Afin de contribuer à une autre grille de lecture du conflit et dépasser les prismes déformants d’une vision ethnocentrée qu’adoptent la plupart des médias nationaux, nous publions l’interview de notre partenaire et ami René Naba, donnée au journal malien Le Relais du Bougouni, à l’occasion du premier “anniversaire” de la guerre d’Ukraine.


 

L’Occident en combat d’arrière-garde pour préserver son primat dans la gestion des affaires du monde.

 

  • La guerre d’Ukraine, menée en Europe par des pays européens à la population d’origine caucasienne selon la terminologie américaine, va infliger de nouvelles pertes à cette catégorie humaine, la réduisant à sa portion congrue.
  • Arène pour l’expérimentation de la guerre supersonique et numérique, la Russie mène une campagne militaire du XXIe siècle en Ukraine en utilisant les méthodes les plus modernes appliquant la stratégie de « l’approche indirecte ».
  • Le G7 ne reflète plus la réalité de la hiérarchie des puissances économiques dans le monde et les perspectives de devenir un pôle autonome d’influence internationale s’estompent pour l’Union Européenne.
  • L’Afrique, un continent en phase de bouleversement psychologique majeur : la génération africaine de la décennie 2010 est née dans des pays indépendants sur un continent indépendant, fait sans pareil depuis six siècles.
  • « Le grand remplacement1 » que les suprémacistes occidentaux brandissent comme croquemitaine risque de déboucher sur un « Grand Remplacement de l’Occident » dans la majeure partie du tiers-monde.

 


Le Relais du Bougouni


Quelle lecture faites-vous de la scène internationale un an après le déclenchement de la guerre d’Ukraine ?

 

Six mois après la débâcle de l’OTAN en Afghanistan, les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont engagé une guerre à outrance contre leurs deux ennemis potentiels, la Russie, sur le plan militaire, et la Chine, sur le plan économique, dans ce qui apparaît comme un combat d’arrière-garde visant à préserver leur primat dans la gestion des affaires du monde.

L’enjeu est en effet de taille : Six mois après Kaboul, si désastreuse pour l’image de l’Occident, la neutralisation de l’Ukraine par la Russie sonnerait le glas du prestige impérial américain et partant du leadership occidental.

Une approche clio-politique — une méthode d’explication des relations internationales par référence à l’Histoire — relève que l’épreuve de force Russie-Chine versus OTAN, dans l’arrière-cour même de la Russie, est intervenue alors que l’Occident est en phase de contraction du fait du considérable bouleversement géopolitique de la planète, de l’émergence de l’Asie au premier rang des continents au XXIe siècle par son importance démographique, militaire et économique ainsi que du fort endettement des pays occidentaux.

(La dette publique américaine s’élève à 31 000 milliards de dollars, contre 13 500 milliards de dollars pour l’Union européenne et 12 600 milliards de dollars pour la Chine pourtant deux fois plus peuplée que les États-Unis et l’Union européenne réunis).

Indice d’une lente mutation vers un monde post-occidental : Le Royaume-Uni, la plus vieille démocratie de l’époque moderne, anticipant un possible déclin, a pris, dans ce contexte, les devants, s’appliquant un « greffon asiatique » pour se maintenir dans le peloton de tête des nations : La promotion d’une personnalité d’origine indienne, le conservateur Rishi Shunak, au poste de Premier ministre du Royaume-Uni — 75 ans après l’indépendance de l’Inde, fait sans pareil de l’Histoire —, de même que celle du travailliste Sadiq Khan, d’origine pakistanaise, à la Mairie de Londres, une des grandes places financières mondiales, apparaissent comme un message subliminal du Royaume britannique au ROW (“the Rest of the World”) suggérant de privilégier une symbiose culturelle — et non une guerre de civilisation — afin de prévenir un déclassement comparable à celui de la France, embourbée dans une interminable querelle insufflée par les suprémacistes sur un éventuel « grand remplacement » de la population européenne, dont la blancheur immaculée courrait le risque de contamination du fait d’un métissage barbare.

Songeons en comparaison au tollé provoqué en France par la nomination au poste de ministre de l’Éducation nationale de Pap N’diaye, pourtant fruit d’un métissage franco-sénégalais, de surcroît agrégé d’Histoire.

