Après « L’amour au tournant », « Un jour idéal pour mourir » est le deuxième texte traduit en français de l’écrivain algérien Samir Kacimi, auteur confirmé de huit romans publiés en arabe. Il fait défiler à rebours le film de la vie de Halim qui s’apprête à se suicider en sautant du haut d’un immeuble de la banlieue d’Alger. À travers lui, tout une société miséreuse, marginalisée et sans repères est représentée, avec un humour décapant et subversif.
« Il se rendit compte que c’était la première fois de sa vie qu’il voyait son corps à l’envers, et ce devait être la première fois aussi qu’il était étonné par l’énormité de son ventre. Il ne se figurait pas aussi gros, et aussitôt il trouva horribles les habits qu’il portait, et il se demanda avec une pointe de regret : est-ce que les journaux de demain vont parler de mes vêtements ? »
Halim Bensadek, journaliste au chômage, est en train de tomber d’un immeuble de quinze étages situé dans la cité Eucalyptus, en périphérie d’Alger. Entre le moment où il se jette dans le vide et la fin de la chute, il a compté dix secondes. Dix secondes que le narrateur étire pour expliquer le suicide de Halim.
Samir Kacimi est un auteur algérien qui a déjà écrit six romans en arabe, dont « L’amour au tournant » traduit en français (éd. Barzakh/Le Seuil, avril 2017). « Un jour idéal pour mourir », paru en Algérie en 2009, traduit en français et publié par Actes Sud en octobre 2020 est avant tout l’histoire des marges racontées avec un sens de l’humour qui n’est pas sans rappeler « La conjuration des imbéciles » de John Kennedy Toole. Les scènes hilarantes succèdent aux dénonciations cyniques d’une société dans laquelle il est difficile d’entrevoir un avenir. Les récits des personnages s’entremêlent au détour d’une exclamation ou d’un sentiment qu’ils partagent. L’ensemble de la narration constitue un puzzle qui s’assemble pour dévoiler un final caustique. Cette construction sert un rythme soutenu qui renforce le registre humoristique du roman.
Misère et violence sociale
Deux vies s’entrecroisent dans cette banlieue d’Alger : celles de Halim et de son ami Omar. Halim, seul jeune de la cité à faire des études supérieures, acquiert un statut en devenant « Halim, el-Jôrnalîste-la-fierté-du-Dix-Sept ». Il travaille dans une rédaction mais n’est jamais très bien payé et doit constamment rembourser des dettes familiales en plus d’entretenir sa fratrie au chômage. Trompé par sa fiancée, il devient obèse et tellement « accro » à la cigarette qu’il sort la nuit à la recherche de mégots. Omar, quant à lui, passe du statut de chikour (« mac » d’une prostituée) de la cité à celui de zoufri (homme célibataire, violent, mal dégrossi…) à cause de Nissa, la prostituée avec qui il voulait se marier. Son père refuse ce mariage tout simplement parce que lui-même a déjà couché avec la jeune fille, « mon fils bouffera pas dans la même soupe que son père ». À travers l’histoire d’Omar, l’auteur raconte une sexualité violente et avilissante pour les femmes et les homosexuels. Les scènes sont à la mesure de la violence sociale, dont une s’avère particulièrement glaçante. La chute des deux protagonistes principaux est due à ces violences qui les entraînent vers la mort.
L’auteur prend le temps d’expliquer le destin de Nissa, véritable victime du roman. Son père est mort lorsqu’elle avait deux ans, et elle recherche désespérément une figure paternelle qu’elle croit reconnaître dans son maître d’école qui va abuser d’elle sexuellement. Peu après, sa mère tombe malade et c’est à Nissa de s’occuper d’elle alors qu’elle est encore une jeune adolescente. Moquée, violentée et seule, elle n’a que la prostitution comme moyen de survie.
Autre personnage en marge, un fou ou un mendiant, Six-Quinze, nommé ainsi en référence à un psychotrope. Il est abîmé, abandonné dans la rue, personne ne fait vraiment attention à lui à part Halim qui l’aperçoit peu avant son suicide, souhaitant alors qu’il soit la dernière personne à laquelle il pensera. Ce qu’il ne sait pas, c’est que Six-Quinze constituera l’élément essentiel au dénouement qui entravera les plans de Halim et rendra tout le récit plus burlesque encore. Ce faisant, Samir Kacimi rend un pouvoir aux marginaux dont l’existence influe grandement sur celles d’Omar et de Halim.
Absence de justice
Au cœur de ces marges, il y a l’absence de justice. « Police, un synonyme de prison dans le dictionnaire d’Omar ». Omar est un petit délinquant qui a déjà fait deux séjours en prison. Ses frères sont détenus pour meurtre. Il est donc naturel pour la police d’incarcérer un personnage comme Omar. En plus du déterminisme social, l’auteur dénonce la violence policière :
« Il imagina tout ça en une fraction de seconde, le plaisir qu’ils prendraient à l’insulter, les coups de pied, les taquets dans la nuque, rien ne les retiendrait puisqu’il avait un casier. Qui le croirait quand il dénoncerait leurs violences, même lui ne croirait pas en ses propres accusations. »
Si on ne peut pas faire confiance au bras armé de la justice, la notion même de justice est absente, car tous les crimes du roman restent impunis. Le viol sur mineur reste un secret que Nissa ne révèlera pas à sa mère. Au crime s’ajoute l’ignorance, voire l’absence de prise de conscience de son statut de victime. Pire encore, Nissa cherche à se construire en liant de manière intrinsèque le sexe et la femme. Les autres criminels quant à eux ne sont jamais découverts ni punis alors que deux personnes meurent. Les enquêtes sont tournées en dérision, l’une conclut à un arrêt cardiaque et l’autre se trompe même sur l’identité du mort. Autrement dit, ce n’est pas l’État qui pourra répondre au besoin de justice face aux violences sociales, puisque dans un cas il en est à l’origine, et dans l’autre, il n’est pas capable de réparer.
Rire pour ne pas pleurer
L’humour permet de dénoncer avec cynisme l’immobilisme de la société algérienne en 2008, tout en abordant les grandes questions existentielles. Alors qu’Halim prépare minutieusement son plan pour se suicider — il s’envoie une lettre à lui-même pour expliquer son geste et faire deux fois la une des journaux, il prend son père dans les bras en guise d’adieu, il a choisi avec précaution l’immeuble du haut duquel il va se jeter… —, il arrive devant l’ascenseur… en panne. Halim est gros, il fume énormément et doit monter quinze étages à pied.
« Il ne pourrait survivre à une telle ascension, c’était certain ! Mourir d’épuisement, l’idée lui plut. Elle le rasséréna et lui donna une peu de courage pour l’ascension, alors il commença par tirer une cigarette de son paquet, une Marlboro. »
Cet épisode est un clin d’œil aux habituelles pannes d’ascenseurs dans les immeubles AADL1, symbole d’une mauvaise gestion et de l’abandon des habitants qui habitent dans ces cités. Et c’est du haut de l’un de ces immeubles que Halim conçoit son plan. L’absence d’horizon le pousse à prendre la décision de mettre fin à ses jours, seul contrôle qu’il peut exercer sur sa vie, seule manière d’exister aux yeux du monde. Or, le suicide reste un sujet délicat à aborder dans le monde musulman.
Article publié dans l’excellent journal en ligne Orient XXI1 avec l’aimable autorisation de l’auteure que nous remercions.