« La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie : Une prison sans murs, dont les prisonniers ne songeraient pas à s’en évader. Un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude. »
Aldous Husley, Le Meilleur des Mondes.
En cette fin d’année, nous publions une analyse de la mondialisation par René Naba. Rédigée il y a un an, elle garde sa saveur et n’a rien perdu en lucidité. Les amendements adoptés par le Sénat cette semaine à propos de la loi Waserman, qui constituent une régression sur la définition des lanceurs d’alerte, ou le traitement de la campagne présidentielles en France par les médias de masse sont tristement là pour en témoigner.
L’étude comporte deux parties : 1/ De quoi la mondialisation était-elle le nom ? 2/ De quoi la pandémie du coronavirus sera-t-elle le nom ?
L’auteur dédie ce papier à tous ceux qui se sont dressés pour dire « non à l’ombre » (Aimé Césaire), les contestataires de la pensée dominante agglutinée autour du « cercle de la raison »1 : Julian Assange, Edward Snowden, Chelsea Manning, Yánis Varoufákis, Podemos, le mouvement citoyen Nuit Debout partisan de la convergence des luttes, de même que les Gilets Jaunes, les Black Blocs, Occupy Wall Street, Attac … tous les altermondialistes et les lanceurs d’alerte anonymes et courageux, qui n’ont cessé, au péril de leur vie, de tirer la sonnette d’alarme, dans un océan de logomachie et de démagogie.
La pandémie du Covid-19, d’une ampleur inégalée dans l’histoire moderne, a provoqué le confinement de plus de 3 milliards de personnes à travers le monde, soit près de la moitié de la planète, et impulsé le plus grand mouvement d’exode de population.
Outre un lourd bilan humain, la crise du Covid-19 a provoqué une récession économique inédite depuis la Seconde Guerre mondiale. Le chômage explose partout dans le monde. Plus de 3 milliards de personnes sont concernées par la fermeture totale ou partielle de leurs lieux de travail. Les échanges mondiaux devraient enregistrer une contraction comprise entre 13 % et 32 % en 2020, selon l’Organisation mondiale du Commerce.
Sur le plan de l’emploi, l’OIT (Organisation Internationale du Travail) a estimé que 25 millions de personnes risquaient de perdre leur emploi, venant grossir les rangs mondiaux des chômeurs estimés à 190 millions.
De l’art de la récupération en politique
En une cruelle ironie du sort, Boris Johnson, le premier ministre conservateur britannique, hospitalisé en avril 2020, pendant une semaine en soins intensifs en raison de sa contamination au Coronavirus, a remercié à sa sortie le système public de santé NHS, créé pourtant en 1948 par ses rivaux travaillistes.
Le pouvoir français s’est, lui, félicité, que le système hospitalier français ait bien résisté à la pandémie dont il a pourtant cherché à en comprimer sa voilure pour réduire son coût de fonctionnement, occultant le fait que le système de santé français, en ville comme à l’hôpital, tient depuis des années sur la seule résilience des soignants.
Une idéologie de domination
Sous une apparence de fluidité et la projection dans l’imaginaire collectif d’une image de communion universelle, dans l’exaltation de l’euphorie, la mondialisation s’est révélée être une idéologie de domination, comparable par ses effets corrosifs à l’idéologie de la colonisation, dont elle constitue la forme la plus moderne et la plus sophistiquée de prédation économique. Un néocolonialisme menée sous l’égide des États-Unis et non plus de l’Europe, réduite désormais à un rôle de servante docile.
Dans ce contexte de mondialisation, le développement de grands ensembles économiques à soubassement régional a répondu aux besoins de la financiarisation de la vie publique internationale et du pancapitalisme2 financier sous impulsion américaine. Mais s’ils ont aboli les frontières entre les états membres, pour en faire des passerelles d’échange, ils ont dressé des barrages face aux autres États non-membres. Des îlots de prospérité face à un océan de misère en somme.
La fin de la bipolarisation du monde a ainsi entraîné la destruction des murs de séparation de la guerre froide.
L’implosion de l’Union soviétique a provoqué la destruction du Mur de Berlin et l’inclusion de l’Europe de l’Est ex-communiste dans la sphère géopolitique de l’Otan, parallèlement à la constitution d’une Union Européenne de 28 membres, puis de 27 membres avec le Brexit.
