Le souvenir reste indélébile. Leila avait 24 ans lorsqu’elle s’est fait avorter à l’aube, un samedi à Rabat, boulevard Mohamed V.


Une plaque à peine visible dans un immeuble ouvert où la consigne était stricte et claire en cette fin des années 80, qualifiées alors d’années de plomb :  » Monter au second étage en toute discrétion, à pas de velours pour ne pas éveiller les soupçons des voisins. Ne rien dire à personne. Ne pas parler une fois, entré. Puis quitter les lieux pour partir très vite, de préférence accompagnée par une personne sûre  » . Dans la salle d’attente, le médecin soumet en silence des papiers à valider. Le but étant de se prémunir de tous effets secondaires, hémorragie ou mort post-opératoire. Leila signe sans lire, le risque est déjà à son maximum. L’acte est alors rapide, chirurgical, sans anesthésie générale, douloureux, infiniment douloureux, mémorablement violent …


1400 avortements par jour …

Près de 30 ans plus tard, le cas de Leila apparait comme une goutte d’eau dans la vaste marée de celles, nombreuses, qui risquent encore leur vies, parce que n’étant pas libres de leur corps, de leur maternité. Dans tout le Maroc, les femmes sont toujours aussi nombreuses à subir le même acte clandestin. 800 avortements par jour, selon les chiffres officiels. 1400 selon une étude publiée par le site américain « Fact slides », appuyée des estimations de l’Association marocaine de lutte contre les avortements clandestins (Amlac).

En tout, ce sont 511 000 interventions par an comptabiliséés là où le nombre annuel de naissances dans le pays est estimé à 655 000 (2013).

Selon l’Amlac, l’intervention coûte en moyenne entre 1500 et 3000 dirhams, un business clandestin qui rapporterait entre 767 millions et 1,5 milliard de dirhams par an (75 à 140 millions d’euros). Car, contrairement à la Tunisie qui l’autorise depuis 1973 (jusqu’à 3 mois de grossesse), au Maroc l’IVG est interdite, seul l’avortement dit « thérapeutique » est autorisé. Et, même dans ce cas-là, il faut des preuves tangibles.

A défaut, le Code pénal inflige jusqu’à 2 ans de prison à toute femme qui se fait avorter. De 1 à 5 ans à toute personne pratiquant un avortement sur autrui. De 10 à 20 ans en cas de décès de la patiente et jusqu’à 30 en cas de récidive. Ici, 35 % des marocaines âgées de 15 à 49 ans ont eu recours au moins une fois à l’avortement et la pilule du lendemain n’a été autorisée qu’en 2008. Alors que les relations extra-conjugales sont passibles de prison ferme, on estime à 50 000/an, le nombre de naissances hors mariages. Enfin, 13 % des cas de mortalité maternelle marocaine seraient liés à l’avortement.

Tous hors la loi :

Une situation désastreuse qui n’alarme pas pour autant les accoucheurs de lois

Un piètre bilan qui n’alarme pas pour autant les politiques. En janvier 2016, le conseil du gouvernement marocain prévoyait d’élargir le droit à l’avortement aux cas de viol, d’inceste ou de malformations et maladies incurables du fœtus. Mais le fameux projet de loi n’a toujours pas été adopté par un Parlement conservateur et plutôt sourd au réel danger sanitaire.

Le gynécologue et président de l’Amlac, Chafik Chraïbi reste cependant optimiste en déclarant via le site de sa structure active : « La loi ne peut qu’évoluer surtout après la mobilisation d’associations, dont la nôtre ». Même si cette révision du code pénal voit le jour un jour, l’avortement dans le cas d’une grossesse tout simplement non désirée, demeure passible d’emprisonnement conformément à l’article 453 du code pénal marocain.

En l’absence d’une IVG légale (Interruption Volontaire de Grossesse), on estime à 26 par jour le nombre de bébés abandonnés, recensés aux quatre coins du Pays. Un chiffre qui reste en deçà de la réalité lorsqu’on sait que d’autres corps de bébés disparaissent, tués, enterrés ou évacués dans la mer.  Lorsqu’ils ne sont abandonnés, vivants dans les rues. Et ce, sans compter le taux de suicide des jeunes filles enceintes désemparées à l’idée d’une expulsion du domicile parental et de la fameuse « honte » sociétale….

En 2018, la justice marocaine a poursuivi 14 503 personnes pour débauche, 3048 pour adultère, 170 pour homosexualité et 73 pour avortements. Le 23 septembre dernier, de nombreux intellectuels et membres de la société civiles marocaine se mobilisaient suite à l’affaire Hajar Raissouni. Lançant une tribune des 470 marocaines et marocains hors la loi à l’instar du manifeste des 343 salopes (1971). Co-rédigé par l’écrivain Leila Slimani, la publication de ce texte coïncidait avec la troisième audience du procès de Hajar Raissouni.

