Entretien avec Adeline Rosenstein en résidence au Théâtre des treize Vents à Montpellier.


 

Invitée par le CDN de Montpellier, Adeline Rosenstein1 devait présenter son spectacle « Décris-ravage »  du 9 au 17 janvier au Théâtre des treize vents ce qui n’a pas été possible en raison des restrictions qui frappent le monde des arts et de la culture. L’artiste était néanmoins à Montpellier où elle a travaillé sur sa création « Laboratoire poison 3 ». L’occasion pour altermidi qui ne se résout pas à ce black-out culturel de réaliser un entretien avec cette artiste. Après une période de sidération, le monde des arts et de la culture tente de faire face à la situation actuelle en maintenant les résidences, en proposant des séances de travail professionnelles, en s’unissant solidairement pour faire front contre ce que la gestion de cette crise sanitaire considère comme secondaire.

 

« Laboratoire poison », votre création en cours, évoque la résistance notamment celle des artistes, cette recherche revisite l’histoire, ce qui peut faire un pont avec « Décris-ravage », votre travail précédent…

Il y a des points communs entre les deux pièces, dans le sujet, dans l’histoire des relations entre l’Europe et certaines parties du monde à travers les artistes qui accompagnent les armées. Vous savez, pour les journalistes on parle de journaliste « invited« , moi je réfléchis au concept d’artiste « invited« . Est-ce que l’artiste né devant, à côté ou derrière les expéditions militaires du pays de son… document d’identité… disons-le comme ça… il y en a qui essaient courageusement de s’interposer.

 

Dans le contexte actuel où la question se pose en terme de survie, les artistes qui résistent ne sont pas majoritaires et les artistes résistants sont encore moins nombreux…

En effet, et lorsque c’est le cas, ils n’ont pas toujours de très longue vie. Les mêmes questions surgissent à chaque fois lorsque je veux représenter ce genre de crise du regard. Quelle image de soi donne-t-on au travail ? Et quelle image donne-t-on du monde dont on parle ? En tant qu’artiste, je pense que tenter de répondre à ça et donc clarifier nos positions, relève de notre responsabilité. Pour certains, ce type de questionnement est juste un bonus, alors que pour moi c’est le cœur même du travail. Et cela concerne les deux pièces que nous évoquons, qu’il s’agisse du rapport « impérialiste » à la Palestine ou du travail que je fais en ce moment sur l’image des groupes résistants.

 

Dans quel contexte situez-vous la résistance, comment se présente le chantier de « Laboratoire Poison » ?

Au départ, il y a cette situation particulière qui voit un mouvement politique, parfois armé, s’opposer à une défaite patente, une défaite étayée par la réalité qui semble définitive. je pars de là. À partir de ce moment, comment ça se passe quand on refuse cette défaite ? Comment fait le petit mouvement qui s’oppose vaillamment à la violence d’un pouvoir qui l’entoure ? Comment est-ce qu’il fait pour ne pas s’autodétruire sous les pressions extérieures. Et puis un des sujets de « Laboratoire poison » émerge, à nouveau sous la forme d’une question : comment lutte-t-on contre le soupçon de trahison ?

 

Il y a-t-il dans votre démarche documentaire une volonté de nourrir l’espoir un peu en berne aujourd’hui ?

Je me tourne spontanément vers l’histoire et ses figures de héros et d’héroïnes dans différentes situations historiques… différentes situations de résistances. Ce qui ne veut pas dire que je sais comment en parler. Quelque chose se passe dans les charnières lorsque le monde change. Il y a des groupes de gens qui ont réussi à faire définitivement changer un discours ou un rapport de force après des années, parfois des siècles, d’oppression. Ça fait du bien dans les impasses actuelles, de se tourner vers leurs exemples. De lire leurs textes, leurs discours, de regarder aussi par quel moyen on en est venu à bout. N’est-ce pas les trahisons qui les ont décimés finalement ?

 

Votre approche aboutit à une forme d’écriture particulière, êtes-vous en capacité de la définir ?

Ce théâtre est expérimental et autant le dire…oui, il se compose de faits fragmentaires très lacunaires. Je m’efforce de travailler en respectant mes lacunes, de ne pas faire comme si j’avais tout compris et que je pouvais porter un regard absolu, et en même temps de ne pas ennuyer le monde avec mes propres hésitations. Peut-être que mes pièces ne sont pas des pièces, pas des spectacles… Juste des chantiers de recherche pour savoir comment on peut montrer la trahison, sans cliché, de façon plus juste.

