La réalisatrice Alexandra Dols et la psychiatre Samah Jabr, évoquent le documentaire Derrière les fronts. Résistances et résiliences en Palestine, projeté à Martigues. Une oeuvre forte qui circule partout en France et examine les conséquences psychologiques de l’occupation sur la population palestinienne.
La rencontre organisée récemment au Cinéma Jean Renoir de Martigues (13) par le Collectif Palestine est née d’un voyage effectué en août dernier par des militant-e-s. « Un groupe local formé de médecins et d’infirmières a commencé à réfléchir sur la meilleure façon d’aider les professionnels palestiniens de la santé en allant voir sur place quels étaient les besoins, les personnes sont revenues avec des projets dont l’un était le soutien psychologique, notamment pour les enfants des camps de réfugiés » explique Thierry Louchon, membre du Collectif Palestine de Martigues, « on s’est dit que la meilleure façon d’avancer était de faire venir Samah Jabr et de discuter avec elle ».
Psychiatre, psychothérapeute et écrivaine, Samah Jabr ne sépare jamais son travail du contexte de l’occupation qui agit sur les corps et les esprits : « c’est difficile de visibiliser les dommages psychologiques, j’écris sur ce sujet mais faire voir ça à travers le cinéma, c’est quelque chose de précieux » souligne-t-elle en saluant la qualité du documentaire d’Alexandra Dols. « Le mot « résilience », on le met un peu à toutes les sauces, il est beaucoup utilisé, en France en tout cas, pour dépolitiser les situations, par exemple dans le cadre du management patronal, des souffrances au travail » explique la réalisatrice, « j’avais aussi entendu Barack Obama, après l’ouragan Katrina qui disait « de toute façon, les gens de la Nouvelle Orléans sont résilients, sous entendu, il n’ y a pas forcément besoin de mettre du budget pour les aider à se reconstruire ». Ce mot, Alexandra l’ a redécouvert avec une autre épaisseur chez le Dr Samah Jabr qui « clairement, faisait des liens entre cette question psychologique et celle du contexte politique, non pas pour prendre en compte uniquement la santé psychique d’un individu mais faire des va et vient entre l’individu et le collectif. Donc, je l’ ai mis dans le titre, justement parce qu’il y avait une approche critique de cette notion qui peut être utile pour nous en France ». En Palestine existe un concept proche de celui de résilience : le « sumud » , « mais il est aussi utilisé quelquefois pour minimiser les responsabilités » précise la psychiatre, « je veux rappeler que ce sont des qualités dynamiques et pas statiques, ça change avec le temps : on peut faire des choses pour nourrir ou pour abîmer la résilience des individus ou d’un collectif ». Pour Samah Jabr, « on voit dans le film comment le contexte pathologise l’individu et abîme son bien être, mais au lieu de mettre les étiquettes sur le contexte, c’est l’individu qui prend les étiquettes, ce qui le rend encore plus isolé, vous tombez aussi dans le problème de médicaliser la personne ».
« Je ne suis pas seulement psychiatre »
La médicalisation à outrance pour exempter la situation politique de toute responsabilité et la faire porter aux seuls individus, Samah Jabr s’ y refuse. Et pour mieux se faire comprendre, elle utilise un cas que l’on peut rencontrer quotidiennement dans des pays qui ne sont pas en guerre : « si une femme est abusée, est-ce qu’on lui donne un anti-dépresseur pour que sa colère et sa souffrance soient anesthésiées et on ne dit rien du contexte? Il y a plusieurs définitions du trauma, celle que je préfère est la plus courte : « la crise de l’impuissance », quand la personne perd sa capacité d’agir envers sa situation ». Je fais tout ce que je fais pas seulement parce que je suis psychiatre, je suis aussi citoyenne palestinienne, dans ma réflexion sur la situation j’ ai le cerveau du psychiatre qui s’occupe des gens et le cerveau d’une Palestinienne qui essaie de faire face à cette situation, qui essaie de ne pas perdre sa capacité d’agir, c’est mon travail comme psychiatre, comme écrivaine, comme quelqu’un qui essaie d’expliquer la Palestine à des gens à l’extérieur ».
