Il n’y a quasiment pas deux pièces de danse pour exploiter de la même manière la relation entre musique et danse, qui n’a décidément rien d’évident. Illustration en parcourant un bout de la programmation du 42e festival Montpellier danse, actuellement en cours.
Miracle de la création. Même après avoir vu des centaines de pièces d’une même discipline, il y en a encore pour attirer l’attention sur quelque chose qui jusque-là avait échappé. On pouvait se dire ça jeudi 23 juin, en sortant de la première de la nouvelle pièce du chorégraphe Pol Pi, intitulée In Your Head. Pour l’occasion, on apprenait qu’avant d’opter pour la danse, cet artiste avait été musicien. Altiste. Vingt ans après avoir interprété, étudiant, le Quator à cordes n°8 en ut mineur de Chostakovich, il se souvient encore de son corps « parcouru par des intensités et des nuances jusqu’alors inconnues ».
Il parle bien là d’une expérience de corps. Il n’y a pas à s’étonner que cela l’interpelle aussi depuis sa position d’artiste de la danse, survenue entretemps. C’est de cela qu’il traite dans In Your Head, aujourd’hui interprété par quatre musiciennes de l’ensemble berlinois Kaleidoskop, déjà bien habituées à s’investir sur scène pour des spectacles de théâtre ou de danse. Or elles franchissent une étape supplémentaire au côté de Pol Pi. Pendant toute une longue première partie de la pièce, elles qui ne sont pas danseuses s’investissent physiquement, sans instrument.
Disons d’emblée que ces quatre jeunes femmes sont belles et émouvantes dans leur qualité d’implication sur un terrain neuf et insolite. Elles interprètent le quatuor seulement à travers corps, en laissant, déposés en fond de scène, leurs instruments et leurs archets. Ça n’est peut-être pas exactement de la danse. Mais c’est ce qui rend leur action captivante. Elles sont debout. Leurs gestes suspendus sans archet suggère la qualité d’intention qui se prolonge dans une extension de soi, dont le support matériel n’est donc pas manifestement présent. Dans ce flottement, on trouve une intensité d’inflexions, d’accentuations, de suspensions, d’écoutes.
Voilà qui en dit énormément, de ce que signifient nos gestes dans une enveloppe d’espace environnant. Cela ne concerne pas seulement la musique et les musicien.ne.s. Puis l’exploration des autres musiciennes silencieuses fait tache, et se déplace vers la perception plus générale de la respiration. Et alors, attention : la respiration n’est pas qu’une petite fonction mécanique réduite aux poumons dans leurs cages thoraciques. Ce sont des corps tout entiers qui entrent en vibrations. Et ces corps paraissent tout poreux, dans un tissage de relations multiples avec une substance du monde, générant des flux, des inductions, des ondes et des combinaisons.
Avouons qu’une bonne partie des spectateur.ices auront ressenti un soulagement lorsque les quatre instrumentistes se sont finalement assises, ont saisi leurs violons, alto et violoncelle pour jouer effectivement la pièce musicale, la donner à entendre. Cela se comprend. Pour autant, elles venaient de nous ouvrir à une perception de nous-mêmes comme intégralement composée, où chaque mouvement paraît pétri d’histoire, de sensation, d’intention. Les musicien.ne.s ont leur registre spécifique : « ielles ont une gestuelle chargée, faite d’astreinte, d’épreuve, de répétition, avec des difficultés, des modèles, de la douleur, des hiérarchies, de la conflictualité », indique Pol Pi.
Mais quiconque peut sortir de la représentation de In Your Head avec la sensation d’avoir superbement enrichi sa perception, sa compréhension de ce dont sont faits ses propres gestes. Cela se voit, et cela s’entend. Cela déplace. Et c’est tant mieux. On y a trouvé de quoi mettre la puce à notre oreille — c’est le cas de le dire — à propos de la relation entre musique et danse. Confusément nous savons que ces deux domaines convergent volontiers dans des gammes énergétiques de l’émotion et de l’expression.
Si on en vient à une dimension plus savante, la danse a souvent besoin de fixer ses rythmes, ses écarts, compter ses pas de façon méthodique. Et alors la musique a souvent été recherchée afin de pourvoyer la danse de tout cela. Il en va encore de possibles partages d’univers d’inspiration sensible entre ces deux arts. Mais tout au long du vingtième siècle, l’un des grands projets de la modernité en danse aura été d’explorer les propres capacités corporelles, connectées au monde, et déjà suffisamment riches pour se dispenser de recourir à une adjonction de musique.
Captées sous cet angle, on ne trouve plus deux pièces pour traiter de manière identique de la relation entre musique et danse. Samedi 25 juin, Eszter Salamon explorait la qualité de relation corporelle, de mémoire sensible émotive, qui relie sa mère et elle. Présente à son côté sur scène, celle-ci est une dame âgée, qui n’a jamais été performeuse jusqu’à ce jour. Ce duo s’appelle MONUMENT 0.7 : M/OTHERS. Il est tendu à l’extrême sur le fil de l’exploration à chaque seconde. Tout s’y découvre, dans la palpitation la plus ténue. Des décennies d’héritage générationnel y vibrent dans l’instant. Pour cette pièce visionnaire et translucide, l’option a été qu’elle se déroule intégralement en silence, comme pour permettre à l’oeil spectateur de mieux entendre le chant profond du corps, que les deux femmes sont en train d’interpréter, en s’écoutant l’une l’autre.