 

Une démarche à la fois périlleuse et éminemment contemporaine…

Des artistes du passé se sont déjà posé ce genre de questions. Quand vous dites « contemporains » vous pensez à quelque chose en particulier ?

 

Je fais référence à cette volonté qui anime certains artistes de garder une colonne vertébrale alors qu’ils sont au cœur d’un environnement, un monde, des valeurs, où tout les pousse à la tordre.

Tout vous pousse… c’est exactement ça, tout vous pousse à croire que vous n’êtes pas capable de résister, que vous n’êtes bon qu’à trahir. À faire des compromis impardonnables parce que c’est comme ça, c’est notre nature. Parce que depuis un certain nombre d’années, les vrais héros sont les anti-héros.

 

Tout à l’heure, vous avez aussi évoqué les héroïnes…

La question de la participation des femmes au mouvement de l’histoire est tellement peu racontée, peu représentée que, pour elles, on a quand même le droit d’utiliser l’attirail héroïque. Les hommes, c’est plus dur, parce que c’est devenu plus qu’une mode, presque un impératif par rapport à certaines figures, par clichés, reproduction séculaire… enfin là, je suis un peu sévère (rire).

 

Concernant la collaboration du théâtre avec le pouvoir, à l’aune de votre expérience internationale, pensez-vous que le modèle culturel français se distingue des autres ?

Ce n’est pas très différent de la Belgique. Mais je dois préciser que j’ai passé la plupart de mes années théâtrales sous les radars, dans des conditions de création ultra-précaires. Si ma situation a changé au cours des cinq dernières années, je connais peu le système du théâtre subventionné en France ou en Allemagne où je vivais avant. Je pense que le type de rapports avec le pouvoir dépend vraiment de qui est dans la maison. J’ai rencontré des personnes qui tenaient à ce que leur théâtre rende possibles des mises en danger. Sur le plan symbolique, artistique ou encore sous forme de conférence et d’actions menées sur le territoire, il y a des endroits où le théâtre remplit sa fonction de contestation radicale de l’ordre établi et des lois. Évidemment, quand c’est un très grand théâtre, il est très surveillé. Les possibilités dépendent de l’ouverture de la maison, et de l’hétérogénéité du public. Lorsque je travaillais hors-cadre, nous construisions notre propre public. Nous allions chercher un public qui donnait des avis à partir de différentes expériences de vie. Dans les grands théâtres, le public reste socialement très homogène.

 

Revenons à votre plongée dans l’Histoire : quelle matière théâtrale ramenez-vous dans vos filets ?

Une matière première, qui une fois mise à l’épreuve du théâtre, invite à plonger dans notre imaginaire, c’est l’objet du spectacle. L’environnement dans lequel nous vivons, notre présent nous instillent des images auxquelles on associe l’histoire. Involontairement, avec tout ce fatras qui occupe notre imaginaire, ces images nous guident. Il arrive qu’on les reproduise telles quelles. Elles sont les poubelles… (rire), notre banque de données inexactes, notre mémoire historiquement pas vérifiée.

Les recherches que nous menons entrent en confrontation avec la recherche historique. En réalité, l’artiste travaille la forme mais le chercheur aussi. Un historien, lorsqu’il est amené à parler avec un public non expert ou lorsqu’il est invité à intervenir dans un cadre muséographique, ou dans des films documentaires, est amené à se poser des questions de mise en forme, à produire du commentaire, et pas seulement de la création de connaissance. Dans mon travail, c’est comme si je redécouvrais la roue, le rapport entre la mise en forme des récits et notre présent, notre actualité. Ce faisant, je réalise à quel point la façon de raconter les choses a une influence sur la façon de percevoir notre présent.

 

Comment travaillez-vous la relation entre ce qui constitue les sources du récit et le théâtre dans ses formes de restitution ?

On se donne comme objectif de ne pas se laisser tenter par l’esthétisme, en évacuant cette question et en travaillant avec les imaginaires. Pour se mettre à voir apparaître les images que nous avons dans la tête, il faut leur laisser de la place. Donc, on ne projette pas d’images, c’est un documentaire dans lequel je ne montre pas les documents sur lesquels je me base, je les décris. Et puis nous restons vigilants sur ce que nous faisons en fixant des limites, des garde-fous. Comme s’assurer que ce qu’on est en train de faire ne vienne pas brouiller davantage les choses.

