Quand une journaliste, Maud Dugrand, revient sur les terres de son enfance et explore une expérience de démocratie participative dans un village de la Drôme. Un ouvrage sensible qui ouvre sur de multiples questionnements.
« J’ai souvent eu du mal à répondre à cette question : « Alors, Saillans, ça marche ou pas ?« Écrire sur Saillans aujourd’hui, c’est ne pas vouloir chercher à répondre »1 précise d’emblée Maud Dugrand. Cette ancienne journaliste de L’Humanité — où elle a passé 13 ans, avant de revenir dans sa Drôme d’origine et de devenir journaliste indépendante — n’érige pas le village de Saillans, avec ses 1 300 habitants, au statut de modèle de la démocratie participative. Depuis la sortie de son livre, en 2020, la liste citoyenne a d’ailleurs perdu les élections municipales… de 18 voix. Mais on ne saurait réduire cette expérience passionnante, décrite d’une plume sensible et empathique, à cet « échec ».
« Le village n’est pas un gadget prêt à être balancé à la poubelle en cas d’obsolescence ou brandi tel un étendard bien trop grand pour lui », souligne Maud Dugrand qui a raconté cette expérience dans des publications aussi diverses que Siné Mensuel ou Le Monde. Le 23 mars 2014, la liste « Autrement pour Saillans… tous ensemble » l’avait emporté dès le premier tour avec 56,8 % des voix et 80 % de participation !
Au commencement de cette aventure était la lutte contre un projet d’implantation d’un supermarché Casino. Pour Maud Dugrand, « il suffit d’un ingrédient indispensable, une belle aberration dans le paysage pour que la recette tienne : un ennemi commun, la grande distribution, la machine à broyer les petits commerces et à faire crever les centres-villes ». De ce village du Diois, l’autrice connaissait « le potentiel créatif » pour y avoir vécu ses « plus intenses moments de l’enfance et de l’adolescence ». À ceux, de moins en moins nombreux depuis une foutue pandémie, qui ne verraient dans « la province » (cette appellation détestable) que désert, ennui et contrôle social étouffant, Maud Dugrand apporte involontairement le plus beau des démentis en évoquant « de véritables états d’exaltation lors des fêtes, des rituels qui unissent. Ces rares moments aujourd’hui où les générations se mélangent, où je me sentais en sécurité et libre puisque les adultes gardaient un œil bienveillant sur moi ».
Le livre est aussi fait de ce va-et-vient entre le vécu et la description de cette « expérience de démocratie participative », entre souvenirs d’enfance (la quincaillerie familiale) et analyse de chercheur en sociologie politique (l’interview de Mario Belilla). Maud Dugrand confie avoir « fait l’expérience du proverbe africain « il faut tout un village pour élever un enfant » ». Et le bonheur de « grandir quelques années dans un espace sûr au cœur d’une nature magnifique ».
La petite République de Saillans n’est pour autant un exercice d' »égo-histoire » ou l’illustration d’une tentation nombriliste. Car Maud Dugrand prend soin d’inscrire ce coin de la Drôme dans une riche histoire : « Une terre irriguée par les protestants fuyant les persécutions. Une terre profondément républicaine, engagée dans la Révolution française et résistante contre le coup d’État napoléonien de 1851. Une terre d’immigration pour les Italiens au début du XXe siècle. Une terre de maquis, celui du Vercors qui surplombe la vallée. À la fin des années 1960, la vallée fut rudement marquée par l’exode rural avant de se repeupler par l’arrivée de jeunes gens politisés, dont le choix était celui du retour à la terre, refusant les injonctions d’une société capitaliste, préférant construire des îlots libertaires et écologistes. »
Est-ce que Saillans qui a suscité une certaine curiosité médiatique durant six ans fut un « îlot » de démocratie vivante ? En tout cas, cette petite commune a assurément exploré d’autres voies et inspiré la constitution de certaines listes lors des municipales de 2020. Pas de prétention à l’exemplarité certes, mais probablement un beau pas de côté par rapport à un certain fonctionnement de la politique dont Maud Dugrand fait le constat attristé : « Lors de mon retour dans la Drôme, je vérifiais ce que je savais déjà : le pouvoir, qu’il soit local ou national, est détenu massivement par des hommes, blancs, ayant largement dépassé la cinquantaine. Des hommes souvent réélus sur plusieurs mandats, exerçant le pouvoir seuls et pour certains, ne supportant pas la moindre contradiction, à un degré tellement caricatural que j’en suis restée plusieurs fois abasourdie. »