La veille au soir, vendredi 24 février, Hooman Sharifi créait Sacrifice while Lost in Salted Earth. On le retrouvait en personne sur le plateau, au côté de six autres danseur.se.s, tou.te.s iranien.ne.s. Plus un. Lequel est Arash Moradi, un joueur très fameux de tanbur1. Contrairement à ce que le nom suggère, il s’agit d’un instrument à corde, emblématique de l’univers perse, turc et kurde. Sa sonorité grêle se répand volontiers en ondulations, que des oreilles occidentales paresseuses peuvent avoir tôt fait de capturer dans le cliché exotique de l’orientalisme.
La musique de la pièce en est le véritable pivot. Le Sacrifice mentionné dans le titre renvoie au Sacre du printemps ; c’est-à-dire une pièce chorégraphique et musicale fondatrice, en 1913, des modernités esthétiques occidentales. On y procède à un sacrifice pour célébrer la nouvelle saison. Sacre ? Ou sacrifice ? Le scandale du début du XXe siècle tenait surtout à la sécheresse systématisée des gestes et des sons saccadés, tout en frappes percussives, à rebours des élégances classiques. Dans la pièce aujourd’hui iranienne, on retrouve les frappes très marquées au sol. Impressionnantes. Cela se déroule d’abord longuement en solo, les danseur.se.s se relayant les un.e.s les autres, en l’absence de musique. Puis survient, seulement en seconde partie, l’arrivée d’Arash Moradi avec son tanbur. Se développent alors des évolutions de groupe, par tous les interprètes à présent réunis dans la danse collective. On a lors l’impression que la musique est le support d’un élan commun. Certain.e.s spectateur.ices n’auront pas manqué d’y conférer un rôle de ralliement identitaire.
On n’en est pas si sûr. Car au côté de la puissance physique impressionnante du groupe, le musicien soliste paraît décalé ; quoique parfaitement présent, clairement audible, il nous a semblé qu’il fonctionnait alors en miroir détaché, pourvoyeur de réverbération, où ricochent vers des lignes de fuites les intensités d’un groupe particulièrement complexe, au fond peu uniforme. Tant ces Iranien.ne.s vivent tous un parcours aujourd’hui fort éloigné des frontières de leur foyer national d’origine. Étrange présence musicale que celle qui trame le collectif, tout en le creusant de distance.
On n’a pas ici la place de continuer d’égrener tous les motifs possibles de la relation entre musique et danse. On en reviendra à un autre et dernier exemple : la très grande pièce composée pour onze interprètes par le chorégraphe Emanuel Gat, sous le titre Act II & III or The Unexpected Return of Heaven and Earth (vue le 23 juin). La musique y tient une place énorme : rien moins que l’enregistrement d’une célèbre interprétation (avec Maria Callas en tête) des actes 2 et 3 de l’opéra Tosca, de Puccini.
Emanuel Gat assure qu’il n’a opéré ce choix que parce que cet enregistrement présentait une durée identique à celle de la composition dansée à laquelle sa troupe était parvenue en studio. C’est moins étonnant que ce qu’il peut y paraître. Grand maître de la chorégraphie dans la seconde moitié du XXe siècle, Merce Cunningham créait ses pièces de danse indépendamment de toute source musicale. Puis, sur la seule base d’une durée commune, la pièce dansée s’articulait, tout à la fin, sur une pièce musicale composée de son côté par John Cage, un maître de la musique conceptuelle contemporaine.
Ce procédé était révolutionnaire. Il désarçonna une grande partie du public. Il correspondait au projet de la modernité chorégraphique, convaincue que la danse pouvait avancer sur un plateau sans avoir à s’appuyer sur la musique comme sur une béquille. Emanuel Gat ne revient-il pas à cela, en sélectionnant Tosca presque au hasard pour accompagner les pas de ses danseurs ? Or nous l’aurons perçu tout différemment. C’est que Cage et Cunnigham partageaient des partis esthétiques très proches. Ils cherchaient dans la même direction. Rien de la sorte entre le répertoire lyrique de Puccini, l’implaccable solidité narrative de son opéra, et aujourd’hui la composition chorégraphique d’Emanuel Gat.
Tant et si bien que les deux puissances en cause nous ont paru souvent s’annihiler, s’étouffer l’une l’autre, à force de s’ignorer, surtout quand la musique donnée à plein volume finissait par écraser le mouvement scénique ayant du mal à imprimer. La discussion reste vive entre musique et danse. C’est heureux. Retenons au moins qu’elle tient rarement de la simple évidence. Là réside sa richesse stimulante.
Gérard MAYEN
Le Festival Montpellier danse se poursuite jusqu’au 3 juillet. Renseignements : www.montpellierdanse.com