TRIBUNE :


Par Stéphan MANGANELLI
Réseau Salariat 84

Stephan Manganelli est un professeur, correspondant dans le Vaucluse du réseau salariat, une association d’éducation populaire animée par Bernard Friot, un militant communiste, dont l’objectif est de prolonger, diffuser une pensée révolutionnaire orientée vers l’appropriation collective des moyens de production (aussi bien industriel que sanitaire, culturel, éducatif…) et l’octroi à toutes et à tous d’un salaire à vie.


 

Pour supprimer le chômage, il faut supprimer l’emploi. Aucune ironie, ni aucune provocation dans ce titre. Et j’enfonce le clou : il n’y a pas de chômage dans la fonction publique, parce qu’il n’y a pas d’emploi ; il n’y a plus de chômage chez les retraité.es, parce qu’il n’y a plus d’emploi. Il y a du chômage, parce qu’il y a de l’emploi. Supprimons l’emploi et nous supprimerons le chômage1.

 

La crise sanitaire, les confinements ont eu au moins le mérite de révéler les trois grandes catégories de statut de travailleur, du plus précaire au plus économiquement protégé :

    • 1. les indépendants ou auto-entrepreneurs, rémunérés à la tâche, ont, pour une bonne part, subi de plein fouet cette crise.
    • 2. les salariés du privé, en emploi sur un poste qualifié, protégés par les conventions salariales, ont quant à eux pu bénéficier de l’assurance du chômage.
    • 3. puis enfin les fonctionnaires (et les retraités à pension décente) ont vu la crise économique leur passer bien haut : le salaire (pension) tombe tous les mois car ils sont payés pour leur grade qui est un attribut de leur personne.

On voit bien là combien les conquêtes salariales2 successives de nos aîné.es ont été décisives pour émanciper le travail de son carcan capitaliste, en instituant le salaire et en déconnectant toujours plus ce dernier de la tâche, de l’activité… On est passé de la rémunération à la tâche — forme canonique du salaire capitaliste —, au salaire à la qualification du poste — 1er niveau d’abstraction —, puis au salaire à la qualification de la personne — le grade des fonctionnaires, 2e niveau d’abstraction.

On n’est plus payé pour ce que l’on fait mais pour ce que l’on est, dans l’ordre de la valeur nouvellement redéfinie.

 

Et si on étendait le meilleur pour toutes et tous ?

Non pas que nous soyons toutes et tous fonctionnaires mais que nous soyons toutes et tous COMME les fonctionnaires : titulaires d’une qualification personnelle et du salaire à vie qui va avec.

Sachant que, grâce aux conquis sociaux passés, cela est déjà la situation ou quasiment la situation d’environ 17 millions de personnes, (soit 1/3 des plus de 18 ans) : 5 millions de fonctionnaires et 7,5 millions de retraités (essentiellement des hommes) qui ont une pension supérieure au Smic et entre 80 et 100 % de leur salaire de référence ; plus d’1 million de salariés à statut : EDF, SNCF, RATP… statuts copiés sur celui de la fonction publique et qui procurent l’équivalent d’un Salaire À Vie ; on remarquera que ces statuts sont attaqués de toute part… Et enfin, tous les salariés de certaines branches (métallurgie, banque, chimie…) dans lesquelles le poste reste, certes, le support des droits, mais où on a conquis un droit à carrière qui ne permet que de progresser…

Je voudrais évacuer tout de suite la question du financement pour toutes et tous d’un salaire à la qualification personnelle.

Actuellement nous disposons, par an, d’environ 1 500 milliards d’euros de revenu disponible que nous distribuons (salaires + profit, nets d’impôts). Il suffit alors de diviser ce revenu disponible par les 50 millions de + de 18 ans et l’on obtient 30 000 € par personne et par an, soit un salaire mensuel moyen d’environ 2 500 €.

On a donc bien les moyens, dans une fourchette de un (1700 €) à trois (5 100 €) par exemple, de financer un salaire à la qualification personnelle pour toutes et tous.
Comme dirait l’autre : se demander comment on finance les salaires, c’est comme se demander comment alimenter en électricité la centrale électrique… ;-))

 

C’est nous qui produisons ; c’est nous qui décidons !