À tous égards, Rishi Shunak et Sadiq Khan constituent un magistral camouflet au théoricien du « francocide », le “Pied-noir” revanchard Éric Zemmour aux relents pétainistes et ses partisans populistes ; corrélativement, un indice patent de la promotion de l’Asie au premier rang des continents au XXIe siècle, auquel le Royaume-Uni souhaite s’adosser pour prévenir sa contraction.

Enjeu central pour le contrôle du Heartland2, traditionnelle voie d’invasion d’Asie vers l’Europe, la guerre d’Ukraine a ainsi donné lieu à un formidable déploiement militaire et médiatique occidental en vue de criminaliser la Russie, déclencheur du feu initial, et de la défaire, d’une part ; de dissuader, d’autre part, la Chine de toute initiative semblable à l’égard de Taïwan.

Cette guerre par procuration menée par le pacte atlantique principalement contre la Russie a abouti à une fracturation du champ économique mondial et à la fin de la globalisation économique, corrélativement à la fin du monde unipolaire tel qu’il a fonctionné depuis l’effondrement du bloc soviétique dans la décennie 1990, avec, en perspective, l’instauration d’un monde multipolaire sous l’égide du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud), selon un schéma qui ne souscrit pas à l’ordre occidental.

En huit mois, les pays occidentaux ont fourni près de 120 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine. Les Américains sont en tête en termes d’aide : selon la Maison Blanche, depuis le 24 février 2022, Washington a alloué à Kiev plus de 18,3 milliards de dollars. À titre comparatif, les États-Unis ont fourni à leurs alliés syriens, en onze ans de guerre, une aide ne représentant qu’environ 1 % de la totalité de l’aide fournie à l’Ukraine en une semaine.

Au 10e mois de la guerre, les États-Unis avaient épuisé leurs réserves de missiles antiaériens Stinger et de missiles antichars Javelin prévues pour plusieurs années d’avance à cause de l’aide accordée à l’armée ukrainienne, soutient National Review se référant à Greg Hayes, directeur général de l’entreprise militaire américaine Raytheon. Selon ce dernier, le principal problème est que les États-Unis ont déjà utilisé une quantité équivalente à 13 ans de production de Stinger et à 5 ans de production de Javelin au cours des premiers mois du conflit en Ukraine, alors qu’aujourd’hui la question de renflouement des réserves se pose sérieusement car le Pentagone n’a pas acheté de lance-missiles antiaériens portatifs depuis 2004.

Cf. ce lien: https://www.mondialisation.ca/les-etats-unis-devoilent-les-pertes-de-leur-arsenal-a-cause-de-lukraine/5673314

Le rôle trouble de Hunter Biden en Ukraine et les révélations de l’ordinateur portable de l’enfer3

 

Une omission de taille toutefois a fragilisé l’offensive diplomatique occidentale : Le narratif de la guerre d’Ukraine a fait l’impasse sur le grignotage constant de l’Otan des anciennes marches de l’Empire soviétique, d’une part ;

Le rôle trouble de Hunter Biden, fils du président américain, en Ukraine, d’autre part, notamment sa présence au sein du directoire d’une des plus importantes compagnies pétrolières et gazières ukrainienne, Burisma, dont le dirigeant, l’oligarque Mykola Zlochevsky, avait été ministre de l’Écologie du président Viktor Ianoukovitch.

Pour aller plus loin sur ce thème, cf. ce lien : Laptop From Hell: Hunter Biden, Big Tech, and the Dirty Secrets the President Tried to Hide par Miranda Devine, Post Hill Press (2021).

Dans le même ordre d’idées, l’omission du rôle du milliardaire chypriote ukrainien Ihor Kolomoisky, le principal bailleur de fonds du Bataillon Azov, avant de devenir l’un des plus importants bailleurs de fonds de la campagne électorale de Volodymyr Zelensky.

 

 

Pourriez-vous expliciter le terme de combat d’arrière-garde ?