1979 marque à cet égard une année charnière, sur le plan économique, avec l’arrivée, mais simultanée, au pouvoir, le 4 Mai 1979, pour une décennie, de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, doublée, l’année suivante, par celle de son partenaire idéologique américain Ronald Reagan.
Avec, en corollaire, la montée en puissance du néoconservatisme et de l’ultralibéralisme, le triomphe de l’École de Chicago3 avec son consensus de Washington et son équivalent européen, le consensus de Bruxelles.
Le début d’une décennie de mondialisation heureuse, selon l’expression du chantre du pancapitalisme financier Alain Minc, « plagiaire servile », mais néanmoins à l’époque président du Conseil de surveillance du Journal le Monde et à ce titre coqueluche de la technostructure française.
Multinationales, paradis fiscaux et Cost Killer
À l’ombre de la « mondialisation heureuse », les paradis fiscaux ont prospéré. Durant cette période, le nombre des transnationales dans le monde s’est en effet élevé à 70 000 contrôlant près de 500 000 filiales, s’adonnant à une exploitation décomplexée de la planète. Des multinationales qui ont accaparé les terres, les ressources en eau, génèrent pollution et déforestation, laminant les droits des salariés, affectant les moyens de subsistance de nombreuses communautés.
En France, les 40 multinationales qui composent le CAC 40 pèsent aujourd’hui plus de 1 300 milliards d’euros de chiffre d’affaires, plus de la moitié du PIB du pays et les grands groupes, originaires de France, ont 16 000 filiales à l’étranger, dont 2 500 dans les paradis fiscaux où ils délocalisent leurs profits.
Mieux : 10 % des ménages détiennent la moitié du patrimoine total, principalement constitué de biens immobiliers et d’actifs financiers. Et le salaire moyen des patrons du CAC 40 a flambé, alors que la dette publique dépassait 100 % du PIB fin septembre 2019, selon l’Insee.
Avant la pandémie, elle s’établissait plus exactement à 100,4 % du produit intérieur brut (PIB), soit 2 415 milliards d’euros, en hausse de 39,6 milliards par rapport au trimestre précédent.
Cf. à ce propos Les dessous pas si chic du CAC 40 Par Olivier Vilain https://www.golias-editions.fr/golias-hebdo/
Pourtant, durant cette période, le grignotage des faibles revenus s’est poursuivi inexorablement avec la flexibilité du travail et son corollaire : la précarité du travailleur, le plafonnement des indemnités de chômage, la réduction des coûts et l’optimisation de la production, la compression des services publics et la réforme des retraites, la suppression de l’APL (Aides personnalisée au logement)4 pour les étudiants et le gel des pensions pour les retraités.
Sous l’effet de slogans trompeurs conçus par des boîtes à idées sarkozystes, du genre « Travailler plus pour gagner plus », pour réfléchir moins, le Cost Killer5, pourtant un des grands pourvoyeurs du chômage de masse, sera promu au rang du nec plus ultra de la gestion économique.
Une politique d’austérité menée impitoyablement, alors qu’en contrechamp, le train de vie luxueux de l’État se maintenait, outrageusement. Tous les grands ministères parisiens continuent de disposer en effet d’un chef pour la restauration des membres des cabinets ministériels depuis près de cinquante ans, alors qu’en Suède la totalité de la haute administration est astreinte à la cantine, à des prix variables en fonction des revenus. L’idéal républicain n’est pas le même en Suède, qui est une monarchie, et en France qui a aboli la monarchie mais a maintenu ses privilèges pour ses élites.
Le consensus de Washington… pas si consensuel que cela
En fait de consensus, les États-Unis ont imposé à l’Amérique latine le terrible « Consensus de Washington » — un corpus de mesures d’inspiration libérale concernant les moyens de relancer la croissance économique, notamment dans les économies en difficulté du fait de leur endettement avec l’apparition des fonds vautours6.
Bénéficiant du contexte de crise idéologique globale lié à l’effondrement du communisme soviétique, à la fin de la décennie 1980, l’administration néoconservatrice américaine va généraliser ce consensus en l’imposant à l’Union Européenne par le biais du « Consensus de Bruxelles », son cortège de privatisation, de déréglementation et de délocalisation, avec, à la clé, une considérable destruction d’emplois en Europe, l’émergence des « tigres asiatiques » (Inde, Chine, Corée du Sud, Philippines, etc..) et le bouleversement corrélatif de la géoéconomie7 mondiale.
