Dans ma chambre, pour la première fois depuis Le Grand Confinement, j’ai ouvert ma fenêtre en grand, le paysage est entré tout entier dans ma chambre. Après trois jours de tempêtes, le soleil est revenu, hier soir après la pluie, la chaîne des Pyrénées avait fui l’horizon, une grande lanière blanche avait traversé le ciel entre deux haies de nuages. Et je m’étais dit : les arbres et les fleurs se moquent bien du grand vent, les intempéries n’empêcheront pas l’arbre à papillons de sortir ses bourgeons, ni les pâquerettes et les tulipes d’occuper le terrain, ni les minuscules véroniques sauvages d’ouvrir leurs corolles bleues invisibles à l’œil nu.
Dans ma chambre aujourd’hui je pense au manque de farine dans les restaurants, aux Français qui se lancent dans la pâtisserie, et je me demande ce qu’il en est de nos amis de Pologne, d’Allemagne, de Belgique, de nos étudiants de Chine, de Turquie et d’ailleurs. Je pense à une amie de maman qui compte ses dimanches sans restaurant, bientôt le quatrième, doit-elle se dire. Nous avons appris à cuisiner une tarte aux pommes avec une seule pomme, à découper une quiche pour quatre repas, à tenir quatre jours avec une tranche de pain de mie, à nous demander la veille quels légumes on cuira le lendemain pour ne rien laisser perdre, à prévoir de garder les quignons de pain en vue d’un pain perdu. La peur de manquer est entrée en nous, supprimer un repas, se demander combien, quand et comment l’on mange, tel est notre lot, finie la relation machinale à la nourriture, chaque geste contient son propre empêchement, chaque geste a gagné en conscience.
Et je me dis :
Est-ce que nos gestes ne seraient pas redevenus sacrés ?
Ce matin enfin, ma tante a reçu sa livraison Maximo mensuelle, je commençais à m’inquiéter. Elle ne mange pas de produits frais, que des boîtes de conserve, je lui dis, tu vas attraper le scorbut, elle me répond, j’ai vu la guerre ! C’est rien ! Je te dis que c’est rien ! Et nous voilà parties d’un fou rire, je la taquine, attention Tata, tu manges bien l’intérieur des conserves, pas la boîte ! J’aime bien rire avec toi, répond ma tante, tu sais, quand je suis seule, je ris aussi, mais parfois je pleure … C’est Jean qui rit Jean qui pleure !
Dans la cuisine, pour la première fois depuis Le Grand Confinement, j’ai découvert un arbre dans un chou-fleur. Le chou-fleur était là devant moi, coupé en deux avec le grand couteau à pain, et sur sa tranche un baobab est apparu. Puis j’ai coupé chaque branche, et chaque branche contenait un nouveau baobab, à l’identique, et ainsi de suite. Et je me suis dit :
Il va falloir faire entrer le Tout dans notre espace amoindri, expérimenter un changement d’échelle. Il va falloir entrer dans un micromonde.
Découvrir un arbre dans un chou fleur.
À l’heure des forêts interdites
À l’heure où le silence manque
Avant le Grand Confinement nous mangions l’illimité
Sans penser qu’on pourrait manquer
Aujourd’hui on sait qu’on peut manquer
On mange avec la conscience des limites
On discute
On négocie
On se restreint
On sait quel effort ça demande d’approvisionner nos besoins
On sait le sacrifice de celles et de ceux qui travaillent dans la distribution, qui partent au travail la peur au ventre, et leur famille toujours inquiète.
Simone Weil écrivait : « il n’est pas bon, ni que le chômage soit comme un cauchemar sans issue, ni que le travail soit récompensé par un flot de faux luxe bon marché qui excite les désirs sans satisfaire les besoins ».
Et je me dis :
Bientôt, ferons-nous clairement la différence entre le désir et le besoin ?
Je t’assure c’est facile, dit maman, tu mets quelques pommes de terre au micro-ondes, 7 minutes, tu les pèles et tu les sers avec un yaourt, de l’ail et du persil, ça te fait un repas. Mon frère lui a porté des sacs de provisions, elle les a vidés avec des gants en plastique, il est resté sur le palier pendant qu’elle sortait le contenu des sacs sur sa terrasse pour qu’ils décontaminent toute la nuit à l’air libre. La mère et le fils ne se sont pas parlés, puis il a repris ses sacs vides et l’a appelée plus tard au téléphone. C’était le 1er avril, le traditionnel jour des farces, pourtant ce n’était pas une farce.
