Et si le degré de concentration des médias, comme l’extension des visées de Vincent Bolloré dans le domaine de l’édition, menaçaient le débat démocratique et la liberté de création ? Les inquiétudes et les alertes se multiplient.


 

Le 19 janvier, Vincent Bolloré, grand patron de Vivendi, était auditionné par la commission d’enquête du Sénat1 où il s’est livré à un remarquable numéro d’illusionniste. Dans un bel élan de modestie, l’homme d’affaires n’a pas hésité à affirmer : « Ma capacité à imposer des choses n’est pas très importante. » Qui peut croire cela de la part d’une personne qui est déjà à la tête d’un empire médiatique et s’apprête à agrandir son influence dans le champ de l’édition en visant tout bonnement le rachat d’Hachette livre, avec l’assentiment de ce dernier ? Quel peut être l’intérêt d’un “capitaine d’industrie”, comme ils disent, à investir le domaine des médias, si ce n’est de tenter d’influencer l’opinion ?

Dans le grand monopoly où de richissimes hommes d’affaires (Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Patrick Drahi, Olivier Dassault, Martin Bouygues, Mathieu Pigasse, Xavier Niel, Daniel Kretinsky) se partagent le gâteau des quotidiens, des hebdomadaires, de la presse magazine, et souvent des chaînes télé, l’influence de Bolloré est le symptôme le plus flagrant de la dérive (extrême) droitière du champ médiatique. Durant des mois, celui qui n’était pas encore candidat à la présidentielle, Éric Zemmour, a pu disposer d’une tribune quotidienne sur CNews (chaîne du groupe Canal appartenant à Vincent Bolloré) avec la complicité de Christine Kelly, une ancienne membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (sic). Sur cette chaîne se côtoient toutes sortes d’éditorialistes, chroniqueurs et intervenants relevant de la même famille idéologique : l’ancien journaliste sportif de TF1, Pascal Praud, reconverti en commentateur politique et animateur de l’émission L’heure des pros, Élizabeth Lévy (journal Causeur), des représentant.es de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, Jean Messiha (ex-RN passé chez Zemmour), Jean-Claude Dassier, Mathieu Bock-Côté présenté comme « le successeur d’Éric Zemmour »…

Le bruit de fond fascisant auquel CNews contribue quotidiennement est tel que la banalisation permet à une candidate du parti Les Républicains de parler désormais de « grand remplacement » en meeting, une thèse longtemps défendue par un auteur, seul, situé dans les marges de l’ultra-droite : Renaud Camus. Lequel fut aussi invité de CNews le 31 octobre dernier. Entretemps, l’idée est passée par Éric Zemmour, journaliste du Figaro qui s’est fait connaître du grand public grâce à On n’est pas couché, émission de Laurent Ruquier mêlant divertissement et politique diffusée le samedi soir sur France 2. L’animateur s’en mord les doigts aujourd’hui. Un peu tard cependant car le mal est fait.

Dans une situation de concentration des médias jamais rencontrée jusqu’ici, Vincent Bolloré a désormais la main sur Le Journal du Dimancheoù le directeur Hervé Gattegno a été débarqué au profit de Patrick Mahé, ancien militant d’Occident2 et proche de Jean-Marie Le Pen — et sur Paris Match. Pas vraiment des publications confidentielles, on en conviendra. Outre son emprise sur la presse écrite (Prisma Media qui édite des magazines comme Géo, Femme actuelle, Télé-Loisirs mais aussi des fleurons de la presse people comme Gala ou Voici), le groupe Bolloré a mis en œuvre le rapprochement entre Europe 1 et CNews, avec désormais des émissions communes. Le pluralisme gagne du terrain…

Certes, le groupe Bolloré n’est pas le seul acteur dans cette razzia sur les médias, mais il est certainement celui qui véhicule le contenu idéologique le plus réactionnaire, notamment à travers CNews. Au Sénat, l’homme d’affaires a argué du passé résistant de sa famille pour contrer toute critique sur ce terrain. Comme si cela était affaire d’hérédité.

