Depuis le début de l’offensive russe, en six jours, plus de 660 000 ukrainiens se sont réfugiés dans plusieurs pays limitrophes. L’Union européenne va devoir faire face à une crise migratoire sans précédent. Aux frontières de l’Ukraine, les témoignages de ressortissants étrangers, discriminés, bloqués et refoulés abondent. La couverture du conflit par différents médias choque. Les associations des droits de l’Homme et venant en aide aux réfugiés, mais aussi l’Union africaine et l’Ameja appellent l’UE à une solidarité avec tous les réfugiés sans distinction.


 

Depuis le 24 février, l’offensive russe se poursuit en Ukraine. Selon Filippo Grandi, Haut Commissaire de l’ONU aux réfugiés, en six jours, plus de 660 000 réfugiés ont été accueillis dans les pays limitrophes, la plupart en Roumanie, Moldavie, Slovaquie, Hongrie, Pologne et Russie. Les difficultés sur le terrain et le manque d’informations compliquent fortement les rapatriements.
Des centaines de milliers de personnes, ukrainiennes mais aussi de nombreuses autres nationalités, tentent encore de quitter le pays par leurs propres moyens et se retrouvent bloquées aux frontières.

Ces derniers jours, de nombreux témoignages sur les réseaux, mais également des vidéos (hashtag #AfricaninUkraine) dénoncent des comportements racistes qui se sont multipliés aux frontières de l’Ukraine, notamment polonaises et roumaines. On y voit des scènes choquantes. Des gens implorant qu’on les prenne en charge après un périple plus qu’éprouvant dans un froid glacial se font violenter, chasser, refouler des trains quittant le pays et insulter dans des longues files d’attente de tri.

« C’était un cauchemar, rapporte une jeune étudiante congolaise à un journaliste, les policiers n’ont pas du tout été sympas avec les étrangers, surtout les noirs ; ça nous insultait de tous les noms, ça braquait des armes sur nous, ça nous bousculait. »

« On nous a bloqués à la frontière, on nous a dit que les noirs ne rentrent pas. Pourtant on voyait les blancs rentrer… », témoigne un jeune guinéen, étudiant en médecine en Ukraine, au journaliste de France 24 qui a rencontré à la gare de Lvi (ville à 80 km de la frontière polonaise) plusieurs étudiants africains interdits de pénétrer en Pologne par les gardes-frontières ukrainiens [twitter Brut.fr]. « On est tous humains, on est nés comme ça, ils ne devraient pas nous discriminer sur la couleur de notre peau. »

 

Des traitements différents inacceptables

 

Dans un communiqué du 28 février, l’Union africaine (UA) s’est dite préoccupée de « ces rapports, selon lesquels les Africains sont l’objet d’un traitement différent inacceptable, [qui] seraient choquants et racistes et violeraient le droit international. À cet égard, les Présidents exhortent tous les pays à respecter le droit international et à faire preuve de la même empathie et du même soutien envers toutes les personnes qui fuient la guerre, nonobstant leur identité raciale ».
L’Ukraine accueillait plus de 16 000 étudiants africains. Selon le Sénégal, une douzaine d’ambassades africaines « mutualisent leurs moyens et leurs efforts » pour aider leurs ressortissants à quitter le pays et organiser leur rapatriement.

La présidente d’Amnesty International France, Cécile Coudriou [lien twitter], appelle à une solidarité totale avec tous les réfugiés sans distinction : « Le droit d’asile est sacré, la Convention de Genève le protège, il est hors de question de procéder à des refoulements de réfugiés quels qu’ils soient », a-t-elle déclaré.

Dans un communiqué diffusé le 28 février, la Cimade exprime sa solidarité avec le peuple ukrainien. L’association de soutien aux réfugiés, migrants et demandeurs d’asile demande l’accueil de toutes les personnes fuyant l’Ukraine, sans que soient écartés les demandeurs d’asile et réfugiés déjà présents en France. Elle rappelle que l’Union européenne doit faire respecter le droit international.

Malgré les nombreuses remontées de journalistes présents sur place, Kiev et Varsovie démentent ces discriminations qui viennent ternir l’élan de solidarité européen envers les réfugiés.

