À Avignon en 1990, la ville a baptisé une rue du nom d’un homme dont on sait désormais qu’il fut le responsable direct de la déportation  de dizaines de juifs vauclusiens entre 1941 et 1944. Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour demander un changement de nom de cette rue, afin que cesse l’hommage à un homme, dont la résistance vauclusienne a fait son historien à la fin de l’occupation, ce dernier ayant été emprisonné par Vichy en 1943.


 

Nous avons demandé à Isaac Levendel, qui était encore un enfant quand sa mère fut arrêtée et déportée, et qui a travaillé pour mettre en lumière ce passé obscur, de nous éclairer à notre tour. M. Levendel vit aujourd’hui à Chicago.

Une présentation, en quelques mots, qui êtes-vous, M. Levendel ?

 

J’ai miraculeusement survécu à la Shoah en 1944 à l’âge de 8 ans. Je dois la vie au hasard, mais aussi à la générosité de la famille Stelzer de Carpentras, elle aussi traquée, puis à la bonté de la famille Brès de Sarrians qui n’avait rien à gagner en m’accueillant. C’est la famille Souret qui a commencé à me reconstruire après la Libération. En faisant pour moi, avec leurs faibles moyens, ce que d’autres n’auraient peut-être pas fait, ces gens-là — 15 personnes au total — m’ont, sans le vouloir, fait plusieurs cadeaux supplémentaires : ne pas avoir peur de tendre la main à ceux qui sont différents de moi, ne pas tolérer l’intolérance et me méfier de l’esprit de troupeau.

 

"Daisies - Marguerites" par Isaac Levendel - Dessin
« Daisies – Marguerites » par Isaac Levendel – Dessin 1970

Tout au long de mon parcours professionnel qui a commencé dans un atelier de soudure et qui a culminé avec la direction d’une équipe importante d’ingénieurs, j’ai eu la chance de travailler avec des personnes de toutes origines qui ont fourni une confirmation vivante aux leçons des Stelzer, des Brès et des Souret. Ma récolte a été une collection d’amis dévoués.

Le dessin ci-joint, qui date de 1970 environ, traduit une bonne partie de mes sentiments.

 

Il y a quelques années, la ville d’Avignon a donné le nom d’Aimé Autrand, à une rue de la ville, qualifiant ce dernier d’« historien de la résistance ». Mais ce monsieur Autrand a surtout été un fonctionnaire de Vichy, responsable notamment des listes de citoyens et réfugiés juifs, pour permettre aux autorités de les identifier afin de les déporter. Il est aujourd’hui question de rebaptiser la rue portant son nom, au regard de ce que votre travail et celui de plusieurs citoyens opiniâtres avec vous ont permis de mettre en lumière.1
Pouvez-vous nous dire dans quelles circonstances vous avez eu connaissance du passé de M. Autrand ?

 

Tout d’abord, je me permets de relever l’expression « historien de la résistance ». Dans son livre Le Département du Vaucluse, de la Défaite à la Libération, Aubanel, 1965 (pages 231-233), Autrand se dédie à lui-même plus de deux pages dans la catégorie des « Vauclusiens dont l’action résistante a pu être relevée au cours de la présente étude », alors que l’action de la plupart des autres personnes mentionnées ne compte pas plus de 3 lignes pour chacun ! Il y reconnaît les « attributions particulièrement ingrates » qui lui avaient été confiées, c’est à dire « la direction des affaires de police, comprenant : le contrôle des étrangers, des israélites et celui des armes ». Mais, il n’offre aucune description de ce qu’il y avait fait. Je passerai, en outre, sur la qualité historique de l’ensemble de l’ouvrage.

