Nous publions cette Tribune qui porte un regard critique sur les services civiques avec l’aimable autorisation du réalisateur Jérôme Polidor auquel nous adressons nos remerciements.

 


Lancé en 2010, le service civique a débouché sur la création du Service National Universel qui doit devenir obligatoire d’ici 2024. Pour Jérôme Polidor, réalisateur du documentaire Jeunes de service, le dispositif est un instrument de contrôle social de la jeunesse. Point de vue.


 

Le service civique permet aux 16-25 ans de « s’engager volontairement au service de l’intérêt général » au moins 24 heures par semaine 6 à 12 mois, en échange d’une indemnité forfaitaire mensuelle d’environ 580 euros versée par l’État. Relevant du statut juridique du service national, le volontariat est un nouveau mode de travail, quelque part entre le bénévolat et le salariat. Les volontaires ne sont pas salariés pour un emploi, mais engagés pour une mission : le droit du travail et son contrôle ne s’applique donc pas. S’ils sont couverts par la Sécurité sociale, ils ne bénéficient pas de droits au chômage. Officiellement créé en 2010, le service civique est devenu incontournable pour une part grandissante de la jeunesse, avec 240 000 missions annoncées pour 2021.

Des États-Unis à la France

Le volontariat associatif est apparu en France il y a vingt-cinq ans, importé des États-Unis par l’association Unis-cité. Marie Trellu-Kane, actuelle présidente et cofondatrice d’Unis-Cité, raconte « l’épopée d’une utopie citoyenne devenue politique publique » dans un livre manifeste publié en 2015 [1]. En 1994, trois étudiantes de l’Essec, une école de commerce, s’allient à une association états-unienne venue mener une expérience de « social business » en France. Leur projet : engager des jeunes volontaires dans des structures relevant du social et du médico-social (centres d’hébergement, associations de quartier, centres sociaux, maisons de retraite, etc.). Ils travailleront à temps plein pendant neuf mois en échange d’une indemnité de subsistance correspondant à 40 % du Smic de l’époque.

Grâce aux réseaux de la prestigieuse école de commerce, les quatre étudiantes utopistes « lèvent des fonds » auprès de grands groupes (Macif, Carrefour, L’Oréal, Levi’s, Timberland, C&A et de la Caisse des dépôts et consignation) puis de collectivités locales. L’expérience est concluante puisque dix ans plus tard, en 2005, Unis-cité s’est implantée dans une dizaine de villes et engage 180 volontaires.

2005 : présenté comme une solution à « la crise des banlieues »

L’opportunité se présente enfin à l’automne 2005, à la suite des émeutes qui ébranlent les quartiers populaires. Le président de la République Jacques Chirac tente d’éteindre l’incendie avec l’annonce d’une série de mesures à destination des jeunes, dont la création du service civil volontaire, largement inspiré du fonctionnement d’Unis-cité.

Les principaux candidats à l’élection présidentielle de 2007 s’accordent sur l’utilité du dispositif qui s’impose comme un outil incontournable des politiques de jeunesse à venir. Nicolas Sarkozy s’enthousiasme : « Donnons à la jeunesse l’occasion de s’engager, et qu’est-ce que c’est dans sa vie, six mois de sa vie, pour servir une cause qui est celle de l’intérêt général, et pour rendre aux autres, ce que soi-même on a reçu de la société. » [2]

Institutionnalisation et consécration

Le service civique dans sa formule actuelle est créé à l’automne 2010 par Martin Hirsch au sein du gouvernement de François Fillon. À l’Assemblée nationale, seuls les députés communistes ont voté contre. Unis-Cité influence largement le fonctionnement du dispositif, contribue à l’écriture de la loi et des statuts de l’Agence du service civique. Dorénavant, toutes les associations peuvent engager des volontaires. Le président François Hollande poursuit l’œuvre de son prédécesseur, le nombre de volontaires augmente chaque année et atteint 35 000 en 2013.

En mars 2015, plusieurs milliers de jeunes vêtus de l’uniforme orange d’Unis-Cité sont rassemblés à la Grande Halle de la Villette à Paris pour célébrer le double anniversaire des cinq ans du service civique et des vingt ans d’Unis-Cité. Ils acclament François Hollande venu annoncer le renforcement du dispositif rebaptisé service civique universel. Universel ne signifie pas obligatoire, mais cette évolution comprend deux points majeurs : un objectif de 150 000 volontaires par an et un accroissement des engagements directs par les services de l’État, les établissements publics et les collectivités territoriales. Après avoir fragilisé l’emploi associatif, le service civique s’immisce dans la fonction publique. On trouvera dorénavant de nombreux volontaires à l’accueil des centres des impôts ou des agences Pôle emploi, dans les hôpitaux, dans les établissements scolaires…

Lire à ce sujet la précédente tribune de Jérôme Polidor publiée sur Basta! : Fin des emplois aidés : veut-on d’une société où les politiques sociales sont décidées par les multinationales ?

Substitution aux emplois aidés

Le retour de bâton arrive deux ans plus tard. En 2017, le Premier ministre Édouard Philippe déclare les emplois aidés « coûteux et inefficaces » et procède à une coupe drastique de leur financement. En quelques mois, plusieurs dizaines de milliers d’emplois sont supprimés dans les associations et les institutions publiques. La ministre du Travail, Murielle Pénicaud, suggère alors aux préfets de recourir au service civique pour compenser une partie des postes supprimés.

