Eszter Salamon et Boglàrka Börcsök assument pleinement d’inventer leur nouvelle mémoire d’une artiste qui nargua Hitler, avant que l’histoire préfère l’oublier presque totalement Le grand public ignore ce point : avant les audaces américaines d’après-guerre, la danse moderne dut l’essentiel de son développement aux inventions des danseurs allemands des années 20 et 30. Beaucoup durent fuir le régime nazi. Mais une fois dépassée la tragédie, un énorme refoulement se produisit. Il fallait tout oublier de ce qui y avait conduit. Au point d’oublier aussi ceux qui s’étaient battu contre la montée du nazisme.
Bilan : de toute cette période, c’est finalement Mary Wigman qui s’en tira avec le moins de dégâts pour sa notoriété. Cela, alors même qu’elle resta en Allemagne après 1933 et se compromit dans l’application des lois anti-juives dans sa propre activité de chorégraphe. Aujourd’hui, Eszter Salamon tient à souligner cela, et à le mettre en rapport avec la relégation dans un quasi oubli, de la figure incandescente de Valeska Gert.
Tenant un cabaret dans le Berlin pré-hitlérien, Valeska Gert innovait dans toutes les dimensions de son art de danseuse. Provocatrice, déterminée à pointer l’insupportable dans la société qui l’entourait, cette artiste fut une pionnière à maints égards. Or, depuis quelques années, la chorégraphe Eszter Salamon s’emploie à dresser des « monuments » – ainsi les appellent-elles – à des aspects ou des personnalités sous-évalués de l’histoire de la danse au XXe siècle.
Pour son cinquième essai du genre, la chose débute par une référence étayée à « l’art dégénéré » – en fait l’art d’innovation et de recherche – que les nazis s’employèrent à stigmatiser et anéantir. Le moment n’est pas à la plaisanterie, quand soudain, dans la salle, un nouveau-né s’emploie à faire ses gammes, entre babils et vociférations. Pour le restant des spectateurs, c’en est exaspérant. Mais ça n’en finit pas, au point que peu à peu un doute s’installe. C’est comme si la performeuse entrait en dialogue avec le bambin perturbateur. C’est une histoire de rythmes, d’échos, de résonances.
On se fait une raison. Le faux bébé – c’en était un – se révèle être Boglàrka Börcsök, la partenaire en scène d’Eszter Salamon. La pirouette dramatrugique est délicieuse. Elle nous éveille beaucoup aussi, quant à ce qu’il faudrait peut-être savoir écouter, de fondateur, d’essentiel, d’enfoui au coeur et à la base de tout, dans le premier langage désarticulé d’un enfant en bas-âge. Les bonnes conventions du rapport scène-salle justifient-elles de censurer cette force première, dans un art qui refuserait de se laisser encaserner ?
Les artistes viennent donc de se mettre à deux pour provoquer une situation à partir de ce qu’elles savent et entendent projeter de Valeska Gert. Autrement dit : elles n’entendent pas nous faire croire qu’elles représentent cette artiste quatre-vingts ans après. Qu’elles l’imitent. Non. Elles en inventent leur propre mémoire vivante. L’entreprise est lucide, qui rappelle chacun à son devoir d’histoire, ses choix de récits, ses privilèges, ses omissions. Lucide aussi, en ce que l’archive reste très rare sur l’action scénique effective qui était celle de Valeska Gert (même si la documentation est satisfaisante quant à son parcours et son discours, à commencer par ses propres écrits autobiographiques, conservés et publiés).
Le percement de cette brêche fictionnelle est notamment permise par le fait de s’y prendre à deux, pour évoquer une seule et même grande soliste. Salamon est très connue en France par un certain public, au profil CCN de Montpellier, époque Monnier. Elle impressionne en taille et en présence. Sa partenaire, quoique d’une acuité magnifique, est plus menue, juvénile et en tout cas nous la découvrions à cette occasion. Valeska Gert n’est qu’une solution à partir d’elles deux, c’est de l’ordre d’une échappée qui les dépasse, non un aplatissement dans l’entre-deux d’un moyen terme.
A partir de là, des tableaux se succèdent, avec une formidable maîtrise de l’espace – en partie monumentalisé – du rythme et des transitions, qui déroulent et relancent ; également du rapport à la salle, très ouvert. Des actions, on ne sait en quelle proportion elles répliquent ce que furent celles de Valeska Gert dans son cabaret berlinois, ou bien celles de pure invention contemporaine. En tout cas, elles ont une assurance, une clarté de trait, une variété de tons, qui impressionnent.
On ne peut tout citer ce ces éclats qui se succèdent. Une grande ligne de basse est le travail vocal qui s’inaugurait avec l’enfant terrible évoqué plus haut. Borborygmes, onomatopées, cris d’animaux, stridences, vocalisations de haute gamme : tout un langage se développe à la marge de la raison raisonnante et raisonnable du discours construit de l’ordre accepté. Il y a du défi lancé par le corps tout entier, dans cette affaire.
A un moment, il va s’agir de nettoyer la salle de l’esprit bourgeois susceptible d’y régner. Torchons en main, les deux artistes font mine d’astiquer les fauteuils, mais aussi d’agiter l’air, mais encore clarifier l’attitude des spectateurs. Cela passe subrepticement par un glissé de torchon dans l’entrejambe, suggestif et fulgurant, pour se finir en énigmatiques silhouettes de femmes voilées. Ce très rapide croquis est ici consigné pour suggérer la conjugaison de l’étrangeté du motif, la sagacité du propos politique, l’excellence du rendu scénique.
Ailleurs, on aura été touché par le magnifique nu allongé, comme estompé au lointain, chargé, surchargé, d’une Valeska un moment accablée, posant en modèle pour étudiants, alors que réfugiée aux USA, elle connaît la misère après avoir été star. Cet autre grand moment : l’énoncé endiablé de la liste interminable de tout ce dont le peuple se voit dorénavant libéré : « le peuple est libéré des obligations militaires – le peuple est libéré de l’exercice du droit – le peuple est libéré de toute responsabilité fiscale – le peuple est libéré de toute apparition en scène – le peuple est libéré d’utiliser les transports en commun aux heures de pointe – le peuple est libéré de la famille », etc.
Car enfin, dans ces corps insurgés se diffractent les accents d’un dadaïsme non exempt d’utopies. On en est réjoui, même s’il est à considérer que la forme merveilleusement savante travaillée par ce spectacle le voit confiner à un genre d’excellence docte, assez éloignée des l’exubérance bouillonnante du personnage qu’il s’emploie à éveiller (croit-on pouvoir imaginer).
Gérard Mayen
Photo . Montpellier Danse Eszter Salamon