L’homme se fait contrôler au cours Gambetta, à Montpellier. Il n’a pas d’attestation de sortie. Amer, il en profite pour dénoncer le coiffeur « clandestin » de chez qui il sort, qui est alors verbalisé à son tour, lui et les clients encore présents dans son salon au rideau pourtant tiré. En Bretagne, un autre verbalisé dépité dénonce pour le coup un couple de touristes qui a loué un appartement alors que c’est interdit. Les forces de l’ordre sévissent et les touristes sont amendés et renvoyés chez eux.


 

Deux événements, parmi tant d’autres (les services de police et de gendarmerie se disent surchargés d’appels de justiciers anonymes), qui amènent à se questionner. Comment juger ces attitudes ? On sait bien que, dans le passé, il y a toujours eu des hommes et des femmes pour dénoncer. Durant la période de la Grèce antique, c’était devenu une véritable profession (les sycophantes) et, sous la Révolution française, la dénonciation au nom du bien public était appréciée, reconnue et valorisée.

On peut trouver sur la toile des modèles de lettre tout faits appelés : « Dénonciation anonyme de faits pouvant constituer une infraction pénale ». La dénonciation pourrait, selon le site (Ooreka droit) se définir comme « un acte visant à alerter les autorités judiciaires de l’existence d’une ou plusieurs infractions ». C’est au procureur de la République qu’il faut s’adresser (la CAF, les Finances et la répression des fraudes, entre autres, reçoivent aussi leurs lots de courriers), et on peut ne pas donner son identité (la dénonciation sera malgré ce bien prise en compte).

Pourtant, on ne manque pas de qualificatifs bien sentis à destination des délateurs : rapporteurs, collabos, cafards, mouchards, indics, cafteurs, balances, donneurs, corbeaux… C’est que la délation est coupable par définition, comme le confirme le dictionnaire, elle est avant tout une dénonciation intéressée et méprisable. Par contre, dénoncer est beaucoup plus neutre. Il faut savoir que la non-dénonciation d’un crime est presque toujours une faute morale. Quand il s’agit d’un enfant martyr, victime de mauvais traitements ou d’abus sexuels, elle est même obligatoire.

En France, quelque part, il faut reconnaître que l’Occupation nous a profondément marqués. Après tant de dénonciations de résistants, de juifs, de clandestins auprès de la Gestapo ou des autorités de Vichy, après la Libération, l’idée même de dénonciation est devenue repoussante. Comment avons nous pu être capables, en tant qu’humains, de commettre tout cela ? Et puis surtout, comment admettre que l’on puisse recommencer aujourd’hui ? Il y aurait bien quelque chose de plus profond, il resterait un problème jamais vraiment résolu, une perpétuelle instrumentalisation de l’interprétation du bon et du mauvais par l’autorité, l’Etat, l’institution, le pouvoir en place. Il y aurait toujours un responsable, une solution simpliste, un coupable idéal tout désigné, qui s’ajouterait donc aux intérêts personnels, aux émotions, pour déclencher et rendre nécessaire la délation vis à vis de ce qui est interprété comme une ignominie.

Selon le médecin psychiatre et psychanalyste Jacques Hassoun, le délateur « croit en l’autorité qu’il sert », il s’exprime toujours au nom de la justice, mais d’une justice définie à sa manière, dans le but surtout de régler ses comptes personnels, qu’ils soient motivés par l’idéologie, l’intérêt, la vengeance ou la frustration.

Comment valider la pertinence d’un choix dans ce mélange de paradoxes ? La délation est méprisable, c’est reconnu unanimement, mais on la commet quand même. On peut en conclure que la personne qui écrit, témoigne, téléphone pour signaler un comportement qu’elle estime ignoble, le considère bien comme une attitude intolérable, non conforme à celle qui est attendue parce que préjudiciable pour tout le monde, et pour des raisons qui, si elles sont aujourd’hui sanitaires, peuvent être autres (fraude fiscale, nuisances sonores, trafic de drogue, prostitution, etc.). Mais une des composantes essentielles de l’acte délateur est de rester en position de sécurité, de ne courir aucun risque personnel, d’où l’anonymat. Persuadés de faire le bien pour tous et intéressés par l’éventuel bénéfice personnel à en retirer, nos délateurs œuvrent donc, sciemment et efficacement, en toute lâcheté.

La question essentielle se trouve autour de la pertinence de ce bien commun qui serait censé habiter les décisions d’Etat et qui justifient la délation. Comment peut-on et a-t-on pu justifier les déportations, les taxes en tous genres, la misère sociale et les mesures répressives qui suivent les décisions politiques au point d’être prêt à dénoncer son voisin dans la mesure où il ne s’y soumettrait pas ? Peut-être peut-on discuter alors des capacités moyennes de discernement, des facultés d’analyse et de compréhension individuelles des techniques de manipulation aujourd’hui employées. Si notre voisin délateur n’est pas fondamentalement mauvais, il est alors aussi victime, et de cela il serait certainement judicieux d’en débattre davantage…

Thierry Arcaix

Photo : Joachim Arcaix, 23 avril 2020

 

Avatar photo
Thierry Arcaix a d’abord été instituteur. Titulaire d’une maîtrise en sciences et techniques du patrimoine et d’un master 2 en sciences de l’information et de la communication, il est maintenant docteur en sociologie après avoir soutenu en 2012 une thèse portant sur le quartier de Figuerolles à Montpellier. Depuis 2005, il signe une chronique hebdomadaire consacrée au patrimoine dans le quotidien La Marseillaise et depuis 2020, il est aussi correspondant Midi Libre à Claret. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages dans des genres très divers (histoire, sociologie, policier, conte pour enfants) et anime des conférences consacrées à l’histoire locale et à la sociologie.