Mithtkal Alzghair invente une danse des corporéités travaillées par le contrôle et la résistance
Soudain Sabine s’est arrêtée. Crispée. Tétanisée. Sabine ne peut plus avancer. Elle a peur. Elle l’avoue. Sabine est Gilet jaune. Institutrice en lutte contre la loi Blanquer. Récemment Sabine s’est faite violemment arrêter alors qu’elle distribuait des tracts à un péage. Sans y être en rien préparée, elle a connu la brutalité veule d’hommes violents en bande organisée – soit la police du régime macronien, désormais en roue libre, enivrée de son sentiment d’impunité.
Sabine a peur désormais dès qu’elle voit un uniforme. Un camarade marocain nous confie : « Les Français, faites attention. Ce type de peur est typique d’un régime de dictature, que j’ai connu chez moi. Normalement, elle ne devrait pas exister dans une démocratie ». La scène qu’on vient de relater remonte au vendredi 5 juin à Montpellier. Sabine y participait à un rassemblement protestant contre la charge policière de Nantes, qui vit quatorze jeunes danseurs poussés à se jeter au fleuve, dans un assaut par armes de guerre. Dont Steve, lui acculé à la noyade.
Vendredi à Montpellier, un cortège semi improvisé parvenait à atteindre le commissariat de police. Et c’est là que nous avons pu observer l’état paroxystique de Sabine, apercevant les forces de (le dés)ordre institué. Et là, on a repensé au spectacle de l’avant-veille au soir à Montpellier Danse. Soit la création de We are not going back, par Mithkal Alzghair.
Ce jeune chorégraphe syrien connaît l’expérience de l’exil. Il a aussi eu l’opportunité de baigner rapidement dans un environnement artistique très contemporain de bon niveau, alors qu’il était accueilli par la formation exerce du Centre chorégraphique national de Montpellier. En quelque sorte son geste serait un pur produit hybridé, entre son bain culturel originel syrien et son expérience européenne.
Quel rapport avec la Gilet jaune Sabine ? Avec le danseur techno Steve ? Avec les manifs de protestation qui, d’ailleurs, se forment sur le parvis de l’Opéra-Comédie, tandis qu’y accourent des spectateurs festivaliers, et que les deux groupes s’ignorent absolument, dans une indifférence parfaite, irréfléchie, lisse – ce qui en dit tellement sur la place des choses de l’art, telles qu’elles fonctionnent à l’heure actuelle…
Le rapport ? Il serait à établir peut-être moins avec les cas tendus à l’extrême de la Gilet jaune Sabine, et fatal au jeune raver Steve. Le rapport serait plus quotidien. Souvent, ici, là, sans qu’on sache trop le pourquoi, le comment, souvent sans qu’on y prête attention, voire qu’on s’en rende même pas tout à fait compte, notre corporéité se teinte d’un trouble dans le monde. Une gêne fugitive. Un vague malaise. Une crainte obscure. Autant d’impressions qui ne s’expliquent, ni même se décrivent trop bien.
Sur fond de contrôle généralisé, au rythme de la dictature obsessionnelle des technologies de communication, en proie à l’inanité des actes consommatoires, la vacuité des relations, dans un quotidien qui tisse notre état de sujétion, le corps répond, au croisement du mental et du physique, par un murmure de trouble, aussi discret que très profond.
C’est cette consistance politico-existentielle qu’il nous a semblé entrapercevoir dans la pièce de Mithkal Alzghair. Elle ne nous parle pas de Syrie circonscrite, ni ne relate une factualité constituée. Cette pièce, dit le chorégraphe, trame la façon dont « notre corps se forme jour après jour à un système de contrôles, de normes et d’interdits ». « Dès lors – poursuit-il – notre existence est dépendante du choix des gouvernements et des machines de pouvoir, d’acter sur notre sort ». Et, espère-t-il néanmoins, « nous continuons à vivre dans une utopie de liberté et d’égalité ».
Les cinq corps engagés dans We are not going back – il faut donc dire : les cinq personnes ; les corps, ce sont des personnes – n’arrête pas de recommencer l’espace, comme non ouvert, ni fermé. Leurs avancées se font jusqu’à mi-terme, comme très discrètement empêchées par l’épaisseur des vibrations de l’espace où ils sont immergés. Leur énergie est très homogène, et ils tournoient dans des retournements, des contre-plans, où se vrille le rapport entre leurs ceintures scapulaires et pelviennes.
Il y a de la houle, comme malaxée, où des gestes suspendus finissent par s’exaucer dans des brassées collectives, à relancer. C’est une procession politique de vivre. Dans l’enchevêtrement disputé, consenti, peut s’esquisser la fresque, le bas-relief humain. Distribution. Redistribution. Regards qui nous sont adressés. Cela creuse. Cela prend. Cela inquiète. Mais s’adapte. Voire apaise.
Quoique sans rien de l’élan fracassant dont on fait les soit-disant « grandes pièces », We are going back s’approche au plus près de la notion de bio-politique, qui charpente les corporéités contemporaines. C’est très fort.
Gérard Mayen
Spectacle vu le mercredi 3 juillet 2019 au Théâtre de Grammont, dans le cadre du Festival Montpellier danse.