Et dans ce domaine, il reste encore beaucoup à faire, pour ne pas donner l’image d’un « conflit israélo-palestinien » où les deux camps seraient renvoyés dos à dos ou pour ne pas voir la situation à travers le seul prisme religieux. En ce sens, le témoignage d’un archevêque de l’église orthodoxe qui figure dans le film n’est pas le moins fort : » ce que j’ ai trouvé très intéressant, c’est que c’est un représentant religieux, un Palestinien qui éclaire et déconfessionnalise la question, il dit clairement que ce n’est pas un problème entre juifs et musulmans comme beaucoup de médias essaient de nous le faire croire pour masquer la dimension coloniale de la situation » explique Alexandra Dols, « pour lui, il faut que tous les Palestiniens et Palestiniennes puissent se rendre à Jérusalem, la capitale, et pas forcément pour prier, mais aussi pour aller travailler, se balader ». La réalisatrice qui « offre » une image saisissante de ce quotidien dans son film résume cela d’une formule : « au check-point, chrétiens ou musulmans sont tous des Palestiniens ».
S’il fallait une autre illustration du caractère non fondé de l’assimilation du conflit à la dimension religieuse, les propos de Samah Jabr la fournirait : « il y a quelques mois on m’a demandé si la Palestine pouvait être un déclencheur de la radicalisation ici en France ». Selon la psychiatre qui a » révisé toute la littérature » sur le sujet, la Palestine a fourni le plus petit contingent de combattants aux sinistres tueurs de Daech… « moins que la Belgique ».
« La métaphore du souffle »
Libre à chacun évidemment d’interpréter ce film qui n’ a pas besoin de faire couler le sang pour donner à voir sa force et sa richesse. Mais il ne s’agit pas d’une affaire qui ne nous concernerait que de loin. Comble de l’audace, on peut même le trouver plus important que les tribulations du couple Meghan-Harry… »Derrière les fronts » nous interroge sur les situations d’humiliation, les entraves à la liberté de circuler sur sa propre terre. « A l’époque, on appelait ça l’internationalisme, pour moi ça reste d’actualité » confie Alexandra Dols, « dans le film j’ ai essayé de développer la métaphore du souffle. Frantz Fanon (1) dit que si les peuples se soulèvent, ce n’est pas parce qu’ils font des études ou quoi que ce soit, c’est parce qu’ils ne peuvent plus respirer. Cette question du souffle était présente aussi dans mon esprit, parce que, en France ou aux Etats-Unis, on dénonce les violences policières, il y avait le slogan aux Etats-Unis : « I can’t breathe » (je ne peux plus respirer).
La nécessité vitale de respirer passe aussi par la possibilité pour les Palestiniens d’échapper aux représentations diabolisantes élaborées par le pouvoir israélien, mais aussi par nombre de médias « occidentaux ». Samah Jabr évoque ainsi « un grand article dans le Guardian qui décrit la culture des Palestiniens comme une culture de mort ». On est même parfois pas loin de l’idée que les Palestiniens sacrifieraient leurs propres enfants pour « la cause ». Une idée qui indigne Samah Jabr: « Les enfants palestiniens n’ont pas besoin de jeter une pierre pour se faire tuer, ils sont tués dans leur maison comme quand le bombardement de Gaza a écrasé des milliers de maisons et tué 500 enfants en quelques semaines en 201: comme la plus grande part de la terre palestinienne est occupée, il n’ y a pas d’espace de jeux et les enfants qui forment 47 % de la population jouent dans les rues, je pense que dire qu’il faut fermer les maisons et empêcher les enfants de sortir, c’est aussi une forme d’accusation »
Il ne reste plus au film qu ‘ à poursuivre sa route au fil des multiples projections-débats organisées dans des cinémas qui n’ont pas peur de se confronter au monde tel qu’il est. Le DVD est déjà sorti et Alexandra Dols ne cache pas son prochain objectif : « une diffusion à la télé francophone, ça va être difficile mais la carte que je peux jouer, c’est le succès populaire, le fait que les gens en parlent, qu’il y ait cet élan des spectateurs pour pousser ». A Martigues, en cette soirée du 9 janvier, l’élan et l’affluence étaient là. Et en mai, le Collectif Palestine local organisera des initiatives « avec plusieurs organisations juives anti-sionistes françaises et israéliennes. » précise Thierry Louchon, « il y a à la fois des juifs religieux en Israël, qui, au nom de leur religion, sont formellement opposés au sionisme et à l’existence même de l’Etat d’Israël et il y a aussi des organisations anticolonialistes constitués de juifs israéliens qui se battent aux côtés des Palestiniens pour faire reconnaître leurs droits ».
En ce sens, la phrase de Samah Jabr prend toute sa force : « La solidarité dont on a besoin, c’est celle de gens qui ont le même système de valeurs parce qu’on peut trouver des personnes qui soutiennent la cause palestinienne , mais pas pour les bonnes raisons »
Morgan G.