Jusqu’ici, cette hyper-concentration semblait inquiéter surtout les syndicats de journalistes comme le SNJ et le SNJ-CGT. Désormais, les menaces qu’elle fait courir sur le pluralisme des opinions et, in fine, sur la liberté de la presse sont perçues bien au-delà. Un collectif « Stop Bolloré. La haine médiatisée », animé par l’avocate Laure Abramowitch vient ainsi de voir le jour. L’appel a été signé par des journalistes à titre individuel, des titres de presse (Politis, Reporterre, Fakir, Blast…), les sociétés de rédacteurs de L’Obs et de L’Humanité, des écrivains, des chercheurs mais aussi l’Association des professeurs d’histoire-géographie, celle des professeurs de Sciences économiques et sociales, la FCPE, Attac, des maisons d’édition (Agone, Au Diable Vauvert, Syllepse, les Éditions du Croquant, Libertalia…).

 

Dans l’édition aussi

 

Si bon nombre d’éditeurs-éditrices sont partie prenante de cet appel, c’est aussi parce que la gloutonnerie du groupe Bolloré (Editis) est sans limite. Elle vise désormais le groupe Hachette… qui n’y voit aucun inconvénient. « Vincent Bolloré est un actionnaire puissant et solide, cela peut ouvrir des perspectives », confie son PDG Pierre Leroy au supplément « livres » du Monde3. L’appréciation est tout autre chez Gallimard. Auditionné par la commission sénatoriale, Antoine Gallimard, PDG du groupe Madrigall qui regroupe notamment la maison Gallimard et Flammarion juge cette fusion « inenvisageable » dans la mesure où « une entité réunissant Hachette et Editis représenterait 33 % des ventes en nombre d’exemplaires, 50% de la diffusion et 60 % de la distribution des livres »4.

L’ambition de Vincent Bolloré repose sur l’invocation de la sempiternelle logique de compétition mondiale. Or selon le quotidien Le Monde, pour Christophe Hardy, président de la Société des gens de lettres, « la justification de Vivendi — considérer qu’il n’est qu’un nain à côté des Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft — ne convainc pas, car ces derniers ne sont pas des éditeurs ».

« Le nain, ce sont les auteurs », a souligné Christophe Hardy devant la commission du Sénat, en précisant que « les relations déjà déséquilibrées entre les auteurs et les éditeurs » le seraient encore plus, avec l’affaiblissement de « toute capacité à négocier collectivement ou individuellement »5 face à un tel monstre.

Après avoir fait main basse  sur une bonne partie du champ médiatique, Vincent Bolloré règnera-t-il demain quasiment sans partage sur le livre et l’imaginaire ?

J-F. Arnichand

 

Voir aussi : Vincent Bolloré devant le SénatL’info un droit fondamental

Notes:

  1. Cette commission d’enquête a été créé « afin de mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France et d’évaluer l’impact de cette concentration sur la démocratie » (site officiel du Sénat).
  2. Au milieu des années 1960, casques, matraques et idéologie raciste à l’appui, les militants d’Occident voulaient muscler la droite. Cibles principales : le gaullisme et le communisme.
  3. Le Monde, 28 janvier 2022.
  4. Le Monde, vendredi 18 février 2022.
  5. Nicole Vulser, Édition : fronde unie contre le projet de mariage entre Hachette et Editis, Le Monde, vendredi 18 février 2022.
JF-Arnichand Aka Morgan
"Journaliste durant 25 ans dans la Presse Quotidienne Régionale et sociologue de formation. Se pose tous les matins la question "Où va-t-on ?". S'intéresse particulièrement aux questions sociales, culturelles, au travail et à l'éducation. A part ça, amateur de musiques, de cinéma, de football (personne n'est parfait)...et toujours émerveillé par la lumière méditerranéenne"