En 1991, pour la première fois depuis l’arrestation de ma mère, Sarah Levendel, j’ai rompu mon silence et j’ai contacté les Archives départementales de Vaucluse pour apprendre les circonstances de sa déportation. La réponse que je reçois contient deux éléments : son arrestation au Pontet et sa déportation de Drancy par le Convoi N 76. Le directeur des archives, Michel Hayez, n’est cependant pas favorable à me montrer les documents, car ils ne sont pas « nominatifs et personnels ». Ce refus m’incite à faire, en décembre 1991, une demande de dérogation qui se solde par un deuxième refus, de nouveau sur l’avis d’Hayez. Lors d’une visite en janvier 1992, ce dernier me déclare que « nul n’est besoin d’accéder aux archives, car l’histoire de cette période a déjà été faite par Aimé Autrand qui a tout raconté dans son livre ! ». Il faudra presque un an de plus et l’intervention auprès du préfet de Guy Penne, Sénateur-Maire de Sainte-Cécile-les-Vignes, pour finalement desceller les documents, qu’on me laisse enfin consulter en décembre 1992.

C’est alors que je découvre plusieurs surprises. Aimé Autrand avait organisé en juin 1941, le premier recensement des Juifs de Vaucluse qu’il mettra à jour régulièrement. À la Libération, on retrouvera une partie de ces recensements dans le bureau marseillais de Charles Palmieri, un voyou au service des Allemands (Rapport de commission rogatoire au cours de l’instruction du procès de Palmieri en 1945-1946). Ces recensements avaient été utilisés par Palmieri, en 1944, pour la livraison de Juifs à Alois Brunner, son patron temporaire.

En 1942, Autrand avait, lui-même, organisé la rafle des Juifs étrangers du Vaucluse et leur envoi au Camp des Milles, première étape vers leur déportation. Le 24 août 1942, au cours d’une entrevue de coordination, il fournit au commandant de la gendarmerie de Vaucluse, le Chef d’Escadron Tainturier, une liste de 110 Juifs étrangers à arrêter. Envoyés deux par deux en mission, les gendarmes réussissent à accomplir la moitié de la mission qui leur avait été confiée par le Chef d’escadron. Cinquante-cinq arrestations qui se solderont par la déportation sans retour.

Après la Libération, Autrand reprend son service à la Préfecture. Puis, il devient l’historien officiel du département avec accès aux mêmes archives qui me sont refusées.

Mr Hayez, avec lequel je partage ma surprise en décembre 1992, m’explique qu’Autrand avait été « entraîné dans un engrenage, comme c’est souvent le cas ! ». En tout cas, le directeur est bien au courant de ce fameux « engrenage » lorsqu’il fait l’éloge d’Aimé Autrand dans son article Historiens et érudits dans la revue paroissiale Estello (N 213, Hiver 2000) :

« Aimé Autrand, fonctionnaire de préfecture, cultiva sa vie durant le goût des archives au point de classer, l’âge de la retraite arrivé, celles de la ville ; outre des études se rapportant au conseil général, l’ouvrage qui fit date fut le Département de Vaucluse de la défaite à la Libération (1965) ».

Contrairement à l’affirmation de Michel Hayez, l’histoire de cette période n’est pas terminée. Au moins deux questions importantes restent encore sans réponse : Quels sont les auteurs de la déportation, entre la défaite et l’occupation de la zone sud, d’un bon nombre de républicains espagnols réfugiés dans le Vaucluse après la défaite du Front populaire ? Comment l’action économique et sociale systématique du Commissariat général aux questions juives a-t-elle affecté la subsistance des Juifs du Vaucluse ?

Ces deux activités ont sans aucun doute utilisé les dossiers d’étrangers et de Juifs fournis par la division dirigée par Aimé Autrand. L’Université d’Avignon serait la mieux placée pour conduire des études approfondies sur ces deux sujets.

 

Quand votre livre Un hiver en Provence 2 est sorti, comment les révélations qu’il contenait sur le passé de M. Autrand ont-elles été accueillies ?

 

Plusieurs sortes de réactions. Accueil très favorable de la part d’une bonne partie des lecteurs, dont certains avaient connu cette période. Étonnement de la part de la deuxième génération. Hostilité notoire d’une petite partie des notables.