L’affaire Hajar Raïssouni a relancé le débat sur les libertés individuelles au Maroc

Laissez les hommes et les femmes adultes et consentants s’aimer si tel est leur désir. Occupez-vous de votre propre santé physique et morale, faites le bien et foutez la paix aux autres. Personne ne vous a mandatés pour aller faire le bien dans le sens de la vertu ! 

Tahar Ben Jelloun

Hajar Raïssouni, une journaliste graciée par le Roi

 

Il a fallu un mois et demi de détention, de nombreuses manifestations et pétitions avant que la journaliste Hajar Raïssouni (Quotidien : Akhbar AlYaoum) ne puisse sortir de la prison de Salé-Rabat.

 

Arrêtée le 31 août dernier, avec son fiancé, son gynécologue, un anesthésiste et une secrétaire médicale à la sortie d’un cabinet médical de Rabat, Hajar était jugée le 30 septembre dernier au tribunal de la capitale impériale. Écopant d’un an de prison pour « avortement illégal, relations sexuelles illégales, et débauche », la journaliste dénonce de son côté, un procès d’affaire politique, infligé suite à la diffusion de ses articles relatifs aux détenus du Hirak (mouvement de contestation dans le Rif marocain).

Elle n’a cessé d’expliquer qu’elle s’était rendue à ce cabinet médical pour y être soignée suite à une hémorragie interne. Dans ses projets, Hajar Raïssouni devait d’ailleurs épouser son fiancé cet automne, après avoir déjà officialisé religieusement, les fiançailles. Également arrêté, le fiancé a écopé d’un an de prison ferme. Le gynécologue, de deux ans fermes. L’anesthésiste d’un an avec sursis, et la secrétaire de 8 mois avec sursis. Tous ont été graciés par le roi Mohamed VI, le 16 octobre dernier et libérés à ce titre.

Vague d’indignation salutaire

 

Durant la période de ce procès du scandale, dénué de preuves d’accusation, la journaliste a témoigné dans une lettre via le quotidien où elle travaille : « avoir été interrogée en garde à vue sur ses deux oncles. L’un, idéologue islamiste connu et l’autre éditorialiste d’Akhbar Al-Yaoum, réputé pour sa plume acerbe », ajoutant : « Je vais vers mon destin le cœur brisé et la tête haute ».

Cette affaire a entraîné une vague d’actions et d’indignation au Maroc par les organisations de défense des Droits humains, par Amnesty international, human rights Watch ou encore via les réseaux sociaux, par le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (M.A.L.I) et du militant des droits humains Salah El Ouadie.

Elle a également interpellé le prince Moulay Hicham, cousin du roi Mohammed VI installé aux Etats-Unis, qui a apporté son soutien, évoquant : « une violation des droits constitutionnels de la jeune femme dans un pays portant le slogan de l’Etat de droit ».

Parallèlement, 150 journalistes ont lancé une pétition de solidarité contre les campagnes diffamatoires, un sit-in était organisé devant le tribunal de Rabat durant le procès, etc.

Le cas de Hajar interpelle à plusieurs titres. Diplômé de droit, la jeune fille, engagée alors dans une association religieuse créée par un de ses oncles, MUR (Mouvement de l’unicité et de la réforme), a travaillé durant deux ans au quotidien Attajdid, du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste).

Puis, elle s’interroge, se distancie avant de rejoindre son autre oncle, éditorialiste à Akhbar Al-Yaoum où elle couvre divers évènements sociétaux. Elle se savait sous surveillance avant son arrestation. Pieuse, elle se défendait néanmoins d’être islamiste. La condamner pour « avortement », relevait donc d’un non sens.

Force est de constater que cette nébuleuse affaire a relancé le débat sur les libertés individuelles des femmes autant que sur celle des journalistes, au Maroc.

 

 

 

Graciée par le roi M6 avec son compagnon, son gynécologue, l’anesthésiste et la secrétaire, Hajar Raïssouni le 16 octobre à sa sortie de prison de Salé.

H.B.

 


Sources : Amlac, Tel Quel, pétition « Hors la Loi »

Ndlr : Graciés par le Roi Mohammed VI il y a deux semaines, la journaliste Hajar Raissouni et son fiancé Rifaat Al Amine ont établi leur acte de mariage ce jeudi 31 octobre.


 

H.B
Journaliste de terrain, formée en linguiste, j'ai également étudié l'analyse du travail et l'économie sociale et solidaire. J'ai collaboré à différentes rédactions, recherches universitaires et travaillé dans divers domaines dont l'enseignement FLE. Ces multiples chemins ailleurs et ici, me donnent le goût de l'observation et me font aimer le monde, le langage des fleurs et ces mots d'André Chedid : «Cet apprentissage, cette humanité à laquelle on croit toujours».