibériennes. Afin d'ouvrir un dialogue avec les citoyen.ne.s, j'ai par la suite assuré la fonction de médiatrice auprès des publics dans le cadre d'un festival de danse contemporaine réunissant des artistes de différents pays d'Europe de l'Est. La pratique journalistique répond à mon désir de découverte, de partage, de réflexion commune pour rendre visible en usant de différents supports et modes de langage.