« Ce jour-là, je me suis sentie chez moi »
La démocratie directe n’est peut-être pas un dîner de gala. Elle est exigeante, en temps, en investissement personnel et l’autrice ne peint pas la réalité en rose bonbon : « Travailler dans une salle polyvalente un soir de novembre vous pousse à l’humilité. » Mais lorsque Ludmilla décrit la redécouverte de ce qui devrait être la maison commune une semaine après les élections, on se dit que, décidément, quelque chose s’est passée en ces jours du printemps 2014 : « Avant, la mairie, c’était zone morte. Ce jour-là, je me suis sentie chez moi. »
250 habitant.es inscrit.es dans sept commissions participatives élaborées pendant la campagne, chaque commission étant administrée par un binôme de conseillers municipaux, des Groupes actions projets, un « observatoire de la participation » rassemblant douze citoyens dont la mission « sera de veiller au respect de la charte des valeurs dans laquelle sont inscrits les trois piliers du projet : la collégialité, la participation et la transparence » : cette expérience était faite de tout cela. Et de la découverte de ses propres capacités, de sa légitimité, là où certains voudraient que ce soit affaire de profession ou de diplôme. « J’ai compris ce qui se jouait dans ce souci de collégialité. J’ai eu envie de me proposer comme animatrice car je sentais que je pouvais être compétente et j’ai découvert l’intelligence collective, les idées qui peuvent émerger à plusieurs quand le cadre permet que ce ne soit pas uniquement les grandes gueules qui aient le dessus », confie Christelle, inscrite au Groupe actions projets sur les rythmes scolaires.
À Saillans, personne ne réclamait la tête de liste et l’heureux élu, Vincent Beillard, fut le premier surpris. Il a été désigné par ses colistier.es « pour ses qualités de médiation, éprouvées lors des réunions, mais aussi parce qu’il faut réduire son temps de travail ». La campagne et la constitution de la liste ont mêlé des mois de discussions et une bonne dose de convivialité : « Du pinard, des spécialités des uns et des autres, du rire…se souvient Vincent. Cultiver la joie d’être ensemble. Chacun agissant selon ses ressources et ses compétences, les uns au stand du marché, d’autres faisant les affiches, d’autres rédigeant la charte, créant le Google Drive, gardant les enfants ».
Le tout a donné une municipalité réunissant Vincent, l’objecteur de conscience, « Gatou » le chasseur qui siégeait avec de « fervents écolos », Sabine, chercheuse, convaincue qu’« on est plus intelligents à plusieurs »… Dans l’exercice collectif des responsabilités, il fallu aussi se coltiner les textes de réglementations, apprivoiser les sigles : le PADD (Plan d’aménagement et de développement durable), le PLU (Plan local d’urbanisme). Tirée au sort pour participer à un travail d’élaboration du PLU, Élise, 42 ans, avoue avoir eu « un déclic. Je pensais que j’avais fait le tour de mon village et, ce soir-là, je découvrais d’autres réseaux que je ne croise pas dans mon quotidien. Je me disais que tous les âges devaient être représentés, que ma génération n’avait pas les mêmes besoins que les retraités, qu’il était impensable de passer à côté de cette aventure humaine ». Une « aventure » dans laquelle Sabine, devenue adjointe à l’environnement et à l’énergie a plongé : « on ne s’y connaissait pas plus que d’autres. Mais nous voulions nous approprier ensemble des questions aussi importantes que : « Comment avons-nous envie d’habiter à Saillans ? », « Quels sont les paysages et l’agriculture de demain? », « Comment construire mieux ? », « Quelle forme aura l’habitat à venir ? » ».
Sabine n’a pas souhaité se représenter en 2020, mais à la lecture de l’ouvrage de Maud Dugrand, le désir d’appropriation de la politique, (de « polis », la cité) apparaît, plus que jamais, comme le ciment de ce genre d’expériences. Comme le contre-exemple de l’analyse du politologue Loïc Blondiaux : « Aux échelles locale et nationale, les exercices de consultation, de concertation ou de participation citoyennes sont le plus souvent organisés de manière à contraindre le moins possible les pouvoirs, en les plaçant dans une position d’écoute sélective qui leur permettra, in fine, de ne retenir des délibérations que ce qu’ils souhaitent. » Toute ressemblance avec un « grand débat » ou le sort réservé à une Convention citoyenne pour le climat serait purement fortuite.
J-F Arnichand