 

En dépit de la considérable aide militaire et économique occidentale, l’OTAN n’a pu freiner l’offensive russe, ni parvenir à imposer une trêve dans les combats en Ukraine, bien au contraire.
Arène pour l’expérimentation de la guerre supersonique et numérique des guerres du futur, la Russie mène une campagne militaire du XXIe siècle en Ukraine en utilisant les méthodes les plus modernes appliquant la stratégie de « l’approche indirecte » du théoricien militaire britannique Basil Henry Liddell Harth. « L’action indirecte » vise à priver les forces ennemies des ressources dont elles ont besoin pour poursuivre la guerre en les déstabilisant.
Au 6e mois de la guerre, la Russie avait conquis près de 20 % du territoire ukrainien, notamment la ville stratégique de Marioupol, alors que le leadership occidental vacillait :

Le Premier ministre britannique, Boris Johnson, le plus en pointe dans l’offensive contre la Russie sombrait, le premier, englouti sous le flot des scandales : « Les trois années du Premier ministre britannique à Downing Street, si l’histoire les retient, resteront comme une période de régression politique, économique et sociale lors de laquelle il aura affaibli le Royaume-Uni et le continent européen tout entier », cinglera le journal Le Monde en guise d’épitaphe. https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/07/08/demission-de-boris-johnson-la-chute-de-m-brexit_6133948_3232.html

Lui succédant, Liz Truss aura tenu 45 jours au 10 Downing Street, le plus cours mandat de tous les Premiers ministres britanniques… « le temps d’enterrer la reine Elizabeth II, d’enterrer la livre sterling et le parti conservateur », selon l’expression de l’ancien Premier ministre français Dominique De Villepin, avant de sombrer dans la bourrasque.

En superposition, le chef des services de sécurité ukrainiens (SBU), Ivan Bakanov, ami d’enfance de Vlodomyr Zelensky et le producteur de ses spectacles — à l’origine de la notoriété du président ukrainien —, ainsi que la procureure générale Iryna Venediktova ont été limogés, en raison de l’insuffisance de leurs efforts « en matière de la lutte contre les espions russes », alors que parallèlement, la presse occidentale faisait état de la corruption endémique qui sévit en Ukraine, une tare de notoriété publique, mais tue aux premiers mois de la guerre par la propagande occidentale.
La démission du Premier ministre italien Mario Draghi qui a suivi celle du Premier ministre britannique, a placé ainsi la zone euro et toute l’UE dans une zone de turbulences économiques et géopolitiques d’autant plus fortes qu’Emmanuel Macron, premier dirigeant occidental à faire fuiter une conversation diplomatique avec un chef d’État étranger, avait auparavant trouvé sa marge de manœuvre réduite faute d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale, perdant du coup et de sa superbe et son statut de Jupiter.
Après la Suède, l’Italie… et le Brésil.

Dix jours après l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir en Suède, le 15 septembre, la victoire d’une coalition d’extrême droite aux élections législatives italiennes, le 25 septembre 2022, a constitué « un séisme politique non seulement en Italie, mais également en Europe », a affirmé vendredi 23 septembre sur Franceinfo Patrick Martin-Genier, enseignant à Science Po et à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

Selon lui, cette victoire « conduirait à une fragilisation globale de l’Europe » en ce que c’est le premier gouvernement dirigé par une personne d’un parti post-fasciste dans un pays fondateur de la Communauté européenne.

 

Le Brésil avec le retour de Lula et le triomphe en Israël de la droite suprémaciste juive ultranationaliste

 

Ce processus de transformation de l’échiquier politique mondial a culminé avec l’élection du chef charismatique du Brésil, membre éminent du BRICS, Luiz Inácio Lula da Silva. L’élection de l’ancien syndicaliste brésilien porte à sept le nombre des pays se revendiquant d’une idéologie de gauche en Amérique latine, dans l’arrière-cour des États-Unis : Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Colombie, Mexique, Pérou.

Tuile supplémentaire pour Joe Biden, le retour au pouvoir en Israël, le 1er Novembre, de Benyamin Netanyahu à la faveur du triomphe électoral non du Likoud, mais de la droite suprémaciste juive ultranationaliste, emmenée par le poids lourd politique en pleine ascension, Itamar Ben-Gvir.

