La beauté d’une œuvre d’art restera toujours mystérieuse, pensait Claude Debussy (1862-1918) ; il est vrai qu’on emporte après la représentation de Pelléas et Mélisande, donnée jusqu’au 13 mars à l’Opéra Comédie, un vague sentiment d’élévation mêlé de désespoir, difficile à définir et étrangement assez proche du monde dans lequel nous vivons actuellement.
« Je ne pourrai plus sortir de cette forêt ! Dieu sait jusqu’où cette bête m’a menée. » À l’origine, le texte de Maeterlinck repose déjà sur beaucoup de suspensions. La pièce de théâtre symboliste créée en 1893 est écrite pour être vécu émotionnellement, les non-dits attisent nos imaginaires. Dans l’espace d’Allemonde, rien n’est situé. Il en va de même des personnages, à commencer par Mélisande, jeune femme meurtrie « par tous » qui ne dit pas d’où elle vient et ne sait où elle veut se rendre. Pelléas, antihéros avant l’heure, aime contempler la mer. Il a soif d’au-delà, et se trouve toujours sur le départ, mais retenu par les sombres forces du château et son ardeur passionnelle pour Mélisande, il ne part jamais.
Le monde envoûtant décrit par Maeterlinck, dans ce drame d’un amour impossible, séduit Debussy qui a fréquenté les cercles symbolistes, notamment les Mardis de Stéphane Mallarmé, rue de Rome à Paris. Le compositeur de L’après-midi d’un faune s’éprend du texte et se lance dans la composition d’une musique qui sort de l’ombre pour exprimer l’inexprimable. La première, donnée le 30 avril 1902, reçoit un accueil mitigé. À l’époque, la musique, la prosodie et le traitement du discours musical continu déconcertèrent le public.
L’écriture de Debussy s’emploie à gommer les quelques éléments réalistes qui subsistaient dans le texte si bien que le public s’embarque vers la mer, sur un fleuve dont l’embouchure demeure inexplorée. Olivier Messiaen décrivait Debussy comme « le plus grand amant de l’eau et du vent », rappelle le critique Christian Wasselin. Le compositeur est aussi celui qui introduisit « l’idée de flou, non seulement dans l’harmonie et dans la mélodie mais surtout dans le rythme et dans la succession des timbres », note Messiaen.
Cette production du Malmö Opéra (Suède), co-produit par l’Opéra de Montpellier, se compose de facettes distinctes qui manquent un peu d’ajustement. Le trio Marc Mauillon (Pelléas), Judith Chemla (Melisande) et Allen Boxer (Golaud), apparaît au premier abord surprenant, mais l’interprétation classique d’Allen Boxer, la fraîcheur fragile de Judith Chemla, comédienne qui pratique le chant lyrique mais pas l’opéra, et la candeur américaine de Marc Mauillon s’articulent, sans atteindre l’excellence, au climat d’irréalité du drame.
En situant l’action dans les années 70, on se demande pourquoi, la mise en scène statique de Benjamin Lazar ne tire pas partie du potentiel intemporel de l’œuvre pour la faire résonner avec les incertitudes humaines du XXIe siècle. La voiture que conduit Golaud dans la forêt figure de ce fait au rang d’accessoire inutile. Le metteur en scène de théâtre se révèle en revanche dans son fin travail sur les personnages et le rapport des corps à l’espace, comme on peut l’observer dans la scène de violence conjugale entre Golaud et Mélisande, ou dans la scène d’adieu des amoureux sous le tilleul d’une belle intensité poétique.
C’est au chef Kirill Karabits, aussi discret qu’efficace, que revient une grande partie de la réussite. De la fosse remonte toute la puissance suggestive qui laisse affleurer les émotions des personnages au plateau. Tout en fluidité, l’Orchestre national Montpellier Occitanie l’orchestre prend un plaisir évident à jouer cette musique. Précis et léger il répond parfaitement aux exigences de ce chef d’œuvre musical.
Laisser Debussy parler de sa musique est sans doute la meilleur manière d’y entrer sans savoir vraiment comment en sortir. « J’ai voulu que l’action ne s’arrêtât jamais, qu’elle fût continue, ininterrompue. La mélodie est antilyrique. Elle est impuissante à traduire la mobilité des âmes et de la vie. Je n’ai jamais consenti à ce que ma musique brusquât ou retardât, par suite d’exigence techniques, le mouvement des sentiments et des passions de mes personnages. Elle s’efface dès qu’il convient qu’elle leur laisse l’entière liberté de leurs gestes, de leurs cris, de leur joie ou de leur douleur ».
Jean-Marie Dinh