Et je me dis :
Si on nous avait dit qu’un jour nous vivrions cela, est-ce que nous l’aurions cru ?
« En ce moment même, des êtres humains sont menés malgré eux, par chaque seconde qui s’écoule, à ce qu’ils ne peuvent supporter et devront pourtant supporter », écrivait Simone Weil en 1941. « Le politique exige crédulité et obéissance, qui permettent de faire les hommes agir et pâtir terriblement », écrivait Paul Valéry. Veillons à ce que notre assignation à résidence ne nous ôte pas toute excuse.
Dans la cuisine, pour la première fois depuis Le Grand Confinement, je me dis que nous venons d’un monde qui n’est pas si loin, ce monde contenait la misère, la catastrophe, la peur de manquer. Dans les campagnes, la peur de manquer nous fut transmise par nos aînés, qui alignent au fond des caves les conserves du jardin, « de quoi tenir un siège », disent-ils. « On ne manque de rien », disent ceux qui ont connu la guerre. À l’entrée des garages, on suspend des Pères Noëls, dieux d’abondance laïcs pour conjurer la peur, prières à des hivers de jeunesse éternelle qui valent bien nos printemps incertains. Une arrière-cousine orpheline qui avait eu faim dans l’après-guerre est devenue énorme, pour oublier la boue, la peur, le froid et le sac à goûter vide, tous les jours cinq kilomètres à pied dans la forêt sur le chemin de l’école quand elle était petite. Dans le monde d’avant le Grand Confinement, elle organisait chaque mois de grands banquets où les invités oubliaient ce qu’ils avaient mangé, tant ils peinaient à engloutir sans faim.
Chérie, tu te souviens de ce qu’il y avait comme dessert ? Papa avait posé la question de sa voix voilée, il se tenait le ventre au retour d’un banquet, l’air un peu perdu.
Une tarte aux mirabelles ! avait répondu Laure.
Dans la cuisine, pour la première fois depuis Le Grand Confinement, je me souviens qu’au début, des troupeaux vidaient des étals du Super U le lundi matin, lingettes, biscuits, fruits, légumes, et chez Aldi on ne trouvait plus ni lait ni vitamine le lundi après-midi. Au début du Grand Confinement, tu étais entré dans une boulangerie, j’avais oublié le goût du paumé aux pommes, j’avais oublié qu’il pût y avoir des paumés aux pommes.
Nous savourerions en conscience l’unique paumé aux pommes
L’unique paumé croustillant
Pensant à tous ceux qui pour l’instant n’en auraient pas
À tous ceux qui ne pourraient plus jamais en avoir
Et ce serait comme un partage et une prière
Une prière de l’immanence
En savourant l’unique paumé aux pommes qui craque doucement sous la dent
Ce serait comme si c’était le dernier
Comme si la vie pouvait s’arrêter là
Il faudrait écrire un poème sur tous ceux qui ont vidé les rayons des supermarchés
Les premiers jours
Et je me dis :
Leurs ventres avaient-ils besoin d’être si pleins pour créer tant de vide?
La peur de manquer s’est ajoutée aux peurs que nous avions déjà. Elle s’est ajoutée aux peurs légitimes, aux peurs pour notre survie. Elle a été créée de toutes pièces par le Grand Confinement.
Et je me dis :
Quand pourrons-nous nous réapproprier nos peurs, faire le tri entre celles qu’on nous fabrique et celles qui sont à nous ? Quand veillerons-nous à ce qu’on n’ampute pas nos rêves ?
Au début du Grand Confinement, au fond du placard nous retrouvions de vieilles boîtes de conserves abandonnées qui avaient un goût de paradis. Bientôt, même les confitures de cerises aigres que tu ne touches jamais te paraîtraient bonnes. Tout nous paraîtrait bon,
parce que nous sommes vivants,
nous n’avons que notre vie et nous n’en avons pas d’autre,
nous n’avons que notre corps et nous n’en avons pas d’autre,
nous n’avons que ce monde et nous n’en avons pas d’autre.
Lydie Parisse
Derniers ouvrages parus : L’Opposante de la presqu’île (roman) : www.domens.fr Les voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain : librairie@classiques-garnier.com