Bourdieu, Marx, Gramsci, Poulidor, Eddy Merckx, Bienvenue chez les Ch’tis, Belmondo : quel rapport ? Eh bien, justement, ils se retrouvent tous (avec quelques autres) dans la conférence gesticulée d’Anthony Pouliquen, intitulée « Parce qu’il existe plusieurs Jean-Paul Belmondo ? Une autre histoire des classes sociales ». En gros, la conférence gesticulée, très prisée dans le secteur de l’Education populaire, c’est comme une conférence… mais en plus marrant.
Question de forme où le fond n’est pas absent. Et en plus, ça peut attirer du monde, comme ce fut le cas à la fin du printemps à la MJC de Martigues (13) : une centaine de personnes (des profs certes car l’événement était organisé dans le cadre de l’Université de printemps du syndicat SNU IPP-FSU 13, mais pas que).
Mêlant histoire personnelle (celle d’un fils d’ouvrier devenu, presque à l’insu de son plein gré, membre de la « petite bourgeoisie intellectuelle » grâce à des études supérieures) et grande histoire, cette conférence gesticulée, née en Bretagne, circule dans toute la France. Ancien directeur d’un centre social dans le Finistère, Anthony Pouliquen explore son vécu, de son amour d’enfance pour les films avec Jean-Paul Belmondo et la série des Rocky à la rencontre avec sa compagne. Comme tant d’autres (Annie Ernaux, Didier Eribon, Edouard Louis… ), Anthony Pouliquen décrit le choc culturel entre son milieu d’origine et celui qu’il a fréquenté durant ses études. Où il découvre (surprise), qu’il y a « plusieurs Jean-Paul Belmondo », celui des débuts où il tourne avec Godard (A bout de souffle, Pierrot le fou) et celui des années 1970-1980 (Le Professionnel et tant d’autres). A la question d’un prof, « Quel est votre acteur préféré ? », Anthony Pouliquen avait simplement répondu « Belmondo », ignorant tout des choix esthétiques et de l’ampleur que recelait la question. Ce qu’un étudiant, issu d’un autre univers culturel, se fit fort de lui rappeler. Les anecdotes ont parfois une importance qu’on ne soupçonne pas.
A travers cet épisode, le conférencier mesure le fossé qui sépare la « culture populaire » de la « culture légitime », ce qui le conduira plus tard à un questionnement majeur sur les classes sociales et leur rapport à la culture. De Belmondo au Bourdieu de La distinction, en somme… avec « le cul entre deux chaises », comme l’illustre la présence des dites chaises sur scène. C’est le sort, inconfortable mais pas forcément désespérant, de celles et ceux que certains appellent « les transfuges ».
« Quand les pauvres sont en guerre, les vrais riches sont en paix »
Le sociologue Pierre Bourdieu a montré que les goûts ne sont pas une simple affaire individuelle qui échapperait à toute analyse, contrairement à ce que laisse entendre la formule, « des goûts et des couleurs on ne dispute pas ». Anthony Pouliquen illustre la chose avec l’accueil contrasté réservé au film de Dany Boon, Bienvenue chez les Ch’tis, immense succès public mais peu goûté selon lui par « la petite bourgeoisie intellectuelle ».
Selon le conférencier-gesticulateur, « les prolos ont aimé ce film pour les valeurs de solidarité populaire qu’ils y ont trouvées : un franc-parler mais aussi un sens de la coopération, de l’entraide et l’humanité qui ressort de ces personnes : ils ne sont pas simplement allés voir des imbéciles heureux mais sont allés se renforcer ». De cette fracture entre deux univers pourtant proches socialement et économiquement, Anthony Pouliquen tire un enseignement politique : « depuis une cinquantaine d’années, la disjonction de classe, notamment sur fond d’enjeux culturels, a quelque chose de dramatique car quand les pauvres se font la guerre, les riches, je veux dire les vrais riches, sont en paix ».
Comme au football, « la bataille va se jouer au milieu de terrain », souligne le conférencier, chez ce que d’autres appellent « les classes moyennes ». « Le basculement de la petite bourgeoisie intellectuelle vers le prolétariat, c’est peut-être ce qui est en train de se jouer sur les ronds-points » remarquait-il à l’heure où le mouvement des gilets jaunes battait son plein.