Au 8e mois de la guerre, l’intervention des drones iraniens en Ukraine a modifié le cours du conflit et compensé quelque peu les revers militaires de la Russie, laquelle a néanmoins réussi à prendre le contrôle des régions séparatistes de Donetsk et de Lougansk (Est), et des zones sous occupation russe dans les régions de Kherson et Zaporijia (Sud), soit une superficie comparable à celle du Portugal. Ces zones ont décidé la tenue du 23 au 27 septembre 2022, de référendums d’annexion à la Russie, en pleine contre-offensive ukrainienne. Si la tenue de ces référendums a une légitimité plus que discutable, elle l’est au moins autant que celle des référendums organisés par l’OTAN en 1992 en Bosnie, en 2006 au Monténégro ou le processus d’indépendance du Kosovo, voire l’annexion du plateau syrien du Golan et la phagocytose de la Palestine par Israël.

Concernant les objectifs futurs dans la « Novorossia », le Kremlin annonce la couleur : l’annexion de la moitié de l’Ukraine, comprenant non seulement le Donbass, mais aussi tous les territoires à l’est du Dniepr (incluant Kharkov), et également Odessa. Dans la logique de Poutine, le reste de l’Ukraine pourra dès lors adhérer à l’OTAN et à l’Union européenne, puisque les ressources, les industries, les grands ports et les meilleures terres arables se trouvent dans la zone visée.

Le retrait russe de Kherson vers la rive orientale du Dniepr pourrait s’expliquer dans cette perspective. Pour la première fois, une frontière naturelle, le fleuve Dniepr, marque une frontière entre les territoires contrôlés par Kiev et ceux contrôlés par Moscou. Or, durant l’entre-deux-guerres, c’est l’absence de frontières naturelles qui a fait tomber tous les pouvoirs successifs en Ukraine. Désormais, la Russie est en position de tenir.

« Le centre de gravité stratégique incontesté de l’Ukraine est constitué par ses corridors occidentaux jusqu’à la frontière polonaise, où la grande majorité de son soutien de guerre entre dans le pays. Le centre de gravité opérationnel de l’Ukraine est constitué par ses lignes de réapprovisionnement qui partent de Kiev vers l’est pour rejoindre les différentes positions de la ligne de front de l’Ukraine. Sans ces deux corridors, il serait presque impossible pour Kiev de soutenir des opérations de guerre pendant plus de quelques semaines. Poutine, par conséquent, pourrait calculer que la meilleure utilisation de ces 218 000 soldats supplémentaires sera de lancer un axe à trois volets pour couper ces deux voies d’approvisionnement. » (Lieutenant-colonel Daniel L. Davis, Senior Fellow for Defense Priorities et rédacteur collaborateur à 1945).

 

À vous entendre, nous avons l’impression que la Russie paraît bénéficier d’un bon positionnement diplomatique au-delà de la campagne de presse anti-russe des médias occidentaux…

 

La route maritime du Nord et Le « Corridor de transport international Nord-Sud » (INSTC).

Parfaitement. Selon le CREA (Centre for Research on Energy and Clean Air), une ONG qui se revendique indépendante depuis sa création en 2019 à Helsinki (Finlande), la Russie a engrangé 93 milliards d’euros de revenus tirés de l’exportation d’énergies fossiles durant les 100 premiers jours de sa guerre contre l’Ukraine, dont une majorité vers l’Union Européenne.

 