Il y a un déjà-là émancipateur : ne pas s’en rendre compte est mortifère !
Il y a déjà en route une révolution des institutions du travail initiée par nos grands-parents organisés en classe conquérante…
Quoi de plus enthousiasmant pour nous que de rechausser leurs bottes et repartir enfin à l’offensive !
C’est bien là une leçon que nous laissent ces bâtisseurs : « Pour conserver un conquis, il faut l’étendre ; défendre, c’est perdre ! »

Et quand on ouvre les yeux sur cette révolution déjà engagée, l’enthousiasme et les idées jaillissent et débordent !
Bien entendu, tout n’est pas simple : un paysan est-il prêt au salaire paysan ? un artiste est-il prêt au salaire au travail artistique ?…

Pour le paysan…

Nous devons sortir par le haut du système fou de l’aide alimentaire dont se nourrit l’agrobusiness. L’idée d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation3 est déjà bien avancée aujourd’hui… sur le modèle de la production du soin : conventionnement et subventionnement du tissu de producteurs alternatifs, cotisation sur la valeur ajoutée marchande, monnaie en nature (sur la carte vitale).

Pour l’artiste…

Titulariser les permanents de la culture… redynamiser le statut d’intermittent (attaqué on le comprend)…4 œuvrer pour le salaire comme droit politique de la personne, complètement déconnecté d’une performance sur un marché… sont tout autant d’offensives qui visent à rendre libres, autonomes, co-responsables, co-décideurs/euses les protagonistes des arts et de la culture.
Là aussi, l’idée d’une Sécurité Sociale de la Culture fait son chemin…5

Pour l’étudiant…6

Ne tombons plus dans le piège de la victimisation de la jeunesse…

Je me permets ici de rappeler brièvement ce mensonge d’État qui nous a fait accepter les plus viles mesures d’insertion (devenues incontournables) pour les jeunes : « 1 jeune sur 4 au chômage », ça vous rappelle quelque chose?… « vaut mieux donc un petit boulot, que rien du tout »… et en avant les TUC et compagnie… un fantastique tour de magie pour ne pas avoir à donner de salaire aux jeunes… Nous étions passés de la discrimination au travail par le genre à la discrimination au travail par l’âge… en créant les jeunes « d’avant travail », puis les vieux « d’après travail ».

Alors le mensonge c’est quoi ?

Bien, on a pris pour poids de chômage « 1 jeune sur 4 jeunes » ce qui n’était que taux du chômage « 1 jeune sur 4 jeunes-actifs », mais comme il n’y avait que 30 % de jeunes-actifs, les 70 % autres faisant leurs études, cela ne faisait donc que 25 % de 30 % des jeunes au chômage, soit 7,5 % des jeunes au chômage ; un poids du chômage quasi-identique aux autres classes d’âge.

Voilà comment un mensonge d’État, et la tétanie de ses adversaires d’alors, ont produit tous les désastres qui nous amènent à la soupe populaire aujourd’hui…

Je réécris donc : ne tombons plus dans le piège de la victimisation de la jeunesse…

Notre Jeunesse n’a pas besoin de charité, n’attend pas de RSA.
Elle a besoin de reconnaissance, de responsabilisation… d’être confirmée comme majeure économique en recevant un salaire (étudiant) dès l’âge de 18 ans, la posant politiquement comme en capacité de produire. Ni plus, ni moins. Laissons-la travailler tranquille et sereine !

Pour le retraité…7

Là encore, ne tombons plus dans le piège « capitalisation contre répartition » !

Le système à points, de Macron et consorts, reste de la répartition mais capitaliste : il s’agit de généraliser à 100 % les 25 % des pensions payées par le système complémentaire AGIRC-ARCO — sur le modèle du « j’ai cotisé, j’ai droit » —, contre la répartition communiste des 75 autres % des pensions (fonctionnaires, régime général, salariés à statut) réglés comme salaire continué ne tenant au compte des cotisations mais calculé sur la base d’un salaire de référence — sur le modèle, « je suis qualifié, j’ai droit ».