 

Arrivée à Budapest de réfugiés en provenance d’Ukraine. Arpad Kurucz : Anadolu Agency : Getty Images

 

 

« L’Union européenne n’a pas anticipé »

 

S’agirait-il de la conséquence d’un manque de décision de la part de l’Union européenne qui n’aurait pas anticipé l’afflux de réfugiés ? Pour Sophie Mazas, de la Ligue des droits de l’Homme de l’Hérault et avocate au barreau de Montpellier, « c’est un des visages de l’impréparation et de l’absence de capacité d’anticiper de l’Union européenne. Tout comme elle n’a pas été capable de penser ou d’anticiper les “mouvements” de Poutine ou de mettre en place une stratégie au cas où. L’UE n’a pas envisagé les conséquences et ne s’est pas préparée aux déplacements de population. Comment faire avec toutes ces personnes qui vivent en Ukraine légalement, mais qui ne sont pas des ressortissants du pays et qui n’ont pas de visas ou tous les documents requis ? Des étudiants, des Géorgiens, des personnes qui ont fui d’autres conflits ou qui vivent dans ce pays pour d’autres raisons. Ni l’Union européenne ni les pays limitrophes n’ont donné de ligne claire à ce sujet, c’est donc le fonctionnaire de terrain qui va se retrouver à gérer la problématique et les personnes vont se retrouver confrontées à l’arbitraire et aux discriminations ».

En effet, le Conseil des ministres européens de l’Intérieur et de la Justice doit se réunir jeudi 3 mars pour activer la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001.

Cette mesure, encore jamais utilisée, prévoit l’octroi d’une protection temporaire, dont l’application est minimum d’un an, en cas d’afflux massif de personnes déplacées. Elle établit les dispositions tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les pays de l’Union européenne, les personnes fuyant les guerres devant bénéficier de conditions d’asile identiques dans chaque pays d’Europe. Ce titre de séjour s’accompagne du droit d’exercer une activité professionnelle, d’avoir un logement, des aides et des soins médicaux.

« Nous devons regarder quel statut on peut confier à ces personnes qui fuient le territoire ukrainien dans des conditions extrêmement difficiles », a déclaré Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur.

Une réunion extraordinaire du Conseil de l’UE « Justice et affaires intérieures »  a eu lieu à Strasbourg le 27 février pour faire le point sur les réponses à apporter aux conséquences de la guerre à l’Ukraine. Le rapport indique que « des capacités d’accueil ont été prévues dans plusieurs états membres, notamment les états frontaliers de l’Ukraine ». Il précise que si les arrivées de personnes devaient s’accroître, un soutien aux pays frontaliers pour assurer leurs missions de contrôles sécuritaires et d’enregistrement aux frontières pourrait s’avérer opportun (Frontex et Europol). « La présidence a salué la proposition de la Commission de proposer des recommandations sur la conduite des contrôles sécuritaires », conclut le paragraphe sur la gestion des frontières extérieures.

En l’attente de l’activation de l’IPCR (Coordination en cas de crise au sein du Conseil)1 qui fournira le cadre de la plateforme de solidarité pour la gestion des frontières extérieures, les mesures requises pour rentrer en Europe par ses propres moyens s’appliquent aux ressortissants étrangers selon leurs nationalités (visa, autorisation d’entrée de 3 mois sans visa, documents exigés).
L’UE ouvrira-t-elle ses frontières à tous les réfugiés sans condition afin qu’ils puissent se mettre à l’abri avant d’être rapatriés ? Ce n’est pas certain, cette crise étant l’occasion pour certains députés européens de revoir la politique migratoire de l’Europe confrontée ces dernières années à un flux croissant de réfugiés en provenance d’Afrique, d’Asie, du Moyen-Orient…

 

Une couverture médiatique « raciste et orientaliste »

 

Parallèlement, depuis le début du conflit en Ukraine, certains responsables politiques et éditorialistes de grands médias se sont soudain mis à distinguer les bons réfugiés des mauvais. Sur les réseaux, de nombreux internautes se sont élevés contre des propos diffamatoires lors des couvertures médiatiques du conflit.

L’Association des journalistes arabes et du Moyen-Orient (Ameja) dénonce, à travers un communiqué publié le 27 février, un traitement de l’information « raciste et orientaliste » dans certaines rédactions, de la part de journalistes, éditorialistes politiques ou « analystes », dans le monde (CBS News, Al Jazeera, la BBC, The Telegraph, NBC News…) [voir document sur Twitter], mais également en France.

« Ils nous ressemblent tellement, c’est ce qui rend [le conflit] si choquant. Ce n’est pas un endroit avec tout le respect que je leur dois comme l’Irak ou l’Afghanistan… C’est une ville civilisée, relativement européenne — je dois choisir ces mots avec soin aussi — une ville où vous ne vous attendriez pas à cela ou n’espériez pas que cela se produise », a commenté, le 24 février sur CBS News, l’envoyé spécial Charlie D’Agata qui s’est par la suite excusé publiquement de ses propos. « Juste pour le dire franchement, ceux-ci ne sont pas des réfugiés en provenance de Syrie, ceux-là sont des refugiés de l’Ukraine voisine, c’est en grande partie à cause de ça, c’est des chrétiens, ils sont blancs, ils ressemblent plutôt aux polonais », a déclaré Kelly Cobiella, une reporter de la chaîne américaine NBC News.