Le “village planétaire” et le “cercle de la raison”
L’implosion du bloc soviétique, dans la décennie 1990, avec l’abolition de contrepoids idéologiques, a induit une synergie capitalistique entre médias et grands groupes industriels, faisant du premier le fleuron du groupe ou son lance-flammes en fonction des besoins de la stratégie du conglomérat. Tout à leur euphorie de célébrer l’avènement d’un “village planétaire” et la « Fin de l’Histoire » décrétée par Francis Fukuyama8, les éditocrates négligeront les signes avant-coureurs d’une grave crise. Ils fouleront ainsi aux pieds les résultats du référendum sur le Traité Constitutionnel Européen, rejeté en France et en Irlande et imposeront d’autorité des contraintes budgétaires incompressibles, générant une foultitude de sans-abris, des échoués de la vie, exclus de la société d’abondance.
Le « village planétaire » ou village global, est une expression de Marshall McLuhan, tirée de son ouvrage The Medium is the Massage paru en 1967, dans lequel le sociologue canadien (1911–1980) soutenait que les médias de masse fonderaient l’ensemble des microsociétés en une seule et même « famille humaine », un « seul village » où « l’on vivrait dans un même temps, au même rythme et donc dans un même espace », signifiant par-là la synergie opérée par la mondialisation entre médias et technologies de l’information et de la communication.
La Fondation Saint Simon [cf. note 1], imbue de la prétention de ses membres, ira jusqu’à se féliciter d’avoir conduit la France, à marche forcée, vers la modernité par son adhésion à l’Union Européenne. Sa mission remplie, elle décrétera en conséquence sa dissolution en dépit du fait que la validation de la conception technocratique de la construction européenne avait pourtant été désavouée en France par le triomphe du “NON” au référendum de 1995 sur le Traité Constitutionnel.
Fait symptomatique, aucun des pontifes de la Fondation Saint Simon ne battra sa coulpe. Le « cercle de la raison » est ainsi apparu comme une instrumentalisation élitiste de la raison, une dérive anti-démocratique de la raison. Autant d’événements dont les conséquences se font encore sentir de nos jours.
Depuis le début de la mondialisation, alors que les édictocrates se pâmaient devant l’avènement d’un “village planétaire” et la “Fin de l’Histoire”, la planète présentait la facture de son saccage inconsidéré tant dans le domaine sanitaire que le domaine climatique :
SIDA : 74,9 millions de personnes ont été infectées par le VIH, dont 32,0 millions de personnes décédées de suite de maladies liées au sida depuis le début de l’épidémie dans la décennie 1980-1990.
Canicule 2003 : La canicule européenne de 2003, un événement climatique d’ampleur exceptionnelle survenu de juin à août 2003, écourtait la vie à plus de 19 000 morts en France et 70 000 en Europe de Juin à Août 2003.
Tsunami 2004 : le Tsunami a provoqué la mort de 225 000 morts le 24 décembre 2004, dans une zone allant de la Thaïlande à l’Indonésie à l’Océan Indien (Inde-Sri Lanka).
Crise des subprimes9 2008 : La crise des subprimes a provoqué la destruction de 25 000 milliards de dollars de capitalisation boursière, une somme amplement suffisante pour reconstruire la totalité de la planète sur des bases écologiques et éradiquer les pandémies. Rien qu’en France, le coût du sauvetage des établissements de l’Hexagone s’est élevé à 30 milliards d’euros en 2008-2009.
La liste n’est pas limitative qu’il importe de compléter avec les gigantesques incendies de Californie et de la forêt amazonienne, du Portugal et d’Espagne.
2020 : Le coronavirus doublé d’une guerre du prix de pétrole
L’épreuve de force entre le président russe Vladimir Poutine et le prince héritier saoudien, Mohamad Ben Salmane, deux des grands producteurs de pétrole, sur le niveau de production consécutif au ralentissement de l’économie mondiale du fait de la pandémie du Coronavirus, a provoqué une perte de capitalisation boursière de l’ordre de 2,3 trillions de dollars, lundi 9 mars 2020, et l’ARAMCO, le géant pétrolier saoudien, a subi une dépréciation de 320 milliards de dollars.
Du jamais vu dans les annales de l’économie mondiale, le prix du brut a atteint une cotation négative, tombé à 0 dollars, c’est à dire que les producteurs offraient une ristourne à leurs clients pour alléger les considérables stocks, qu’ils ont accumulé en six semaines de surproduction et de sous-consommation.