En 1997, à l’occasion de la remise du Prix franco-européen à mon ouvrage, j’ai accepté une invitation au débat à la FNAC d’Avignon. À la suite de menaces à mon égard, un débat houleux s’est déroulé sous la protection de policiers armés devant la porte d’entrée et de policiers en civil dans la salle du débat. Ce débat devait initialement avoir lieu à la mairie d’Avignon, jusqu’à ce que le préposé à la culture se rende compte de la nature localement controversée de mon ouvrage.

Pendant la même année, on m’a rapporté qu’une personne a demandé au préfet de me faire poursuivre en justice, car, juste avant la consultation des archives, j’avais signé l’engagement de ne pas utiliser les documents pour « nuire à l’honneur des individus », engagement que j’avais soi-disant violé en dévoilant l’action d’Autrand pendant la guerre. Le préfet n’a évidemment pas accédé à cette demande.

J’ai cependant été l’invité d’une émission de France Culture pendant le festival d’Avignon. L’Observateur a dédié une page entière à un article encourageant de Zeev Sternhell sur mon travail. Il y a aussi eu quelques interviews incendiaires dans la presse locale.

Un Hiver en Provence (traduction en Anglais : Not the Germans Alone) est devenu un livre de référence dans l’enseignement universitaire. J’en prépare une réédition digitale. Au cours des années, de nombreuses invitations m’ont été régulièrement adressées en France et à l’étranger. Accueil mitigé avec des partisans des deux côtés d’une faille idéologique.

 

Plus largement, pensez-vous que les autorités de la ville, du département, ont protégé M. Autrand qui était devenu une figure de la Résistance, ou ont-elles fait preuve d’ignorance pour qu’on baptise le 21 décembre 1990 une rue à son nom ?

 

Il faut peut-être distinguer deux périodes.

La première est celle qui a suivi la guerre.

À ce moment-là, la réintégration d’Autrand à la préfecture a été faite en connaissance de cause. Une conversation avec M. Cucumel, qui avait été nommé secrétaire de la préfecture en 1944, m’a convaincu qu’il avait repris Autrand en connaissance de cause. Il n’était pas le seul à être au courant du rôle d’Autrand pendant la guerre.

Il faut aussi considérer le désarroi administratif après le départ des Allemands. La région, y compris le Vaucluse, a continué à se battre malgré la Libération ; des anciens collaborateurs armés se terraient dans les collines près d’Avignon ; une justice sauvage régnait encore pendant les derniers mois de 1944. La colère populaire sous la direction d’extrémistes armés se concentrait sur ceux qui avaient nui à la Résistance. Exemple : le préfet du Gard, Angelo Chiappe, est sommairement jugé sans appel et fusillé au début de 1945.

Les institutions récemment mises en place souhaitaient le silence, même dans les cas de crimes moins graves contre la Résistance, afin de pouvoir reprendre le contrôle d’un pays en effervescence. Dans son fameux discours à la radio, le 14 octobre 1944, de Gaulle lance le mot d’ordre avec une des formules percutantes qui lui seront propres. Son gouvernement va refocaliser la vindicte publique sur « une poignée de misérables et d’indignes dont l’État fait et fera justice ».

En 1994, Jean Garcin m’avait appris que Raymond Aubrac, Commissaire de la République à Marseille après la Libération, l’avait envoyé pour faire libérer immédiatement toute personne arrêtée pour collaboration dont le dossier n’était pas encore substantiel. « Si je ne l’avais pas fait, » m’avait-il dit, « il n’y aurait pas eu assez de prisons pour tous les collaborateurs ! » Une conversation avec Raymond Aubrac, chargé en 1944 de la préfecture régionale à Marseille, a confirmé, peu avant son décès, les dires de Garcin et les difficultés dans le rétablissement de l’ordre dans le Vaucluse.

Notons que la préfecture du Vaucluse n’a pas été la seule à étouffer ce genre d’affaires. Le troisième travail que je viens de terminer le démontre bien pour d’autres régions. Il faut ajouter que l’arrestation d’Autrand en septembre 1943, parmi des dizaines d’otages, destinés à mettre le Vaucluse au pas, lui avait fourni un paravent bien commode. Tout cela a favorisé une certaine indifférence.