« Ce sont des européens de culture. On est avec une population qui est très proche, très voisine, déclare Christophe Barbier sur BFM-TV. « nous ne sommes pas face à des migrants qui vont passer dans une logique d’immigration ». Pour Philippe Corbé, journaliste de BFM-TV, « On ne parle pas là de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien. On parle d’Européens qui partent dans leurs voitures, qui prennent la route et qui essaient de sauver leur vie, quoi ! ». Des réfugiés qui représentent « sans doute, une immigration de grande qualité, dont on pourra tirer profit », comme l’a exprimé le président de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale et député MoDem, Jean-Louis Bourlanges sur Europe 1.

Dans son texte, l’association Ameja dit se tenir en toute solidarité au côté de tous les civils sous assaut militaire dans toutes les parties du monde : « nous déplorons les différences de couverture faites par la presse, d’un pays par rapport à un autre […]. Cette couverture contribue à occulter le fait que des populations dans le monde expérimentent encore de violentes occupations et agressions. »

 

Des vies humaines

 

La culture de la France est européenne, mais également méditerranéenne. Mais, in fine, est-ce bien là le propos ? L’accueil des réfugiés n’est-il pas un devoir d’humanité, ne s’agit-il pas de vies humaines, comment peut-on formuler qu’il y en ait de plus importantes que d’autres ?

Le conflit ukrainien, si proche, fait prendre conscience que les Européens ou les Occidentaux ne sont malheureusement pas à l’abri, ni au-dessus de tout. Les souvenirs de guerres ressurgissent, le cauchemar se révèle réel et envisageable, celui-là même que nous souhaitions à jamais révolu.

Les populations qui ne demandent qu’à vivre dignement et paisiblement subissent les conséquences des rivalités géopolitiques, l’enfer des guerres, quelles qu’elles soient.
Des êtres humains, persécutés en leur pays, fuyant les bombardements sont forcés d’abandonner des terres brûlées, envahies de conflits internes.

Les réfugiés ou migrants économiques, climatiques ou environnementaux, démunis de tous leurs biens, quittent leur foyer, leur travail pour partir vers l’inconnu dans des conditions terribles. Des familles sont séparées et voient leurs vies brisées pour tenter de sauver leurs vies. Cela semblait inimaginable à tant de personnes, par exemple, quelques jours à peine avant le début des bombardements en Ukraine.

 

Une issue diplomatique pour la paix

 

La Ligue des droits de l’Homme s’associe à toutes les initiatives allant dans le sens de la paix et de l’intérêt des peuples concernés. Face à l’urgence, la LDH Hérault appelle à l’entraide et au bénévolat.

Selon l’ONU, plus de 4 millions de personnes sont attendues en Europe. Sophie Mazas explique qu’il est urgent d’organiser l’accueil des réfugiés. « Il faut que les préfectures recrutent, mettent en place des guichets, ouvrent le droit au travail, prévoient l’accueil des enfants, il faudrait déjà être là-dessus, en ce moment. Nous ne sommes pas prêts. Le Conseil des ministres européens de l’Intérieur et de la Justice doit décider d’un statut temporaire d’accueil et d’hébergement. Il serait nécessaire d’envisager des autorisations provisoires de séjour (APS) de 6 mois, sans mettre en œuvre une machine administrative extrêmement lourde avec des demandes d’asile, sinon nous allons nous noyer. Ces demandes ne seront, espérons-le, pas indispensables si la situation venait à s’améliorer. »

L’arrêt de l’escalade et une issue diplomatique pour la paix semblent être le plus urgent.

Sasha Verlei

Notes:

  1. IPCR : Dispositif intégré de l’UE pour une réaction au niveau politique dans les situations de crise
Sasha Verlei journaliste
Journaliste, Sasha Verlei a de ce métier une vision à la Camus, « un engagement marqué par une passion pour la liberté et la justice ». D’une famille majoritairement composée de femmes libres, engagées et tolérantes, d’un grand-père de gauche, résistant, appelé dès 1944 à contribuer au gouvernement transitoire, également influencée par le parcours atypique de son père, elle a été imprégnée de ces valeurs depuis sa plus tendre enfance. Sa plume se lève, témoin et exutoire d’un vécu, certes, mais surtout, elle est l’outil de son combat pour dénoncer les injustices au sein de notre société sans jamais perdre de vue que le respect de la vie et de l’humain sont l’essentiel.