Sur le plan arabe, le fait de confier la gestion des Fonds Souverains Arabes à des experts occidentaux, formatés dans le moule du FMI, a occasionné une perte sèche de 1,5 trillions de dollars lors de la crise boursière de 200810, sans parler de l’acquisition de bons du trésor américains d’une valeur de près de 2 000 milliards de dollars (pour l’Arabie saoudite et le Koweït). À cela s’ajoute le placement dans les banques américaines de près de 2 000 milliards de dollars (2 trillions) dans les banques américaines. Autant de sommes soustraites au développement économique arabe.
Le dogme ultra-libéral en question
Si la crise des subprimes résultant des emprunts toxiques alloués dans des prêts hypothécaires a révélé la face hideuse du capitalisme sauvage en même temps que la supercherie de l’ultralibéralisme avec l’injection massive de fonds publics pour le sauvetage des grandes entreprises, contraire aux vertus régulateurs du marché du “Laisser Faire, Laisser Aller”, la pandémie du Covid-19 a fait voler en éclat le corset budgétaire de l’Union Européenne, dont la rigueur avait eu pour conséquence de privilégier l’austérité à la relance du pouvoir d’achat.
Ah… ces fameux « critères de convergences de Maastricht » qui ont contraint les États membres à réduire leurs dépenses publiques au détriment des dépenses d’investissement, gages d’un développement futur ; de privilégier les économies de fonctionnement sur les services publics, sur la relance de la consommation par le pouvoir d’achat.
Coup sur coup, les pays membres du G20 ont annoncé jeudi 26 Mars 2020 leur intention d’injecter « plus de 5 000 milliards de dollars » dans l’économie mondiale pour « contrer les répercussions sociales, économiques et financières de la pandémie » du nouveau coronavirus, lors d’un sommet virtuel d’urgence, une réunion en visio-conférence présidée par le roi Salmane d’Arabie saoudite.
La veille, les États-Unis avaient mis en œuvre, le 25 Mars 2020, « le plus vaste plan de sauvetage de l’Histoire américaine », en adoptant un plan de relance de 2 000 milliards de dollars (1 800 milliards d’euros).
La Banque Centrale Européenne a, elle, débloqué la somme de 750 milliards de dollars pour faire face aux dépenses exigées par la pandémie, alors que la présidente de l’Union Européenne, Ursula Von der Leyen, annonçait vendredi 20 Mars 2020 la suspension inédite des règles de discipline budgétaire de l’UE, afin de donner aux États membres la possibilité d’investir lourdement dans la lutte contre le coronavirus et dans la réponse aux conséquences socio-économiques de la crise. « Aujourd’hui — ceci est nouveau et n’a jamais été fait auparavant — nous activons la clause dérogatoire générale », a-t-elle annoncé dans un message vidéo sur Twitter. « Cela signifie que les gouvernements nationaux de l’UE peuvent injecter dans l’économie autant qu’ils en auront besoin », a insisté Mme Von der Leyen.
Lui faisant écho, Emmanuel Macron, qualifié de « président des ultra-riches » par son prédécesseur socialiste François Hollande, évoquait timidement la possibilité d’une renationalisation de certaines entreprises françaises et suspendait — renonçait ? — à la réforme controversée des régimes de retraites en France, rendant hommage aux établissements hospitaliers que sa ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a cherché à démanteler.
La mondialisation génératrice de barrages de séparation
Plutôt que d’entraîner une abolition des frontières à l’espace planétaire, la dynamique de la mondialisation des flux a généré au XXIe siècle une multiplication de barrages de séparation, même au sein d’États associés ; voire même à des démembrements d’États, contraire au principe de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation (Soudan), auparavant en Europe, l’URSS et la Yougoslavie, et en riposte, l’Ukraine par rattachement de la Crimée à la Russie.
Muraille à la frontière entre les États-Unis et le Mexique pour freiner la migration clandestine, quand bien même les États-Unis et le Mexique font partie de l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain). Le message subliminal qui résume le mieux les intentions des pays occidentaux à l’égard du reste du monde se définit par cette formule lapidaire: « Oui aux capitaux exotiques, non à l’immigration basanée ».
La dislocation de la Libye du fait occidental, et la déstabilisation du Mali du fait de leurs alliés pétro-monarchiques, via leurs affidés Ansar Eddine11 lors de la séquence dite du « printemps arabe » va révéler l’inanité d’un tel principe.