La deuxième période est celle qui a abouti à la décision de dédier le nom d’une rue à Aimé Autrand en décembre 1990.

À ce moment-là, la vérité s’était estompée avec le passage du temps, et les quelques personnes encore en vie qui étaient au courant ont choisi de se taire.

Le cas de M. Cucumel est notoire. Je lui avais communiqué qu’à l’occasion de mon retour à Paris, j’avais pris rendez-vous avec Max Fischer, le lieutenant du Colonel Beynes, chef du Maquis Ventoux. Je désirais lui parler, car à la Libération, Mr Fischer avait servi brièvement de sous-préfet chargé de l’épuration du Vaucluse. Lorsque, finalement, je me présente à sa porte, un échange a lieu entre nous deux :

M. Fischer : Vous savez, votre visite me cause bien des problèmes…

M. Levendel : Ah, bon ?

M. Fischer : Quelqu’un vient de me téléphoner et m’a conseillé de ne pas vous parler…

M. Levendel : Mr Cucumel ?

M. Fischer : (sourire entendu)

M. Levendel : Mr Fischer, vous êtes assez grand ! Si vous ne voulez pas me recevoir, vous fermez la porte. Par contre, si vous êtes prêt à me parler…

M. Fischer (m’interrompt) : Allez ! Entrez, vous me plaisez !

Ma première question est la suivante : « Aimé Autrand a été réintégré à la préfecture sans aucune enquête de votre part. » Sa réponse est claire : « Arrivé en 1940 et n’étant pas un Vauclusien d’origine, je n’avais pas suivi personnellement le parcours de chaque employé de la préfecture et personne ne m’a mis au courant du rôle d’Autrand ! ».

 

De votre point de vue, est-il utile, sinon nécessaire, que des rues ayant reçu le nom de personnalités telles que M. Autrand soient débaptisées ?

 

Je n’ai aucun doute que des rues comme celles dédiées à Alexis Carrel et à Aimé Autrand devraient être débaptisées. En fait, on aurait dû laisser ces noms disparaître dans la nuit des temps. En tout cas, rétablir nos normes morales est essentiel pour les nouvelles générations. Je me pose cependant une question : pourra-t-on éviter que cette initiative ne devienne une sorte d’alpinisme moral ? Peut-être la proposition simultanée de noms de substitution qui rallieraient une majorité serait susceptible d’atténuer une opposition éventuelle ?

 

Un commentaire sur cette histoire en général ?

 

Une seule pensée : l’histoire est mue par des changements rapides, les événements et les forces de longue durée dont font partie les préjugés de toutes sortes qui viennent souvent de très loin. Freiner des forces de longue durée demande un travail constant pendant de nombreuses générations. Il faudra donc attendre avant que les effets de l’avilissement multiséculaire des Juifs ne s’éteignent, surtout si certains continuent à le nourrir.

 

propos recueillis par Christophe Coffinier

 

Notes:

  1. Voir le film de Waldeck Weisz: , et le livre de Isaac Levendel et Bernard Weisz « Vichy, la pègre et les nazis »
  2. http://www.levendel.com/Hiver/
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Passionné depuis l’âge de 7 ans, de photo, prise de vue et tirage, c’est à la fin d’études de technicien agricole que j’entre en contact avec la presse, en devenant tireur noir et blanc à l’agence avignonnaise de la marseillaise. Lors d’un service national civil pour les foyers ruraux, au sein de l’association socio-culturelle des élèves, c’est avec deux d’entre eux que nous fondons un journal du lycée qui durera 3 ans et presque 20 numéros. Aprés 20 ans à la Marseillaise comme journaliste local, et toujours passionné de photo, notamment de procédés anciens, j’ai rejoint après notre licenciement, le groupe fondateur de l’association et suis un des rédacteurs d’Altermidi, toujours vu d’Avignon et alentours.