 

Si on comprend bien c’est un peu mission impossible…

C’est à cela qu’on invite les gens, assister à quelque chose d’impossible. Nous tentons d’approcher une représentation complexe, pas idéalisée, pas mensongère, pas rassurante et en même temps on fait le pari que cela restera accessible. Pas besoin de s’y connaître en théâtre contemporain pour apprécier ce spectacle. Cela concerne quiconque se dit que l’histoire n’est pas toujours bien racontée à l’école.

 

En vous débarrassant des normes, votre pratique fonctionne à rebours des artifices qui sécurisent les comédiens, cela nécessite de se mettre en danger, de se déshabiller…

Je me disais qu’au bout d’un moment, en théorie, je pourrais m’y habituer mais ça fait toujours un peu peur. Parce que cela signifie qu’il faut montrer des lacunes, montrer des échecs. Ma toute première formation c’était clown. Le clown c’est celui qui montre ses défauts et qui les voit pas lui-même. Quand on parle d’histoire coloniale cela fait remonter les tâches aveugles, la mise en doute de ce qu’on croit être en train de voir ou de sentir, puisque c’est peut-être une rencontre, le produit d’une rencontre complètement déséquilibrée dès le début. Et donc cet aveuglement, ce nez rouge quelque part, je le connais depuis longtemps. Montrer ses erreurs c’est aussi dire aux autres qu’on n’a pas la vérité infuse et qu’on n’y arrive pas tout seul. On a besoin des autres pour qu’ils nous informent sur nos ombres, sur notre gros nez rouge.

 

À propos de l’Histoire figée qu’on nous restitue, on peut se dire aussi qu’à un moment T de l’histoire, les choses auraient pu prendre une autre tournure, ce qui aurait pu faire tourner le monde d’une tout autre façon, explorez vous cette dimension ?

Oui bien sûr, mais avec délicatesse, parce que l’exploration des potentialités d’un événement et des tentatives recouvertes par les vainqueurs ouvre parfois auprès de personnes attendant une reconnaissance des souffrances subies, une mise en question du crime commis. Est-ce que tu serais en train d’insinuer que cela n’a pas eu lieu ? Non, je ne nie pas que cela a eu lieu. Et je m’excuse si c’est à ça que cela ressemblait. Dans le spectacle, on essaie de parler du futur du passé, c’est-à-dire l’endroit vers lequel étaient dirigés les espoirs des gens qui ont agi dans le passé.

 

Situez-vous cette problématique en lien avec vos origines juives ?

Elle sont en lien avec ma révolte contre ce que le sionisme a fait de l’histoire. C’est peut-être la question que je ressasse sans cesse, à partir du moment où un peuple sort de l’oppression et décide de lever la tête et de ne plus se laisser faire, comment il ne devient pas sioniste ? Comment est-ce qu’il fait pour ne pas transformer le passé en excuse perpétuelle pour commettre des injustices à son tour ? J’ai hérité de ce problème-là, de cette métamorphose à l’œuvre.

 

recueilli par Jean-Marie Dinh

 

 


Entre théâtre documentaire inattendu et conférence ludique, « Décris-ravage » propose une histoire de la Palestine depuis les guerres napoléoniennes jusqu’à la création de l’État d’Israël.

« Dessiner avec son corps des miradors et des arbres ou tracer dans l’air des lignes imaginaires. La difficulté et la drôlerie de ces exercices produisent un salubre effet de distanciation. Mais la plus grande force du dispositif théâtral de « Décris-ravage » est de restituer, contre l’apparente nécessité du cours de l’histoire, l’irréductible contingence des évènements. (…) Qu’il n’y ait rien d’inéluctable dans cette histoire qui semble verrouillée par un conflit sans fin est sans doute la plus belle leçon de ce spectacle admirable. »


Notes:

  1. Allemande, Adeline Rosenstein a grandi à Genève, étudié à Jérusalem et Berlin, travaillé entre Buenos Aires, Berlin et Bruxelles. Elle s’est formée au clown auprès de Pierre Dubey à Genève, au jeu d’acteur à l’école Nissan Nativ de Jérusalem, puis à la mise en scène à l’école Ernst Busch à Berlin. Elle développe depuis le début des années 2000 un travail de création documentaire. Basées essentiellement sur des entretiens et du matériau factuel produit par des universitaires, ses pièces traitent de sujets aussi divers que la main-d’œuvre masculine d’Europe de l’Est à Berlin, les exilés juifs allemands en Argentine pendant la dernière dictature ou l’histoire des discours d’experts sur la traite des femmes. Elle est également active dans le domaine associatif où elle réalise des ateliers radiophoniques avec des femmes en alphabétisation, et collabore avec d’autres artistes en tant que comédienne, dramaturge et traductrice.
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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.