L’arrivée de plus d’un million de migrants et de réfugiés en Europe a eu raison des grands principes. Cinq ans après le « printemps arabe », l’Europe payait ainsi le prix de sa démagogie et de son bellicisme. Un nouveau « rideau de fer » s’abattait sur l’Europe, pour reprendre l’expression de l’ancien premier ministre britannique Winston Churchill.
Pour se prémunir contre un débordement des peuples basanés, l’Union Européenne a veillé à ce que la Grèce ne se transforme en un gigantesque camp de réfugiés sur le territoire de l’Europe, sur le modèle de la Cisjordanie et de Gaza en Palestine.
Elle a procédé à la fermeture de la « Route des Balkans » par la promotion de la Turquie, le principal pourvoyeur de djihadistes vers la Syrie et de réfugiés vers l’Europe, au rang de vigile de la forteresse Europe face à une nouvelle invasion barbare. Une démarche qui a constitué tout à la fois une prime à la fourberie turque et une concession au populisme rampant de l’opinion d’un continent en crise systémique.
En contrepartie de son rôle de garde-frontière, le président Recep Tayyib Erdogan obtint de considérables avantages à l’effet de consolider sa posture autocratique et liberticide. Une aide financière importante (environ 6 milliards d’euros), une levée de l’obligation de visa pour les Turcs et une reprise des négociations d’adhésion à l’Union Européenne. Un satisfecit en dépit du fait que la Turquie continue d’occuper la partie nord de Chypre et que le sultan d’Ankara bafoue les libertés de la presse et la justice de son pays.
La colonisation, le plus grand bouleversement démographique de la planète
Une lecture diachronique de l’actualité, conjuguant une analyse englobant l’espace et le temps de cette séquence, aboutirait pourtant à cette surprenante conclusion que l’Europe a été le fossoyeur de sa propre cause, victime de ses turpitudes passées et présentes en ce que le flux migratoire du XXIe siècle de l’hémisphère sud, particulièrement le flanc méridional de l’Europe, apparaîtra rétrospectivement comme le lointain et ultime avatar du « fardeau de l’homme blanc ».
Il fut un temps, pas très loin, où le « seuil de tolérance » ne faisait pas poids face à la furie colonisatrice de l’Europe, son besoin incompressible d’assumer « le Fardeau de l’Homme blanc » et sa « chargé d’aînesse », en vue d’accomplir sa mission civilisatrice. 52 millions de personnes se sont ainsi expatriées du « Vieux Monde » en un peu plus d’un siècle (1820-1945), à la découverte des nouveaux mondes, lointains précurseurs des travailleurs immigrés de l’époque moderne.
Au rythme de 500 000 expatriés par an en moyenne pendant 40 ans, de 1881 à 1920, 28 millions d’Européens auront ainsi déserté l’Europe pour peupler l’Amérique, dont 20 millions aux États-Unis, 8 millions en Amérique latine, sans compter l’Océanie (Australie, Nouvelle-Zélande), le Canada, le continent noir, le Maghreb et l’Afrique du sud ainsi que les confins de l’Asie, les comptoirs enclaves de Hong Kong, Pondichéry et Macao.
52 millions d’expatriés, soit le double de la totalité de la population étrangère résidant dans l’Union Européenne à la fin du XXe siècle, un chiffre sensiblement équivalent à la population française. Principal pourvoyeur démographique de la planète pendant 120 ans, l’Europe réussira le tour de force de façonner à son image deux autres continents, l’Amérique dans ses deux versants ainsi que l’Océanie et d’imposer la marque de sa civilisation à l’Asie et l’Afrique.
« Maître du monde » jusqu’à la fin du XXe siècle, l’Occident fera de la planète son polygone de tir permanent, sa propre soupape de sécurité, le tremplin de son rayonnement et de son expansion, le déversoir de tous ses maux, une décharge pour son surplus de population, un bagne idéal pour ses trublions, sans limitation que celle imposée par la rivalité intra européenne pour la conquête des matières premières.
La schizothymie12 américaine
Interventionniste à tout crin, avec l’invasion de l’Irak en 2003, puis contre les régimes à structure républicaine arabe lors de la décennie 2010 (Libye, Syrie) ; unilatéraliste frénétique avec son double retrait de l’accord sur le climat et de l’accord sur le nucléaire iranien, ainsi qu’avec la reconnaissance unilatérale de Jérusalem comme capitale d’Israël, les États-Unis se barricadent néanmoins derrière de nouvelles frontières qu’elles veulent hermétiques.