Le remplacement des salariés par des volontaires n’est donc plus un tabou, si bien qu’à l’automne 2019, une série de personnalités publiques et de dirigeants associatifs, toutes soucieuses des finances de l’État, enfoncent le clou. Dans une lettre ouverte adressée au Premier ministre, elles critiquent la trop faible augmentation du budget alloué à l’Agence du service civique. Outre les habituels arguments civiques saluant « un outil de réconciliation républicaine », elles s’appuient sur des arguments budgétaires : « Chaque euro investi par l’État dans ce dispositif en rapporte au moins deux à notre collectivité, en économies de charges comme en services rendus par les jeunes à la nation. Dans un pays qui cherche à rationaliser sa dépense publique, c’est une évaluation que nous nous devons de prendre en considération. » Les « économies de charges », ce sont les cotisations sociales que l’État ne paye pas en remplaçant des salariés par des volontaires…

Du service civique au service national universel

En 2017, Emmanuel Macron s’engage à créer un service national universel et obligatoire (SNU) pour renforcer la cohésion nationale. La forme du dispositif reste à définir : Quelle place y jouera l’armée ? Les jeunes seront-ils accueillis en internat ou en externat ? Quelle en sera la durée ?

Entretemps, le service civique a convaincu d’autres grandes associations nationales comme l’Association de la fondation étudiante pour la ville (Afev), le réseau d’associations étudiantes Animafac, la Croix-Rouge, la Fédération des associations générales étudiantes (Fage), la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture, les Francas, la Ligue de l’enseignement ou le Secours catholique. Le SNU s’annonce très coûteux et les associations craignent que son financement ne se fasse au détriment du service civique. La défense s’organise rapidement, avec un premier courrier adressé au président de la République par Unis-Cité, la Fafe et l’Afev. Selon les signataires, être formé à devenir un « citoyen actif » nécessite du temps, et les périodes d’internat envisagées dans le projet de SNU coûteraient bien plus cher à l’État qu’une généralisation du service civique.

Dans l’ouvrage collectif 60 idées pour Emmanuel Macron [3], coordonné par Marie Georges et le président du Medef Pierre Gattaz, Marie Trellu-Kane appelle à « créer un service national 3.0 » en trois temps. La première étape serait d’impliquer les élèves des écoles et collèges dans des actions citoyennes encadrées par des volontaires. Ensuite, les 16-21 ans suivraient des « journées service national » encadrées par l’armée et des associations partenaires. Enfin la dernière étape serait un service civique avec l’objectif d’atteindre 65 % d’une classe d’âge.

Obligatoire, mais pas pour tout le monde…

Le projet d’enrôlement de 100 % d’une génération est à nouveau ajourné. Unis-Cité préconise un service civique « obligatoire proposé (…) aux jeunes ni en emploi ni en formation » et « aux jeunes sans choix clair d’orientation ». La cible est claire : les classes populaires. Les arguments d’engagement citoyen et de mixité sociale ont laissé place aux objectifs d’insertion professionnelle et de contrôle social.

La forme du SNU dévoilée en janvier 2019 par le secrétaire d’État Gabriel Attal prévoit finalement deux périodes obligatoires et une troisième facultative. Au cours du « séjour de cohésion » de deux semaines en internat, les adolescents, vêtus d’un uniforme rappelant celui de la police, participent à des cérémonies de lever du drapeau en chantant la marseillaise avant d’être initiés, entre autres, à l’engagement, au développement durable et à la transition écologique, ou encore à « la défense, la sécurité et la résilience nationale ». Ces formations seront assurées par les grandes associations nationales dites d’éducation populaire. Ces associations au départ réticentes au projet de SNU deviendront prestataires de l’État.

La deuxième phase obligatoire du SNU consiste en une mission d’intérêt général de deux semaines, complétée, sur la base du volontariat d’une période d’engagement de trois mois minimum. Une fois encore, le dispositif reprend une bonne partie des préconisations d’Unis-Cité. Expérimenté en 2019 sur la base du volontariat, le SNU doit devenir obligatoire d’ici 2024 pour tous les adolescents de 16 ans.

Présenté comme solution à toutes les crises

À l’été 2020, la rentrée s’annonçait difficile pour les jeunes adultes. L’afflux exceptionnel de bacheliers menace de saturer des universités déjà asphyxiées, le marché du travail est fragilisé par la pandémie de Covid-19… Le 14 juillet 2020, Emmanuel Macron annonce une série de mesures à destination de la jeunesse, dont la création de 100 000 missions de service civique supplémentaires d’ici janvier 2021. « On acquiert des compétences, on rentre, on met un pied dans l’emploi, mais aussi, on fait un travail très utile dans cette période. »

Présenté tour à tour comme remède à la crise des banlieues, à la radicalisation, au réchauffement climatique ou à la crise sanitaire, le service civique a fait ses preuves dans l’arsenal de précarisation du travail dans les associations et les services publiques. Il s’avère également être un instrument de contrôle social de la jeunesse. Après dix ans d’existence, il mérite a minima d’être questionné politiquement.

Jérôme Polidor, réalisateur de Jeunes de service, documentaire en immersion avec des volontaires en service civique de l’association Unis-Cité.

Dessin : © Otto T.

Bande-annonce de Jeunes de service [4] :

Tribune publié par basta ! le 02 février 2021

Notes

[1Marie Trellu Kane, Changer le monde à 20 ans, Le Cherche-Midi, Paris, 2015.

[2Discours de campagne de Nicolas Sarkozy du 3 septembre 2006 à Marseille.

[360 idées pour Emmanuel Macron, Marie Georges et Pierre Gattaz (collectif), Éditions Débats Publics, Paris, 2017.

[4Disponible en DVD et VOD

 

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