Alors, quel rôle pour la culture dans tout ça, une fois qu’on a pointé les limites de la « démocratisation culturelle » chère à Malraux ? « La démocratisation culturelle, c’est malgré tout l’idée que nous sommes responsables de notre trajectoire sociale, puisque l’Etat, avec son engagement démocratique met à notre disposition tous un tas de biens culturels (les musées, les théâtres, etc…). Si on ne fait pas l’effort et si on reste en bas de la pyramide, qu’on ne vienne pas ensuite se plaindre » relève Anthony Pouliquen, « je ne critique évidemment pas les pratiques individuelles : quand Anatole (fils d’un couple d’enseignants, Ndlr), 8 ans, me fait découvrir Baudelaire, je trouve ça magnifique. Quand Cécile (son épouse) m’a trainé à Paris pour voir une exposition consacrée au douanier Rousseau (au début je croyais que c’était une expo qui rendait hommage à la Compagnie Créole (rires)), j’ai trouvé ça super. Ce que je critique, c’est l’hégémonie de cette approche de la culture, c’est le fait que soixante ans de politiques culturelles menées par tous les gouvernements successifs, de droite comme de droite (rires) ont véhiculé uniquement cette conception de la culture. Si on fait un sondage pour demander ce qu’est la culture, on aura comme réponse « l’art » et encore, certaines formes d’art. Cela veut dire que le syndicalisme, la paysannerie, les cultures populaires ne font plus partie de la culture ».
« Quand les hommes et les femmes s’éduquent ensemble »
La « démocratisation culturelle » n’étant pas parvenue à combler le fossé des inégalités, quelle réponse apporter ? Pour l’ancien directeur de centre social, aujourd’hui membre de la coopérative… elle peut s’appeler : « l’éducation populaire ». Sauf que le problème avec « l’éduc pop’ », c’est justement « son nom » qui laisse entendre qu’une « élite éclairée » aurait pour mission de convertir le bon peuple à l’art, comme certains avaient jadis la mission d’évangéliser les êtres encore dans les « ténèbres ». Pour Anthony Pouliquen, « c’est la forme qui est populaire, les hommes et les femmes s’éduquent ensemble ». Un programme expérimenté à travers des « racontoirs » organisés dans le Finistère (29). Le principe : réunir des chômeurs, ouvriers, employés, professeurs, artistes et les embarquer dans un projet commun qui suit la méthode R.A.T.O. « R » pour récits, « A » pour analyses, « T » pour transformation sociale et « O » pour objet d’interpellation, en l’occurrence la création d’un spectacle, une pièce de théâtre où les participant(e)s ont pu « découvrir le grand mensonge que constitue le chômage ». Grand mensonge, soit « l’idée que, pour le pouvoir, le chômage serait un problème, un drame national ; on a réussi à comprendre que le chômage n’est pas l’absence de rationalité du système capitaliste, il en est la rationalité. Le chômage n’est pas un problème : il est la solution. Et si on veut combattre le chômage, il va peut-être falloir combattre le capitalisme ».
Et pour cela, le conférencier gesticulateur propose de « revitaliser l’idée du bloc historique proposée par Gramsci « (*). Soit, dans l’époque actuelle : « l’alliance entre les deux cœurs sociologiques de la gauche qui me tiraillent. Je crois qu’aucune de ces deux classes seule, n’aura la force, l’énergie de faire changer le cours des choses, j’aimerais que, partout en France, se développent des « forges d’éducation populaire » où ces deux classes pourront se rencontrer, construire du commun. Cela fait maintenant 15 ans que j’essaie de définir l’éducation populaire : pour moi c’est cet ensemble d’initiatives plus ou moins coordonnées, plus ou moins bordéliques qui permet la construction d’une classe révolutionnaire. La classe révolutionnaire, c’est celle qui s’est érigée à la Libération, aujourd’hui nous sommes sur les épaules de géants et il ne tient qu’à nous de reprendre le flambeau ».
N.P.
notes:
(*) Antonio Gramsci (1891-1937). Philosophe et fondateur du Parti communiste italien (PCI)