Un pactole consistant pour financer de lourds projets d’infrastructures

Mieux, la décision de l’OPEP + (OPEP + Russie) de réduire de deux millions de b/J sa production de brut, en novembre 2022, va considérablement affecter l’économie occidentale et renflouer, corrélativement, les caisses du Kremlin à l’effet de compenser quelque peu ses dépenses générées par la guerre d’Ukraine.
La Russie, de son côté, s’est mise en quête de nouveaux débouchés pour ses marchandises, boudées par les pays occidentaux depuis le début de l’intervention militaire en Ukraine. Moscou compte notamment sur son premier partenaire commercial, la Chine, pour échapper à un isolement économique total. En mai, les importations de pétrole russe par la Chine ont bondi de 55 % sur un an.
En juillet 2022, le géant asiatique a acheté à la Russie quelque 8,42 millions de tonnes de pétrole, d’après les Douanes chinoises, une quantité bien supérieure aux importations de pétrole venu d’Arabie saoudite, habituellement premier fournisseur de la Chine.
https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/10/30/comment-l-economie-russe-resiste-au-choc-des-sanctions_6147934_3234.html
Mieux, le Douma, le parlement russe, a alloué le 10 Août 2022, la somme de 30 milliards de dollars pour la réalisation de “La Route Maritime du Nord”. La route maritime du Nord est une voie maritime qui permet de relier l’océan Atlantique à l’océan Pacifique en longeant la côte nord de la Russie. Elle emprunte le cap Nord, le détroit de Kara, le cap Tcheliouskine et aboutit au détroit de Béring. La plupart de son trajet s’effectue dans les mers arctiques. C’est le plus court chemin de l’Europe à l’Asie. Le navigateur cosaque, Simon Dejnev a identifié la voie, en 1648, et franchit, le premier, le détroit de Béring. Il n’est navigable qu’en été. Mais des chenaux de navigation sont ouverts par de puissants brise-glace nucléaires russes pour étendre au maximum la période de navigation sur cette voie stratégique.

Du trio pilote de l’OTAN, Joe Biden s’est rendu à Canossa pour une humiliante rencontre avec le sanguinaire prince héritier saoudien Mohamad Ben Salmane ; indice patent de la perte de prestige de l’Occident et partant de la crainte qu’il inspirait aux peuples du tiers-monde depuis six siècles. En riposte à la tournée du président Biden au Moyen-Orient — poussive sauf en Israël où il a revendiqué l’idéologie “sioniste bien que non juif” —, l’Iran et la Russie ont décidé de briser l’embargo maritime que l’OTAN avait décrété contre la Russie à l’occasion de la guerre d’Ukraine.

 

Les sanctions économiques : outil de guerre moderne

Syrie, Liban, Yémen, Iran : Quatre pays du Moyen-Orient, sans compter l’enclave palestinienne de Gaza, sont soumis à embargo au point que les sanctions économiques paraissent devenues un outil de la guerre moderne. Nicholas Mulder soutient dans son ouvrage The Economic Weapon : The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War qu’un tiers de la population mondiale vit sous une forme ou une autre de sanctions économiques, parfois massivement meurtrières.

La riposte de l’Iran et de la Russie à la tournée du président Biden au Moyen-Orient a débouché sur des investissements russes de l’ordre de 40 milliards de dollars pour la modernisation de l’industrie pétrolière iranienne ainsi que sur des facilités d‘escale à la flotte russe sur le Golfe persique avec en prime une liaison maritime Saint-Pétersbourg–mer Caspienne. Une innovation stratégique majeure.

Ce couloir maritime reliant Saint-Pétersbourg à la mer Caspienne à travers la Volga est destiné à écouler les produits agricoles russes à destination de l’Asie et de l’Afrique. Cet investissement signe dans l’ordre subliminal l’intégration de l’Iran au BRICS, auquel elle a demandé à y adhérer formellement le 20 juin 2022. Composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du sud, le BRICS représente 42 % de la population de la planète (3,2 milliards de personnes) et environ 25 % du produit intérieur brut (PIB) mondial.

Créé en 2014, le BRICS dispose de sa propre banque de développement pour tenter de bousculer l’architecture financière mondiale dessinée par les accords de Bretton Woods et s’efforce de jouer un rôle prépondérant dans la gouvernance mondiale. Le « Corridor de transport international Nord-Sud » (INSTC) visant à constituer une « route alternative » en temps de crise mondiale prend ainsi davantage corps. Moscou, Téhéran et New Delhi sont désormais les acteurs principaux de la compétition eurasienne pour les voies de transport.

Le « grand jeu » tel qu’il était pratiqué depuis l’introduction du système monétaire de Bretton Woods après la Seconde Guerre mondiale apparaît ainsi en phase terminale.
Mieux : Le sommet de Sotchi, le 5 août 2022, entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan a mis un terme aux velléités turques d’annexer de nouvelles portions du territoire syrien.

Au terme de ce sommet, la Russie a consenti, d’une part, que la Turquie règle ses fournitures de pétrole en livres turques, et d’autre part, de finaliser la construction d’une centrale nucléaire turque, Akkuyu Nuclear Power Plant, dans la région de Mersine, sud de la Turquie, avant fin 2023, date du centenaire de la proclamation de la République turque.

Le fait de construire une centrale nucléaire dans un pays membre de l’OTAN apparaît ainsi un exploit doublement remarquable pour la diplomatie russe du fait que la Turquie a été conviée à participer au sommet du Groupe de Shanghai en septembre 2022. Bien mieux, fait rarissime dans la diplomatie internationale, Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, s’est adressé depuis Le Caire, le 24 juillet 2022, à la date anniversaire de la révolution nassérienne, au siège de la Ligue Arabe à l’ensemble du monde arabe, ce qu’aucun dirigeant occidental n’a été autorisé à faire, en dépit des fortes relations entre les États-Unis et les huit monarchies arabes.

 

L’Égypte, pour la diplomatie russe, est une passerelle vers l’Afrique reliant le monde ouest-asiatique, africain et européen

L’Eurasie — qui regroupe 93 pays, représente la plus grande masse continentale qui va de l’Atlantique (Détroit de Gibraltar), au Pacifique (Japon), en passant par l’Océan Indien (Sri Lanka). Cet hyper continent compte 5,5 milliards d’individus — les 2/3 des producteurs et des consommateurs de la planète.
Ce super continent est d’ores et déjà la pomme de discorde dont la domination et l’exploitation constitue l’enjeu de la prochaine Grande Guerre mondiale — la Troisième, que les grandes puissances entendent se disputer âprement à l’aide d’armes conventionnelles — pour lesquelles ces 93 pays (pauvres pour plusieurs) consacrent des centaines de milliards de dollars chaque année — et aussi d’armes chimiques, bactériologiques, virologiques, météorologiques, nucléaires et thermonucléaires… comme le démontre les guerres engagées à ses deux extrémités (Ukraine-Taïwan) et au centre (Iran-Syrie-Yémen-Irak-Cachemire) de cet hémisphère… Songeons au Pakistan, incapable de secourir sa population des inondations mais gaspillant des milliards en armement.
Dans ce contexte, l’Égypte est considérée par la Russie comme une passerelle vers l’Afrique reliant l’Asie occidentale à l’Afrique et l’Europe. Ces dernières années, Moscou a travaillé sans relâche pour assurer une relation stratégique avec Le Caire sur une multitude de niveaux, qui joueront un rôle de plus en plus important dans la bataille à venir.
L’Égypte a notamment signé un certain nombre d’accords avec la Russie en vue de la création de zones économiques spéciales (ZES), dont la plus importante se trouve à Port Saïd, où des pièces automobiles seront produites dans une zone de 7,23 kilomètres carrés située à l’extrémité du canal de Suez. Ces ZES (que la Russie a également créées au Mozambique et en Namibie) présentent plusieurs avantages stratégiques et économiques.
Sergueï Lavrov, pour rappel, est l’initiateur de l’accord OPEP+Plus, qui établit une concertation entre les pays producteurs de pétrole et la Russie en vue de réguler le flux pétrolier mondial. L’Accord OPEP+ Plus a été scellé en 2021 lors d’un sommet des dirigeants du golfe avec le ministre russe.
Une formule dont le président américain Joe Biden s’est inspiré, en juillet 2022, pour obtenir des pétromonarchies une augmentation de leur production afin de combattre les tendances inflationnistes de l’économie mondiale.

 

Mais l’alliance entre la Russie et l’Iran et la Chine est qualifiée par la presse occidentale d’ »axe des autocrates”. Qu’en pensez-vous?

 

Il n’est pas indifférent de noter que cette nomenclature exclut curieusement de sa définition les “grands démocrates arabes”, alliés des États-Unis, certes, mais aussi et surtout d’Israël : Hamad Ben Issa al Khalifa, roi du Bahreïn, qui réprime à huis clos depuis douze ans sa population à l’ombre de la base navale américaine de Manama, point d’ancrage de la Ve flotte américaine dans la zone ;

Mohammad Ben Salmane, le sanguinaire prince héritier saoudien ; Mohamad VI du Maroc et son cousin Abdallah II de Jordanie, Rois de deux royaumes hyperpolicés. L’enfer, c’est bien connu, c’est toujours les autres. L’Occident, invariablement est, lui, un innocent aux mains pleines.
Pour aller plus loin sur ce thème, cf. ce lien : Comment l’Europe sombre dans le totalitarisme
https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/10/12/comment-leurope-sombre-dans-le-totalitarisme-par-john-laughland/

 

Quelles sont les conséquences de cette fracturation du champ économique mondial ?

 

Si la mobilisation générale orchestrée par l’OTAN contre la Russie en représailles à son invasion de l’Ukraine, en février 2022, a ainsi fracturé le champ économique mondial, elle a débouché, paradoxalement, sinon sur un alignement des anciens pays colonisés d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine dans le camp hostile à leurs anciens colonisateurs occidentaux, à tout le moins à leur neutralité voire à leur équidistance à l’égard de tous les protagonistes de cette guerre planétaire.

La fracturation du champ économique mondial a signé dans l’ordre symbolique la fin de la globalisation économique, déjà moribonde avec la pandémie du Covid (2020-2021), déblayant la voie à l’OTAN — pourtant en état de « mort cérébral », en 2021, selon l’expression du président français Emmanuel Macron —, en vue de phagocyter l’Union Européenne, et, corrélativement, aux États-Unis d’accentuer leur emprise sur leurs alliés européens.

Dans ce contexte, les perspectives de devenir un pôle autonome d’influence internationale s’estompent pour l’Union Européenne.

Au plan diplomatique, deux pays se sont distingués sur ce point :

  • L’Inde, pourtant pivot de l’alliance américaine en Asie face à la Chine, a choisi l’autonomie stratégique, affirmant sa détermination à étendre et à approfondir le « partenariat stratégique global spécial » entre l’Inde et la Russie. Elle a, de ce fait, considérablement amplifié ses échanges avec la Russie, particulièrement dans le domaine du pétrole, rendant inopérant l’embargo pétrolier occidental contre le pétrole russe.

La politique “Act Far-East” de l’Inde est devenue un pilier essentiel de ce partenariat stratégique spécial russo-indien. Au-delà d’une question de commerce et d’investissements, l’Inde ambitionne que « le talent et le professionnalisme des Indiens contribuent au développement rapide de l’Extrême-Orient russe ». Dans cette optique, l’Inde souhaite renforcer son partenariat avec la Russie sur les questions arctiques.

  • L’Arabie saoudite, le meilleur allié des États-Unis dans le monde arabe et son principal bailleur de fonds dans les équipées américaines dans le tiers-monde depuis la fin de la IIe Guerre mondiale, a témoigné d’une rare inertie face aux requêtes américaines visant à juguler l’inflation mondiale du fait de la pénurie des carburants consécutive à l’embargo anti-russe. Mieux, le sommet sino-saoudien, qui s’est tenu à la mi-décembre 2022 à Riyad, traduit les velléités des pétromonarchies jadis dociles voire serviles à l’égard des États-Unis de se dégager de l’étau de leur protecteur américain et de diversifier leurs alliances internationales.

La guerre d’Ukraine est ainsi apparue rétrospectivement comme le point de fixation du conflit visant à la restauration du leadership américain sur l’Hémisphère occidentale. Mais, en voulant isoler la Russie, les États-Unis ont isolé l’Occident (10 % de la planète) du reste de l’humanité.

Un mouvement amorcé déjà par la globalisation et la délocalisation industrielle vers l’Asie qui s’ensuivit, entraînant la disparition des classes moyennes dans les sociétés occidentales fragilisant le tissu social avec la disparition des grandes matrices formatrices de l’opinion.

Mais si l’économie russe se “dés-occidentalise” en raison des sanctions, elle ne se “dé-mondialise” pas pour autant, développant ses échanges avec ces pays du “ni-ni”. Le monde constate la réalité brute des rapports de force : quand l’Occident paraissait tout-puissant, il a abusé de sa toute-puissance (Kosovo, Irak, Libye…).

Atout complémentaire : la Russie possède la seule usine au monde capable de « recycler » l’uranium déchargé des réacteurs nucléaires français. La guerre en Ukraine, qui expose la dépendance européenne et mondiale à l’industrie nucléaire russe, n’est pas totalement sans conséquences sur la filière française.

Car aujourd’hui, une seule installation permet de « recycler » l’uranium issu des combustibles utilisés dans les 56 réacteurs du parc : l’usine de Seversk, située dans la région de Tomsk, en Sibérie, qui appartient au groupe russe Rosatom. Un arrêt définitif du commerce d’uranium entre Paris et Moscou aurait inévitablement des conséquences sur une filière du retraitement déjà fragilisée et pourrait conduire, à terme, à ce que l’uranium issu des combustibles usés soit considéré comme un déchet supplémentaire à gérer, et non comme de la matière pouvant être ré-utilisée.
https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/11/29/la-russie-possede-la-seule-usine-au-monde-capable-de-recycler-l-uranium-decharge-des-reacteurs-nucleaires-francais_6152097_3234.html#:~:text=Car%20aujourd’hui%2C%20une%20seule,appartient%20au%20groupe%20russe%20Rosatom

« Beaucoup de pays, sans soutenir l’agression russe, ne sont donc pas fâchés que le monde ne soit pas unipolaire et ils voient dans la guerre en Ukraine davantage une bataille pour établir un rapport de force en Europe qu’une bataille sur des principes que tout le monde a violés », analyse Jean-Marie Guéhenno ancien secrétaire général adjoint de l’ONU chargé des opérations de maintien de la paix (2000-2008) et auteur notamment du Premier XXIe siècle (Flammarion, 2021).

D’autant plus aisément que la notion d’agresseur est apparue à la faveur de la guerre d’Ukraine comme une variable d’ajustement structurel.

Pour aller plus loin sur ce thème, ci-joint l’analyse d’Emmanuel Todd, La guerre d’Ukraine et la crise de la société occidentale.
https://www.youtube.com/watch?v=mCVsoYjihdE

 

Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky, se sont rencontrés pour la première fois à Paris en décembre 2019. Photo Alexey Nikolsky

Notes:

  1. Cette idée complotiste et xénophobe fait référence à un supposé processus de substitution des Européens ou des Français « de souche » par des immigrés extra-européens, venus principalement d’Afrique.
  2. Selon Mackinder, géographe britannique, le monde est comparable à un océan mondial où se trouve l’île mondiale (« world island ») composée de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique. Autour d’elle, se trouvent les grandes îles (« outlying island ») : l’Amérique, l’Australie, le Japon et la Grande-Bretagne. Celui qui contrôle le pivot mondial (« heartland » qui se trouve au centre de l’Île monde et s’étend de la Volga au Yangtze, et de l’Himalaya à l’Arctique, territoire principalement occupé par l’Empire russe à l’époque) commande l’île mondiale ; celui qui tient l’île mondiale tient le monde.
  3. Trésor de documents d’entreprise, d’e-mails, de SMS, de photographies et d’enregistrements vocaux, couvrant une décennie, l’ordinateur portable a fourni la première preuve que le président Joe Biden était impliqué dans les entreprises de son fils en Chine, en Ukraine et au-delà, malgré ses démentis répétés.
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René Naba est un écrivain et journaliste, spécialiste du monde arabe. De 1969 à 1979, il est correspondant tournant au bureau régional de l’Agence France-Presse (AFP) à Beyrouth, où il a notamment couvert la guerre civile jordano-palestinienne, le « septembre noir » de 1970, la nationalisation des installations pétrolières d’Irak et de Libye (1972), une dizaine de coups d’État et de détournements d’avion, ainsi que la guerre du Liban (1975-1990), la 3e guerre israélo-arabe d'octobre 1973, les premières négociations de paix égypto-israéliennes de Mena House Le Caire (1979). De 1979 à 1989, il est responsable du monde arabo-musulman au service diplomatique de l'AFP], puis conseiller du directeur général de RMC Moyen-Orient, chargé de l'information, de 1989 à 1995. Membre du groupe consultatif de l'Institut Scandinave des Droits de l'Homme (SIHR), de l'Association d'amitié euro-arabe, il est aussi consultant à l'Institut International pour la Paix, la Justice et les Droits de l'Homme (IIPJDH) depuis 2014. Depuis le 1er septembre 2014, il est chargé de la coordination éditoriale du site Madaniya info. Un site partenaire d' Altermidi.