Chronique d’été 2019.
Revenons vite à la fiction pour éviter de sombrer dans la perspective des abysses de la réalité, dans le trou noir de l’effondrement économique qui inspire l’oeuvre vertigineuse de Don DeLillo, ou la série Bug d’ Enki Bilal faisant suite au sommeil du monstre. « L’inquiétude est le nom que nous donnons à ce siècle neuf, au mouvement de toute chose dans ce siècle. » écrit Camille de Toledo. Peut-on revenir à la fiction sans fuir ? Eviter le deuil des enfants tués à Paris au Bataclan, sur l’île d’Utøya, à El Paso ou à Dayton…
Dans Le Petit Eyolf, Ibsen nous dit que pour les parents la mort de l’enfant n’a rien de fortuit. Mais pour les autres, dont les enfants ne sont pas tués, les enfants morts sont des enfants frappés par un tragique quotidien. Dans sa tour d’ivoire Montaigne ne se souvenait plus du nombre de ses enfants disparus. Alors une question se pose : Les Français ont-ils vécu le décès bien réel de Steve, comme celui de leur propre enfant ?
Lorsque le président américain refuse de s’interroger sur les ventes d’armes, il accepte les tueries en tant qu’événement gérable. On en déduit que le meurtre participe d’une stratégie prévisionnelle. Et quoi qu’on en pense, Trump, n’est qu’un révélateur de cette logique politique prospective.
En ce moment historique précis, les données concrètes persistent. Elles se convertissent en motif dramatique récurrent. Au regard des manifestations qui sévissent à Hongkong, des tueries aux Etats-Unis, des affaires d’Etat en France, de la canicule qui bat tous les records dans le monde, du fossé qui se creuse entre les différentes couches sociales de notre époque…
Pour la fiction, il faut revoir d’urgence le film Cosmopolis, l’adaptation du roman éponyme de Don DeLillo (l’auteur qui a anticipé l’effondrement du WTC) réalisé par David Cronenberg. Un parfait reflet de nos pulsions modernes, dans un monde où chaque chose a un prix et prône une valeur mathématique. Oui mais voilà, la mathématique a négligé l’asymétrie, la chute du yen secoue les marchés financier et d’un coup la société se désagrège. Cela ne modifiera en rien l’itinéraire d’un golden boy déshumanisé qui a décidé d’aller chez son coiffeur.
L’ère du capitalisme touche à sa fin, et le chaos s’installe peu à peu. Les empires financiers qui vont s’effondrer feront beaucoup de dégâts pour tenter de renaître. Au passage, notre bulle d’égo cadenassée pourrait bientôt faire « Pop » comme une bulle de savon. Alors autant se mettre dans la disposition de vivre la fiction, celle d’un autre monde.
Le flower power du XXIe siècle, ne sait pas encore de quoi sera tressée sa couronne… C’est à nous d’inventer !
JMDH
Extrait de Falling Man de Don DeLillo
« Un homme pendait là, au-dessus de la rue, la tête en bas. Il portait un costume classique, une jambe était repliée en l’air, les bras ballaient le long du corps. On apercevait à peine le harnais de sécurité qui sortait de son pantalon par la jambe tendue et qui était fixé à la rampe ornementée du viaduc.Elle en avait entendu parler, de cet artiste de rue qu’on désignait comme l’Homme qui Tombe. Il était apparu plusieurs fois au cours de la semaine passée, à l’improviste, suspendu à tel ou tel immeuble, toujours la tête en bas, en costume, cravate et chaussures de ville. Il les rappelait, bien sûr, ces moments terribles dans les tours en flammes, quand les gens tombaient ou se voyaient contraints de sauter. (…)
La circulation s’était pratiquement immobilisée, maintenant. Il y avait des gens qui lui criaient des choses, indignés par ce spectacle qui mimait la désespérance humaine, le souffle ultime et fugace d’un corps et ce qu’il contenait. Qui contenait le regard du monde, pensa-t-elle. Il y avait là quelque chose d’atrocement clair, une chose que nous n’avions pas vue, la chute d’un corps unique qui entraîne un effroi collectif, un corps tombé parmi nous tous ».
Editions Actes Sud.