Puissance militaire planétaire, les États-Unis disposent de plus de 800 bases militaires hors de leur territoire national, servis par près 200 000 soldats représentant 10 % des effectifs militaires globaux américains en un maillage global. Mais, paradoxalement, dans une démarche schizothymique, le fer de lance de la mondialisation de même que ses vassaux se sont barricadés derrière des murs de séparation, particulièrement dans le monde arabe où la contestation de leur hégémonie est parmi les plus vives en dépit de la présence de bon nombre d’États vassaux :
Muraille de sécurité à Bagdad autour de l’ancien palais présidentiel de Saddam Hussein, la fameuse zone verte, le siège de l’ambassade américaine, espace de démarcation entre les libérateurs américains et leurs supposés alliés, les anciens opposants à Saddam Hussein.
Mur d’apartheid entre Israël et la Palestine autour de Jérusalem.
Muraille de sécurité entre l’Arabie saoudite et l’Irak et le Yémen. L’Arabie Saoudite a bâti un mur anti-migrants de 75 km à sa bordure avec le Yémen, et un autre de 965 km l’isolant de l’Irak. En 2010, l’Iran a amorcé la construction d’un mur de 700 km de long sur la frontière afghane.
Si Da’ech, l’État Islamique, a voulu abolir les frontières héritées de l’accord Sykes-Picot13 portant démembrement de l’Empire ottoman, dans la foulée de la défaite de la triplice14 lors de la 1ère guerre Mondiale (1914-1928), ses anciens incubateurs érigent en réplique des murs de séparation.
Il en est de même en Afrique du nord où les projets de murs de séparation se multiplient : La Tunisie a annoncé vouloir bâtir un rempart à sa frontière avec la Libye. Et le Maroc, qui a déjà érigé 6 murs pour repousser les indépendantistes du Sahara Occidental, est aussi en train d’en construire un autre pour se séparer de l’Algérie, sans compter la barrière de barbelés de l’enclave espagnole de Melilla qui la sépare du Maroc.
Europe : Le retour à la guerre froide avec le mégaprojet du « Mur européen »
Inconsolable de la perte de la Crimée du fait de sa turpitude, l’Ukraine construit en effet un mur à sa frontière avec la Russie afin de « rendre visible l’exclusion de la Russie hors de l’Europe ». Le processus de confinement de la Russie développé par les membres de l’OTAN en Europe orientale va jusqu’à la construction d’un mur de séparation qui nous ramène au temps de la guerre froide avec le Mur de Berlin.
Au total, de l’Arabie Saoudite aux États-Unis, 40 000 kilomètres de murs. Le nombre de barrières censées protéger les populations d’une menace supposée ou réelle s’est envolé depuis trente ans : jusqu’à soixante-dix sur la planète.
Terrorisme et migrations sont d’ailleurs partout les deux épouvantails agités par les dirigeants qui s’emploient à transformer leurs pays en châteaux forts. C’est au nom de ces deux « menaces » que l’Europe est ainsi en passe de devenir une vaste « gated community » du terme de ces résidences fermées où se calfeutrent les plus riches.
Ce concept apparu aux États-Unis et en Amérique latine tend à s’étendre à tous les pays marqués par un écart grandissant des richesses. Depuis 2007, le Brésil s’emploie, lui aussi, à dresser des murailles avec tous ses voisins pour freiner les migrants et les trafiquants.
Efficaces à court terme peut-être, les remparts ont vocation à être contournés par des trafiquants, contrebandiers et clandestins migrants… à la manière de l’école buissonnière des élèves impertinents. Comme un pied de nez aux puissants et à leurs poncifs.
René Naba
Cet article est publié dans le cadre de notre partenariat avec le site d’info civique et citoyen Madanïya. Suivra : Mondialisation et coronavirus, 2e partie : De quoi le coronavirus sera-t-il le nom ?
