À l’heure où l’Italie se frotte au problème des “sangliers urbains”, l’écrivaine Flavia Perina se glisse dans la peau de cet animal, révolté d’être la cible de l’être humain.
J’ai été le symbole ancestral de la force virile, le puissant ennemi auquel mesurer votre courage, et presque toujours, lors de combats épiques, je vous ai massacrés. Lisez donc Homère, un contre dix, je les ai tous laissés gisant dans la poussière, sauf le dernier, qui me transperça sur un coup de chance.
J’ai tué des souverains qui se croyaient invincibles, d’abord dans les mythes, puis dans l’histoire et, enfin, jusque dans vos séries télévisées. Le dernier roi de Westeros, cet ivrogne, je l’ai refroidi sans peine.
Aussi cela ne me surprend-il guère que des villes entières, parfois des nations entières, m’aient choisi comme bouc émissaire de leurs misères quotidiennes. Et que les hommes désœuvrés des quartiers chics et moins chics, les malheureux endettés auprès des banques et des clans mafieux, les sans-dents qui attendent une heure le passage du bus, les tyrans et les misérables aient choisi ma famille et moi-même pour exercer leur rage. Pour pouvoir dire : c’est assez !
“Contre nous, la déloyauté est la règle”
Je suis le sanglier. Je vous connais depuis trois millénaires. Depuis que vous vous organisez en bandes pour me pousser dans vos pièges de bois et m’attaquer en groupe dans la plus lâche des chasses : cent chasseurs contre une proie. Aujourd’hui encore, vous savez parfaitement comment cela fonctionne. La battue.
Vous, armés, m’encerclez en silence jusqu’à ce qu’au centre du cercle se déchaînent les meutes de chiens et les hordes de rabatteurs. Ils nous débusquent dans un enfer de bruits, cris, aboiements, jurons, et quand nous sortons à découvert, le cordon d’hommes et de bêtes avance pour nous pousser vers les fusils. Il n’y a pas d’issue. Jamais ou presque. Il n’y a pas de joute.
À nous, on ne nous laisse pas la chance qu’a la proie visée par le coup solitaire et hasardeux de l’honnête chasseur, dans ce tête-à-tête que Robert De Niro expliquait à Christopher Walken, en lui disant : sinon, ce n’est pas loyal. Contre nous, la déloyauté est la règle. Sinon, vous perdriez toujours.
Aujourd’hui, je lis sur les réseaux sociaux vos jérémiades à côté de photos prises à bonne distance de nos familles en quête de nourriture dans les périphéries des villes. J’adore, surtout, ceux qui écrivent : miam miam, j’en ferais des saucisses, j’en mettrais dans mes tagliatelles.
Venez me chercher si vous en êtes capables. Venez donc, et puis, si vous réussissez à m’occire, essayez donc de me hacher menu, pendez-moi à un crochet sur votre jolie terrasse, évidez-moi, dépecez-moi, découpez l’arrière de mon corps (ma partie la plus prisée) et mon ventre. En êtes-vous capables ? Vos voisins, écœurés, répondraient-ils encore à votre bonjour ? Je suis là, au coin de la rue, je vous attends, allez, faites-moi voir de quoi vous êtes capables.
“Je vois bien votre décadence”
J’invite aussi à venir vers moi les membres du gouvernement italien, ceux qui ont autorisé les chasseurs, y compris les chasseurs privés, à nous exécuter1. Même dans les parcs protégés, même dans les villes. Qu’ils se salissent donc les mains, qu’ils participent, qu’ils viennent nous voir courir, pris de folie, vers le coup fatal. La tradition veut que le souverain prononce la sentence de mort mais aussi qu’il l’exécute. Qu’il tienne l’épée et fasse couler le sang. Et vous alors ? Vous me faites de la peine, vous me faites rire.
Moi, sanglier, je me promène dans vos villes et je vois bien votre décadence. Je ris de vous et de votre prétendue modernité. Je comprends que chez les Grecs anciens, les Celtes ou les Vikings mon corps ait été un symbole à posséder et ma fourrure un objet honorifique permettant de conquérir n’importe quelle femme, mais vous, souverains du siècle numérique, avec vos corps lisses, dépourvus de poils et de plumes, débarrassés de toute trace de sauvagerie, vous en êtes encore là ? Vous avez vraiment besoin, encore, de cette victoire sur la bête pour vous sentir forts ?
Votre acharnement est un mystère pour moi. Il serait facile de nous renvoyer dans les bois : en vidant les poubelles des ordures mal triées qui nous attirent dans les villes avec leur parfum délicieux de fruits pourris et de graisses rancies. Mais non, vous, pâles métropolitains, ce type de confrontation avec l’outrecuidance humaine, vous la refusez.
Une fois encore, vous préférez vous attaquer à une idée, l’idée que, objectivement, j’incarne : l’étranger qui envahit vos parcs pour chiens miniatures, le musculeux sauvage qui ridiculise vos abdominaux gonflés à la fonte et vos fessiers liposucés, le puant et prolifique sauvage qui fait irruption avec ses petits, par dizaines, au milieu de vos maisons immaculées et vous effraie par cette vitalité que vous avez depuis longtemps oubliée.
Tirez sur moi. Vous voudriez tirer sur moi car vous ne pouvez tirer sur les autres. Du moins pas encore.
Je vous survis depuis trois mille ans, je survivrai encore
Sur un morceau de papier que j’ai récemment lu, avant de l’engloutir (il était bien gras et savoureux), j’ai vu la double interview de Michel Houellebecq et Michel Onfray sur le déclin de l’Occident. Une guerre civile est annoncée, ou plutôt, non, elle est déjà en cours. J’ai aussi mangé la critique du dernier livre d’Emmanuel Carrère, V13, qui lui aussi prophétise une nouvelle saison de sang.
Je ne suis pas un intellectuel, mais je suis torturé par la pensée d’être la métaphore de ces sentiments, l’objet bestial d’un désir autrement irréalisable, la chose qui signifie d’autres choses.
S’il en est ainsi, bel et bien, je me tiens pour perdu et vous salue. Je vais me remplir la panse, profiter de mon dernier jour de sanglier libre, puissant et goulu. Peut-être cela me condamne-t-il à mort, mais c’est toujours mieux que cent journées de la vie de vos charmants chihuahuas, et de toute façon, j’ai foi en ma force génétique : je survis à votre présence depuis trois milliers d’années, je survivrai encore.
Notes:
- Fin décembre, le gouvernement de Giorgia Meloni a approuvé une mesure qui autorise l’abattage des sangliers qui s’aventurent dans les centres habités et la consommation de leur viande. Une réponse aux incursions toujours plus fréquentes de ces mammifères en milieu urbain, qui indigne néanmoins les écologistes.