Oui, il y a bien une lutte de classes à l’intérieur même de la sécurité sociale : répartition communiste où le retraité garde sa dimension économique de producteur, contre répartition capitaliste où le retraité est un ancien travailleur qui a droit à la solidarité des actifs.
On voit très bien là les différences, d’un point de vue anthropologique ; le statut économique des personnes se retrouve complètement à l’opposé.

Face à cette contre-révolution « rocardienne », menons la bataille communiste des retraites en œuvrant pour la généralisation du salaire continué, initié par le statut de la fonction  publique (Maurice Thorez) et copié par Ambroise Croizat pour le privé, et Marcel Paul pour le statut des électriciens-gaziers.

La retraite comme fin de l’emploi mais certainement pas comme fin du travail ! On peut de la sorte revendiquer l’âge de 50 ans pour la retraite… avant, vous l’avez compris, de le revendiquer à 18 ans !

 

Sortir par le haut ?

Pour finir, et c’est de plus en plus d’actualité, je voudrais mettre en lumière le nouveau projet du capitalisme, un capitalisme aux abois qui tire ses trois dernières cartouches pour sortir de l’emploi par le bas (l’infra-emploi), cartouches que nous devons voir arriver et contrer, comme il se doit, pour sortir de l’emploi mais par le haut.

1ère cartouche : redevenir invisible en faisant miroiter le statut d’auto-entrepreneur indépendant (qui se croit libre mais qui, complètement nu dans la jungle du marché, est plus que jamais soumis) ;

2e cartouche : un Compte À Points (fongibles) comme panier de protection sociale complètement assujetti aux performances sur le marché ;

3e cartouche : un revenu de base pour faire passer la pilule sur le reste ; revenu de base qui restera insuffisant et nécessitera d’aller quémander un deuxième chèque ailleurs… un ailleurs qui risque d’être que plus aride.

On voit encore combien il ne faut pas tomber dans le panneau du revenu de base bien cohérent avec le mode de production capitaliste puisqu’il se présente comme un magnifique filet de sécurité8.

Tout un chacun pourrait être attiré par les mailles de ce filet… par cette sortie de l’emploi qui miroite… L’enjeu pour les héritiers de la classe ouvrière victorieuse, c’est justement de montrer ces victoires, de montrer les conquis, les construits… et d’embarquer avec eux, vers le haut, toute cette frange de la population qui ne veut résolument plus produire de « merde » pour le capital mais conquérir le salaire comme droit politique ; conquérir la maîtrise du travail sur les lieux de travail, en maîtrisant notamment l’investissement de l’appareil productif.

Comme disait Michel Colucci, « Ce n’est qu’un combat ; continuons le début ! » Comme dit Bernard Friot, « Sortons de la défaite ; redevenons enfin offensifs ! ».

 


 

Notes:

  1. Dominique Lachosme, membre du réseau Agir contre le Chômage (AC) http://www.atelierdecreationlibertaire.com/Abolir-le-chomage-nouvelle-edition-revisee.html
  2. Claude DIDRY, sociologue, historien du droit du travail https://ladispute.fr/catalogue/linstitution-du-travail/
  3. Pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation https://securite-sociale-alimentation.org/
  4. Mathieu GRÉGOIRE, chercheur-sociologue, spécialiste du travail, du salariat, du chômage, du régime des intermittents https://ladispute.fr/catalogue/les-intermittents-du-spectacle/
  5. Aurélien CATIN, écrivain https://riot-editions.fr/ouvrage/notre-condition/
  6. Aurélien CASTA, chercheur, docteur en Sociologie https://ladispute.fr/catalogue/un-salaire-etudiant/
  7. Bernard FRIOT, chercheur, économiste et sociologue, spécialiste des institutions du travail, historien de la sécurité sociale https://ladispute.fr/catalogue/le-travail-enjeu-des-retraites/
  8. Denis BAYON, chercheur diplômé en Économie https://ladispute.fr/catalogue/lecologie-contre-le-revenu-de-base/
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