Notes:
- « Le cercle de la raison » est un mécanisme qui a permis qu’une minorité de personnes aient réussi à rendre dominantes leurs idées basées sur la dérégulation, les privatisations, le marché, et le libre-échange. Dès 1982, l’historien François Furet créait la Fondation Saint-Simon, afin de réunir hauts fonctionnaires, universitaires et capitaines d’industrie. En creux, c’est un véritable mouvement intellectuel visant à « réconcilier le libéralisme avec la démocratie ». Ses membres se rencontrent discrètement et produisent ouvrages et notes visant à convertir au libéralisme les socialistes arrivés au pouvoir en 1981. L’un des membres les plus influents de la fondation est l’essayiste et conseiller de nombreux patrons du CAC 40, Alain Minc, qui estime que ce groupe constitue un « cercle de la raison ». Dissoute en 1999, après avoir rempli plus que les objectifs qu’elle s’était fixée au départ, la fondation Saint-Simon est considérée comme l’institution ayant le plus influencé la trajectoire économique française au cours du demi-siècle écoulé. Représentant dans les pays riches près de 25% de la population, les « everywhere » sont les gagnants de la mondialisation, qui se sentent bien partout. Ils sont éduqués, urbains, multiculturels, et naturellement enclins à professer des idées généreuses en matière d’immigration ou de sécurité.
- Doctrine selon laquelle les salariés des entreprises en deviennent progressivement propriétaires, par l’attribution de parts et d’actions
- L’École de Chicago est une école de pensée économique appartenant à la vision libérale de l’économie. Elle est généralement associée à la théorie néoclassique des prix, au libre marché et au monétarisme ainsi qu’à une opposition au keynésianisme dont la thèse centrale est que les marchés laissés à eux-mêmes ne conduisent pas nécessairement à l’optimum économique, et que l’État a un rôle à jouer dans le domaine économique pour pallier les défaillances des marchés.
- L’APL peut être supprimer de par le mode de calcul qui a été réformé au 1er janvier 2021.
- Spécialistes de la réduction des coûts en entreprise. On fait appel à eux dans le but de limiter les dépenses comme les charges fiscales, sociales ou encore les frais supplémentaires.
- Les fonds vautours sont des fonds d’investissement spéculatifs qui se spécialisent dans l’achat à bas prix de dettes émises par des débiteurs en difficulté ou proches du défaut de paiement, qu’il s’agisse de dettes d’entreprises ou de dettes souveraines (État ou banque centrale), avec pour objectif de réaliser une plus-value soit lors de la phase de restructuration de la dette, soit en refusant la restructuration et en obtenant par action en justice le remboursement de leur créance à une valeur proche de la valeur nominale plus intérêts et éventuels arriérés de retard.
- La géoéconomie s’interroge sur les relations entre puissance et espace, mais un espace « virtuel » ou fluidifié au sens où ses limites bougent sans cesse, c’est-à-dire donc un espace affranchi des frontières territoriales et physiques caractéristiques de la géopolitique.
- La Fin de l’histoire et le Dernier Homme est un essai du politologue américain Francis Fukuyama publié en 1992, identifié comme l’un des essais les plus importants de la fin du XXe siècle.
- Un subprime est crédit qui se distingue des autres par le fait qu’il est attribué à des personnes dont les revenus laissent penser que le remboursement sera plus compliqué. La banque prêteuse prend donc des risques et demande en contrepartie une compensation financière en appliquant un taux plus élevé. L’insolvabilité des débiteurs et la chute des prix de l’immobilier ont provoqué la chute ou la faillite de plusieurs entreprises de prêts hypothécaires à risque, conduisant à l’effondrement du prix des actions de l’industrie…
- Le 16 septembre 2008, au lendemain de la faillite de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers, l’économie mondiale sombrait dans la pire crise depuis 1929. Pour éviter le chaos, tous les pays adoptèrent, États-Unis en tête, des mesures contra-cycliques en injectant massivement des liquidités – surtout des dollars – dans leurs économies. Le système bancaire et financier se grippait, incapable de déterminer la valeur des produits dérivés sophistiqués, les « subprimes » liés à des prêts hypothécaires « pourris », que l’industrie financière, à la recherche d’un rendement maximum à moindre risque, avait usiné et vendu à la chaîne à des investisseurs peu regardants.
- Groupe armé salafiste djihadiste fondé et dirigé par Iyad Ag Ghali. Apparu au début de l’année 2012, c’est l’un des principaux groupes armés participant à la guerre du Mali.
- Humeur des individus peu ouverts aux autres et au réel, apparemment froids, distants, repliés sur eux, préférant l’analyse et l’observation à l’action, d’une sensibilité tenue secrète et cependant très vive (…)
- Dès 1916 cet accord envisageait le partage de l’Empire ottoman entre la France et la Grande-Bretagne à l’issue de la Première guerre mondiale.
- Nom donné au groupement politique constitué par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie.